Libraire générale et internationale Gustave Ficker (p. 31-39).


CHAPITRE II


Les lois congolaises. — Respect apparent de l’acte de Berlin. — Ordonnances et circulaires. — Protection des indigènes dans la région civilisée. — Justice apparente. — Les missions. — Les inspecteurs d’État. — Mme Sheldon.


« Ce n’est pas tout de tailler, il faut coudre », disait Catherine de Médicis.

La première chose dont on eut souci, ce fut de se mettre à l’abri des critiques toujours à craindre de la part des rivaux et de montrer à l’Europe une assez grande déférence apparente pour que la commission de contrôle instituée vaguement sur le papier n’eût pas à fonctionner effectivement.

On rédigea donc un Recueil administratif où tout était soigneusement prévu, à commencer par la hiérarchie, de la classe A à la classe J, les costumes en grande et petite tenue, établis en un détail carnavalesque et puéril, enfin les lois civiles et criminelles et les règlements de service. Tous les gens employés par le gouvernement furent et sont encore munis de ce volumineux bouquin, rédigé en français de la rue Haute de Bruxelles, afin que nul n’ignore la loi telle que l’Europe en sous-entendait l’application dans le nouvel État.

Les sociétés concessionnaires furent tenues pro forma au même respect des lois. Si leurs agents ne furent pas pourvus de l’intéressant recueil administratif, ils furent amplement inondés d’une littérature préventive et comminatoire, sous forme de circulaires qu’ils devaient copier et émarger et qui les invitaient, sous peine de révocation sans rapatriement, au respect le plus absolu des lois et règlements de l’État. Toute infraction, en sus des conséquences qu’elles entraînaient pour le coupable devant les tribunaux, lui valait un désaveu formel de la part de la société pour laquelle il s’était mis dans un mauvais cas, car les crimes des agents n’ont jamais eu pour but que le bénéfice des sociétés. Les ordres verbaux des directeurs, les demandes constantes de production, démentaient les écrits. En résumé, il ne fallait pas, quoi qu’on fît, se faire prendre. C’est ce que les Congolais appellent le système du parapluie ; tout comme en Chine, ils ne pensaient qu’à « sauver la face ».


Ces dispositions écrites et surabondamment commentées furent appuyées par des pratiques humanitaires jusqu’au ridicule dans la région côtière et le long du grand fleuve, partout où les étrangers pouvaient circuler ou séjourner. De Banane au Pool, une voie de fait, une injure même à l’adresse d’un noir entraîne la condamnation d’un blanc d’une façon tellement certaine, que la racaille noire qui pullule dans les centres européens d’une certaine importance s’est créé l’industrie de porter les Européens à la colère pour en tirer des dommages et intérêts dont ils vivent.

La même procédure se reproduit le long du fleuve où circulent nos compatriotes du Congo français et les Allemands du Cameroun et dans les environs des missions, surtout des missions anglaises et nord-américaines, dont l’influence est sourdement hostile au régime actuel.

La raison de tout ceci est fort simple ; d’abord le pays était en réalité usurpé aux Portugais dont, selon la coutume des chancelleries européennes, les droits sur le cours du Zaïre étaient incontestables. Ils possédaient des factoreries à Banane, à Noki, à Matadi, à Tumba, et leurs agents esclavagistes parcouraient le pays depuis quatre siècles. L’échec des tentatives de Serpa-Pinto avait réveillé le regret de ne point avoir uni le Mozambique au Benguela.

Des maisons anglaises et hollandaises trafiquaient à la côte et les Français de Brazzaville déploraient le retard sans lequel Stanley se fût trouvé en présence de notre drapeau planté sur la rive gauche du Pool.

Il y avait donc hostilité latente contre le nouvel État dont les hommes d’action manquaient d’expérience coloniale et devaient faire appel à des gens de toutes origines pour mettre le pays en exploitation ; il ne fallait donc, à aucun prix, prêter le flanc à la critique dans les endroits où pouvaient passer et séjourner des étrangers, témoins éventuels dont les intentions pouvaient être hostiles.

D’ailleurs, ce souci des apparences ne quitta jamais le souverain et ses interprètes. Dès que des critiques furent publiées en Angleterre, la justice congolaise se mit à fonctionner avec entrain, cherchant des boucs émissaires de qui les châtiments, d’ailleurs très mérités, furent publiés à grand orchestre, afin de démontrer, en réponse aux campagnes de la presse britannique, que les noirs étaient implacablement protégés selon la lettre de l’acte de Berlin et les plus sévères principes d’une humanité à laquelle présidait un souverain civilisateur.

On envoya même des commissions d’enquête dont la dernière plus qu’extraordinaire ne mit pas six mois à vérifier dans toute l’étendue de l’État un ensemble de faits dont chacun eût demandé au bas mot deux mois d’investigations. Partie en juillet 1904, elle revint à Anvers en mars 1905, nous aurons l’occasion de lui consacrer quelques lignes à la fin de ce livre.


Parallèlement, on eut souci de constituer des témoins favorables, les missions religieuses d’abord, auxquelles il fut accordé des immunités complètes et dans le voisinage desquelles on s’abstint de rançonner les indigènes. Toutefois, quand d’aventure les ministres de Dieu s’aventuraient dans les zones de récolte, on les en faisait déloger. Par exemple, en 1894, des missionnaires vinrent installer leurs pénates à Moniéka dans l’Équateur, sur le territoire d’une grande société concessionnaire ; on les fit boycotter par les villages ; ils ne reçurent aucuns vivres, ils ne purent recruter des travailleurs ; la faim les contraignit de quitter les rives inhospitalières de la Bussira, au grand contentement des factoriens qu’ils empêchaient de récolter selon la bonne formule pratique. Mais l’État lui-même eut toujours soin de traiter favorablement les religieux de tous ordres et de tous cultes.

Les voyageurs de marque furent traités avec les plus grands égards. Le dernier exemple est celui de Mme Sheldon. Voici ce que dit notre témoin, M. G. N…, au sujet de cette dame qui, après quatorze mois de séjour au Congo, s’en déclare enchantée et promet un compte rendu détaillé de ses observations :


J’ai eu l’honneur d’être présenté à Mme Sheldon, dame américaine des plus respectables qui, par loisir, voyage en des pays barbares.

Par politique, Mme Sheldon fut non seulement autorisée, — superfétation si l’on considère la lettre de l’acte de Berlin, — mais chaudement et royalement recommandée. Elle voyagea dans les rivières sur les steamers de l’État, fut reçue et logée par les commissaires de district, annoncée dans les postes où elle se rendit ; on en fit, à son insu, le témoin utile à opposer aux Burrows, aux Morel, aux Fox Bourne, sincères mais mal documentés et suspects d’intentions.

Par politesse, Mme Sheldon, qui fit un voyage à la Catherine II, doit un livre, qu’elle annonce. Elle l’écrira loyalement, et il sera faux d’un bout à l’autre, nous l’annonçons d’avance, en nous promettant de le démontrer sur le texte quand il paraîtra.

Mme Sheldon nous offrira la description d’un mirage, rien de plus, et nous rétablirons la vérité.


Pour parfaire l’ensemble des mesures de précaution, on créa les inspecteurs d’État.

L’État du Congo est divisé en districts administrés chacun par un commissaire responsable envers le gouverneur général, résidant à Boma, où il représente le souverain.

Au-dessus des commissaires, on plaça des inspecteurs d’État chargés de surveiller l’administration dans tous ses détails. Ces hauts fonctionnaires ont le droit de tout voir et d’aller partout.

En réalité, ils ne voient jamais que ce qu’on veut bien leur montrer. Le long du fleuve, ils sont signalés par le télégraphe et le téléphone. Là où ces moyens d’avertissement n’existent pas, les chefs de poste s’entre-préviennent de l’arrivée de l’inspecteur que la télégraphie nègre signale d’ailleurs très précisément.

Les indigènes ont sur leurs tam-tams un langage conventionnel très complet. Ils répètent leurs avis de village en village avec une promptitude déconcertante : on ne surprend jamais personne dans ces pays.

De sorte que quand un inspecteur ou tout autre fonctionnaire arrive dans un poste ou dans une factorerie, il y trouve tout en règle, il n’y voit ni prisonnier de contrainte par corps, ni corvée illicite, ni nègre bavard, ni fusil absent ; il rédige, avec la meilleure foi du monde, des rapports totalement inexacts… dont on se sert à Bruxelles pour contredire les critiques et rétorquer les accusations… Les apparences sont sauvées : C’est tout ce que l’on demande au Congo !…