Terre d’épouvante/IV
CHAPITRE IV
Nous entrons dans le vif du drame.
Lorsque le souverain reçut l’investiture de son empire ou plutôt les titres de sa propriété, il jeta toute sa fortune dans cette aventure pour trouver en une exploitation intensive les bénéfices énormes qu’il voyait en ses rêves rapaces d’avare inassouvi. Mais il ne tarda pas à constater que ses propres ressources ne suffiraient pas à la mise en valeur d’un domaine aussi vaste, présentant de toutes parts des richesses accumulées par des siècles de non-exploitation sur une terre d’exubérance.
Il fit donc appel aux bonnes volontés des financiers de son entourage. Il chargea l’un de ses aides de camp, qui lui sacrifia sa carrière militaire, de stimuler les bonnes volontés et de représenter ses désirs. Cet officier, payé d’ingratitude comme tous ceux qui ont aidé le souverain dans son œuvre néfaste mais lucrative, se révéla financier hors de pair et organisateur de premier ordre. L’humanité peut lui demander compte des millions de vies humaines qu’il a fait sacrifier aux cotes des valeurs congolaises : il faut reconnaître qu’il fut l’instigateur de la grande navigation du fleuve, de la construction du chemin de fer et au préalable de l’exploration des affluents inconnus du Congo sur les rives desquels il fit trouver des dividendes et des droits de sortie dont le souverain profita plus que personne.
Les sociétés concessionnaires, dont la formule remonte au roi Henri IV[1] et à l’initiative de Sully, furent dotées de pouvoirs vraiment féodaux sur les bassins des affluents du Congo, tels que le Ruki, le Lopori, l’Ikilemba, la Mongala, le Lomami, etc. Les agents principaux des sociétés furent investis des fonctions d’officiers de police judiciaire, c’est-à-dire qu’ils étaient juges entre les noirs et leurs agents coupables d’avoir molesté ceux-ci dans l’intérêt de la Société.
Donner aux noirs une telle juridiction, c’était les livrer au bon plaisir de leurs seigneurs, munis ainsi du droit de haute et basse justice, comme aux pires époques de notre moyen âge.
On conçoit combien les Européens avaient peu de raison de se gêner dans les exactions dont le souvenir a laissé une telle trace dans l’esprit des indigènes, que leur premier geste à l’aspect d’un Européen est désormais un mouvement de fuite.
Dans une factorerie située sur l’un de ces cours d’eau, en 1903, la pluie d’abord, puis l’exécution de certains travaux, mirent à découvert un ossuaire d’où l’on tira des centaines de squelettes. Là, autrefois, opérait un agent dont nous pourrions donner le nom, et dont la coutume était de dire que, dans les razzias, lorsqu’on lui blessait un homme il en tuait cinq et quand on lui en tuait un, il en sacrifiait dix, n’importe lesquels. Quand un village était en fuite et qu’il réussissait à faire des prisonniers, hommes, femmes ou enfants, il leur attachait entre les doigts des mèches soufrées qu’il allumait, afin que la torture arrachât à ces malheureux le secret de la retraite de leurs fugitifs.
Nous avons sur cet individu, qui n’est pas une exception, un témoignage plus récent et plus précis.
31 mai 1903. — … Pourquoi faut-il que cette journée soit assombrie par un crime, le premier que je voie ici ? Les hommes du poste ramènent le chef nègre Soke, dont le village est voisin. Ce rebelle, pour éviter de fournir du caoutchouc, s’est réfugié sur la rive opposée avec la plupart des siens. On le confie à une sentinelle intelligente chargée de le tuer en route sous prétexte de tentative de fuite. Ce sont les mœurs du pays. « Sans cela, pas moyen de travailler », affirme l’Européen qui donne cet ordre barbare.
Un autre individu usait de moyens de destruction différents. Nous lisons :
19 janvier 1904. — Un nommé X… a été appréhendé et conduit au chef-lieu de district. Il avait pour habitude de faire avaler les toxiques de sa pharmacie aux chefs de villages, mauvais pourvoyeurs de son magasin et de son garde-manger. Au chef-lieu, il s’est défendu comme un beau diable. Bien instruit d’une foule d’histoires concernant un peu tout le monde, il a obtenu le silence en le promettant. On l’a relâché !
Il est bien entendu que nous ne parlons que de choses vues. Si nous voulions citer tous les faits connus du même genre, nous pourrions donner à cet ouvrage les dimensions d’un épais in-folio. D’ailleurs, les agents de l’État ont aussi leur part de crimes, comme on en peut juger au greffe de la prison de Shinkakassa, où sont incarcérés les boucs émissaires. Tel, ce sous-officier qui fut mis en détention préventive pour avoir oublié deux nègres qu’il avait attachés à des palmiers et qui moururent après quarante-huit heures d’exposition. Il bénéficia d’un non-lieu en mai 1904, son cas n’ayant point semblé digne d’intéresser les juges. Voici un autre cas :
6 janvier 1903. – À quatre heures, arrive un steam de l’État, porteur d’un lieutenant allant prendre le commandement de la région. Il paraîtrait qu’un jour il fit amarrer deux nègres dans la rivière pour qu’ils fussent mangés par les crocodiles.
C’est maintenant qu’il nous faut parler des véritables crimes, des crimes permanents et commis, non par les Européens, mais par leurs auxiliaires indigènes, dont on va cependant jusqu’à oser nier l’existence. Crimes dont les Européens sont responsables, nous l’avons déjà dit, puisqu’ils les connaissent, les tolèrent et en profitent.
Ces auxiliaires, dénommés sentinelles (centries) ou capitas, sont les missi dominici des blancs dans les villages qu’ils terrorisent grâce à une violation formelle de la loi congolaise sur l’armement des factoreries.
Le capita est un noir qui consent à travailler, non pas pour la solde infime qu’il perçoit mais pour les exactions qu’il peut commettre dans les villages qu’il est chargé de surveiller et qui sont presque toujours d’une autre tribu que lui.
On peut juger du salaire des noirs par les lignes qui suivent :
5 avril 1903. — Payement d’une dizaine d’hommes à fin de contrat à raison de cinq pièces de tissu pour un an, d’une valeur, sur place, de 20 francs. Ajoutons à cela 365 mitakos de ration, soit 36 fr. 50, si l’on évalue le mitako à 10 centimes, ce qui est exagéré, 5 francs de matabiche (gratification) pour les bons sujets, et le travailleur ne coûte que 60 francs environ par an.
Son contrat porte pourtant 13 ou 10 centimes par jour, plus une ration évaluée à l’État à 1 mitako par jour, soit 36 fr. 50 + 36 fr. 50 = 73 francs. Les sociétés, pour qui tout est bon, raflent donc une quinzaine de francs au minimum à leurs auxiliaires noirs. Il est vrai que ceux-ci n’ajoutent aucune importance au salaire donné par l’Européen. Ils se payent sur l’indigène.
Et ils se payent rudement.
Il leur faut d’abord des femmes et des boys pour leur service, une bonne case, de la viande, des noix et de l’huile de palme, du poisson, des poteries, des nattes, des bananes. Les noirs sont insatiables. Tout le village est mis à contribution par eux ; les femmes et les boys leur servent fréquemment à faire avec leur village d’origine, un très réel trafic d’esclaves, sous les yeux mêmes des Européens et très souvent par les moyens de transport de ceux-ci : chaque noir qui s’embarque sur un steamer a toujours une famille très nombreuse. S’il a plusieurs femmes, on peut tenir pour certain que, sauf une, il vend les autres lorsqu’il est arrivé à destination.
Le capita est donc bien un tyran. Quand par hasard les indigènes osent parler librement, ils se plaignent avec amertume de ces résidents, témoin ces deux citations datées de deux localités fort distantes l’une de l’autre, et au cours d’un voyage d’inspection auquel notre ami participait.
26 août 1903. — À midi trois quarts, fin de l’étape, à M… Les indigènes de ce village se plaignent tellement des exactions du capita, que l’on met celui-ci en état d’arrestation provisoire. Il ira ailleurs, car c’est un bon récolteur.
Quelques jours plus tard :
6 septembre. — On est de retour à midi à N…, d’où l’on repart à trois heures pour s’arrêter, deux heures après, à D… Grande assemblée de chefs, plaintes nombreuses contre les capitas. Ceux-ci sont changés sur l’heure, car la récolte est en baisse dans les villages qu’ils sont chargés de contrôler.
Quelquefois, les capitas vont si loin dans la rapine, qu’ils font fuir leurs administrés.
27 août 1903. — À trois heures, arrivée au très beau poste de M. X…
Il se plaint que la récolte de son secteur est nulle. Les survivants des populations décimées se sont enfuis de l’autre côté des rivières S… et Y… dans des marécages effroyables où ils sont à l’abri des poursuites. Il accuse, à juste titre, les capitas de son prédécesseur, de véritables assassins, des « débrousseurs », comme on dit céans.
Nous pourrions multiplier à l’infini nos citations ; nous en sommes expressément sobre, par esprit de synthèse.
Quand les capitas sont bien pourvus de personnel et de vivres, ils songent à faire rentrer les contributions destinées au blanc. On a calculé que, sur cent travailleurs dont dispose un village, soixante-dix étaient occupés à satisfaire aux exigences du capita et trente à celles du blanc. Celui-ci requiert, selon le cas, du caoutchouc, du copal ou des vivres pour lui et ses travailleurs de factorerie. L’ivoire est l’objet d’un trafic spécial et accidentel, très rare dans certaines régions.
Les malheureux indigènes doivent fournir toutes ces réquisitions, plus des corvées, à titre gratuit, car les marchandises qu’ils perçoivent quelquefois chez les Européens les plus honnêtes leurs sont presque toujours ravies par leurs chefs ou les capitas. On peut admettre ainsi leur répugnance à tout travail. S’ils résistent, le capita tue, mutile ou fouaille. Il appelle son Européen à la rescousse en le trompant sur les vrais motifs du désordre et le blanc a trop souvent la faiblesse ou la négligence de sévir selon le souhait intéressé d’un sous-ordre, soucieux de maintenir son fief en état de docilité. Si les noirs fuient, on les pourchasse et ils risquent d’être en butte à l’hostilité d’autres tribus. Dans ces régions où l’anthropophagie règne en maîtresse, leur existence court gros risque, s’ils n’ont pas eu la précaution de faire un n’deko (amitié) préalable avec les gens chez qui ils se réfugient. Même si ceux-là ont à craindre quelques conséquences fâcheuses au sujet de l’asile donné, quelque répression de la part des agents des sociétés ou de ceux de l’État, ils n’hésitent pas à chasser leurs hôtes, non sans en avoir dévoré quelques-uns ; tout se traduit donc en résumé par des meurtres.
Autrefois, et quoi qu’on en dise, aujourd’hui même dans certaines régions (nous pourrions en citer des cas), les factoriens partaient en expéditions réglées contre les villages rétifs à la récolte. De toute façon, les populations étaient décimées ; celles du moins qui montraient un caractère craintif et une absence totale d’organisation.
Parce que parallèlement, les villages habités par des gens énergiques et qui se liguèrent entre eux pour refuser le travail aux blancs ne furent jamais inquiétés sérieusement par personne : telles sont les tribus guerrières du district des Bangalas, les redoutables lanciers qui, coude à coude, et au nombre de plusieurs milliers, non seulement acceptent, mais provoquent le combat dans un pays où l’armement à tir rapide et à longue portée perd beaucoup de sa valeur dans un engagement sérieux à cause de la brousse, où l’on trouve rarement un champ de tir de grande étendue.
À ces indigènes-là, on n’ose demander ni un impôt, ni une corvée, pas plus d’ailleurs qu’à ces révoltés Batetelas errant encore en l’Aruwimi et le Kasaï avec les fusils qu’ils ont enlevés par centaines aux bataillons de l’État écrasés par eux.
Le Congo n’est pacifié qu’apparemment ; on y laisse tranquilles les forts et l’on y opprime les faibles. Travail et progrès, dit la devise de l’État. Terreur et prudence, devrait-on lire en vérité.
Revenons à nos capitas.
Ils s’appuient moralement sur l’autorité de l’Européen, dont ils guident l’inexpérience à ses débuts, et qu’ils sont réellement chargés d’instruire. En voici un exemple.
Il y a très peu de temps, un jeune homme venu au Congo à la suite de chagrins intimes, et doué d’idées élevées, d’une réelle culture intellectuelle et d’un cœur pitoyable, un brave garçon, en somme, arriva dans la brousse… mettons au mois de janvier 1903 ; il fut employé deux mois durant à des écritures quelconques au chef-lieu d’une société, puis dirigé sur une factorerie de l’intérieur. On le mit en doublure d’un Européen, pour qu’il apprît la langue indigène — très simple, mais avec laquelle on se comprend péniblement d’un village à l’autre — et les méthodes de travail.
Six semaines après, une circonstance rendit vacante un poste dépendant de la factorerie à laquelle notre jeune homme était attaché. On l’y désigna, en le confiant à un capita habile, célèbre dans la région pour être la plus grande bête féroce que l’on puisse rencontrer à cent lieues à la ronde, et, chose sans prix, comme un merveilleux récolteur et un dresseur de blancs hors de pair. Titres d’ailleurs copieusement mérités.
Il faut bien admettre qu’un Européen n’arrive pas immédiatement à la férocité active ou passive. Quels que soient les mauvais instincts qu’il puisse avoir par nature, et même si ces instincts sont augmentés par les contingences que nous avons indiquées et par la résultante morale du contrat signé, il lui faut encore un apprentissage de cruauté, ne serait-ce que pour vaincre l’hésitation, engendrée par nos mœurs d’Europe, où l’on ne tue les gens que par centaines de mille en temps de guerre sur des théâtres réservés à ce genre d’exercice, ou seulement par excès de misère en temps de paix, d’une façon discrète et avec le consentement des victimes, qui ont le bon goût de se suicider lorsqu’elles sont trop pauvres. Il faut que des conseils répétés, une excitation, une ambiance spéciale, lui façonnent en plus ou moins de temps un concept colonial. Le temps est en raison inverse des aptitudes. Il est nécessaire qu’il sente une hostilité contre ses intérêts, son bien-être et sa sécurité pour concevoir l’idée de la nécessité des répressions pour lesquelles tous les bourreaux invoquent sans manquer une raison de justice brutale qu’ils croient de très bonne foi logique en ces pays. Au point que la justice réelle leur semble monstrueuse, quand d’aventure elle entend punir les Européens coupables de n’avoir pas traité les indigènes comme des hommes, ou simplement qu’elle les menace de châtiments dont la seule crainte arrête l’emploi des bons moyens de productions.
Donc, dès les premiers temps de son séjour, l’Européen, déjà irrité par la mollesse et les mauvais tours que ne manquent pas de lui jouer ses propres serviteurs, subit des vexations que les capitas provoquent sciemment et par lesquelles le blanc s’anime contre l’indigène. Ce sont les vivres frais qui ne viennent point au garde-manger, c’est la récolte en baisse constante dans chaque village, la production diminuée à l’instigation du capita, qui veut se faire soutenir par l’Européen, en lui représentant tous les indigènes comme hostiles et méritant une leçon ; l’Européen, peu à peu monté, se rend dans les villages, parle aux chefs d’un ton menaçant, confirme et appuie l’autorité de son auxiliaire. Alors, ce dernier affirme que si on laisse faire, tout ira bien, et l’Européen qui ne demande qu’à emmagasiner des produits, manger à sa faim et vivre tranquille, laisse faire. Il n’est plus désormais qu’un complice.
« Ne soyez pas sur le dos de vos capitas, laissez-les faire », disait un vieil Africain, « et soutenez-les, renchérissait un autre, il faut de bons capitas pour la récolte. » En effet, peu importe qu’ils soient esclavagistes, meurtriers, pillards, si, grâce à eux, le factorien réalise le rêve de tout Congolais : faire monter la production. L’un d’eux disait crûment : « Après tout, nous sommes venus ici pour faire du caoutchouc, et pas de l’humanité », et l’on agit en conséquence.
Parfois, nous l’avons vu, quand les choses se gâtent, on déplace le serviteur trop égoïste, car il est à remarquer que le seul motif de punition qu’un capita puisse redouter de la part de son blanc, c’est de se faire prendre à garder pour lui-même plus de vivres qu’il n’en donne à celui-ci.
Un jour, deux Européens, visitant une concession, arrivèrent à un village, fatigués et fiévreux, après une horrible marche sous la pluie. Le capita leur jura qu’il n’avait pas de vivres. Les deux pauvres diables durent se contenter d’une mauvaise soupe de racines, tandis que dans la journée, le capita avait reçu un cochon sauvage. Quand le fait fut révélé aux blancs, ils destituèrent immédiatement le mauvais frère ; on ne l’aurait certainement pas fait si, au lieu de cette peccadille, on l’avait convaincu de dix meurtres, à la condition bien entendu qu’il fût considéré comme bon récolteur.
Le cas du jeune homme qui nous occupait tout d’abord faillit se terminer très mal pour lui au moment d’une visite imprévue des autorités congolaises.
Nous avons vu qu’il était à peine arrivé d’Europe, qu’il ignorait tout du pays où il était tombé, quand les circonstances le mirent à la tête d’un poste de forte production, dont le capita principal était un bandit de la pire espèce, fort soutenu par les chefs de la société dont notre héros dépendait. Le capita était connu pour se livrer à un grand trafic d’esclaves. Il était redouté même des capitas placés sous ses ordres. Sa cruauté envers les récolteurs était inouïe. Constatant un jour que l’un d’eux s’absentait trop fréquemment pour aller causer avec sa femme, il lui fit couper… la communication. Ce capita était un grand tueur d’hommes, tant pour la récolte destinée au blanc que pour son propre commerce.
Incité à la confiance, ne sachant rien que par son maire du palais noir qui le réduisait à son insu au rôle de roi fainéant mais responsable, notre jeune homme laissait faire selon la formule. Cependant, le capita, enhardi, dépassa les bornes, même celles du secteur où il lui était loisible d’opérer. Les chefs des secteurs limitrophes se plaignirent. Le capita, interrogé, rejeta les fautes sur autrui et prétendit avoir été victime d’incursions au lieu d’avouer en avoir commis. Pourtant, la répétition de plusieurs incidents analogues sembla suspecte à notre héros, qui fit part de ces détails à un camarade de bonne foi, passant par son poste. Ce dernier, très au courant des choses, montra à son jeune ami quel danger il courait en se rendant complice de son auxiliaire. Celui-ci ne fut point livré aux lois, pas même chassé du personnel de la Société. Sur la plainte immédiate de son blanc, on l’envoya dans un autre poste : c’était un trop précieux personnage pour qu’on ne lui passât pas ses sinistres fantaisies. On l’invita seulement à quelque discrétion.
Dans un autre secteur, la récolte fut abondante tant qu’un Européen consentit à « prêter » son propre grand-capita au chef d’un poste dont les populations étaient rétives. Du jour où cet homme fut rappelé par son premier maître, la récolte mensuelle tomba de 3 000 à 600 kilogrammes. C’était aussi un « fameux », terrorisant les villages… et produisant.
Le prestige du blanc, la crainte de l’appui armé que peut prêter celui-ci à son auxiliaire ne suffiraient pas à pourvoir cet homme d’une telle autorité sur les indigènes, si un détail matériel ne lui procurait pas le moyen tangible de la consacrer effectivement. C’est par l’arme, le fusil qu’il possède, contrairement aux lois congolaises, qu’il peut, non seulement dominer un village, mais même et surtout y vivre sans craindre d’être tué et mangé, ce qui arrive quand même parfois, car on ne sait jamais trop sur quoi compter avec les nègres au caractère capricieux, pas plus avec la crainte qu’avec le reste. Les Européens qui consentent, par ignorance, mais plus souvent par complicité intéressée à armer leurs capitas des fusils Albini, à chargement rapide, prohibés par la loi de l’État, sont certains de voir rentrer des produits. Ceux qui les arment de fusils à piston risquent d’avoir des magasins vides, des capitas déserteurs ou tués, et leurs fusils enlevés. Allons aux preuves :
4 décembre 1903. — Les indigènes s’agitent dans la région. Le chef du poste où je suis actuellement ne veut pas violer la loi. Or, la défense sur place des factoreries comprend vingt-cinq fusils modèle Albini, qui jamais n’en doivent sortir, sauf cinq selon permis spécial pour escorter l’Européen en voyage. Les capitas ou autres auxiliaires noirs doivent légalement être armés de fusils à piston (les patakis) pour se défendre, dit-on — réellement pour intimider — et sévir contre les récolteurs peu zélés. Seulement, le fusil à piston, lent à charger, avec sa cartouche, facilement mouillée en ce pays humide, ne protège pas son homme contre les indigènes : ceux-ci ne craignent que l’albini, à chargement rapide, à tir précis et à cartouche métallique. Ils le craignent sottement, superstitieusement. Aussi, arme-t-on les capitas des villages avec des albinis que l’on rentre en magasin dès que l’on signale une visite d’agent d’État. Sans albinis en fraude, pas de caoutchouc, et il convient de le dire, agitation des noirs qui, accoutumés aux mauvais traitements, considèrent maintenant l’humanité pour de la faiblesse.
On prend même de telles précautions pour n’être pas mis en contravention par les gens de l’État, que souvent les sentinelles ont deux fusils : un pataki pour la forme et un albini pour le travail.
Aussi, cette violation de la loi est-elle permise tacitement par les directeurs des Sociétés qui, dans leurs tournées d’inspection, savent fermer les yeux à propos. En voici un exemple :
4 septembre 1903. — Logé à la factorerie de X…
Inspection du poste, doléances des chefs. Le directeur tolère que tous les fusils Albini (à tir rapide) de cette factorerie soient absents et confiés aux sentinelles des villages. C’est une violation de la loi très utile aux intérêts sociaux. Cela se fait partout.
Il faut convenir que les pataquis ne servent vraiment à rien. En décembre 1902, huit hommes armés de cette antique pétoire furent pris et mangés. En juin 1903, dix-sept capitas de Boula-Matari (nom indigène de l’État) subirent le même sort ; tout
cela dans la région où séjournait M. G. N…
Les indigènes de cette zone sont si peu disposés
à la lutte et à l’emploi de nos armes,
qu’ils ne songent même pas à s’en servir
lorsqu’ils en prennent : ils en utilisent simplement
le métal pour fabriquer des couteaux.
On peut se rendre compte que la cruauté est, en somme, chose fort simple : de la négligence et une désobéissance de détail à la loi suffisent à faire d’un honnête homme, ne quittant point sa véranda, un assassin par complicité, alors même qu’il répugne à opérer personnellement et ne se complaît point aux supplices, comme deux individus que nous connaissons, l’un faisant fouailler ses hommes sur le ventre, trouvant que la chicotte ne leur causait pas assez de douleur sur les fesses ; l’autre abattant les indigènes qui ne comprenaient pas du premier coup son baragouin.
Nous n’en avons pas, hélas ! fini, avec l’horreur !
Cette horreur est la conséquence de ce que l’Europe appelle la politique coloniale, système né de l’expansion à outrance des peuples d’Occident pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, expansion que les Japonais tentent d’endiguer à coups de canon dans leur direction, et par laquelle Anglais, Allemands, Belges, Français, Italiens, oppriment des faibles et les forcent à œuvrer au profit des syndicats financiers à l’instigation desquels on a provoqué les expéditions lointaines.
La férocité se donne un plus libre cours au Congo qu’ailleurs, parce qu’il n’y existe pas de statut national importé d’Europe, garantie approximative peut-être, mais dont la violation est sévèrement punie lorsqu’elle est connue, non plus que de publicité par la presse. Bien plus ! Les Belges, se portant garants de l’État indépendant, se sont cabrés sous les injures anglaises. Ils se sont butés dans leur juste froissement causé par des assimilations imméritées, et défendent, même jusqu’à la négation des choses démontrées, toute révélation contre ce qu’ils appellent leur Congo. Toute déposition leur semble une attaque, et cette attitude assure l’impunité des coupables, et les bénéfices du souverain.
Partout, dans le monde, la conquête coloniale est réellement un mensonge de la civilisation comme un outrage à l’humanité. Dans tous les pays exotiques, le commis européen, que l’on peut plaindre, doit exiger de l’indigène un labeur qui répugne souvent à celui-ci. De terribles choses sont à dire sur cette politique coloniale universelle, et des choses stupéfiantes sont à dire aussi sur les compromissions, les bassesses et les marchés, par quoi elle est née et par quoi elle subsiste. Le public aurait le choix entre le rire et l’indignation que lui inspireront les faits et gestes des héros de la civilisation universelle.
En Asie, en Afrique, par toutes les armées et contre tous les aborigènes, ce fut la guerre, une guerre hideuse, lâche, avec toutes les pratiques abominables des pires temps barbares. Ce fut l’exutoire aux prurits militaires, grâce auxquelles l’Europe put subir la paix armée.
Cette éruption fut provoquée par les gens de finance, flairant dans cet inconnu de merveilleux prétextes à émissions et par les gens du haut commerce, avides des bénéfices faciles résultant des fournitures, des transports, et même de l’armement des populations en lutte contre les troupes de même nationalité que les marchands. Les spéculateurs surtout y firent leurs affaires, dont le public n’eut pas toujours à se louer.
Il était possible d’utiliser les pays nouveaux selon leurs ressources et leur climat, à l’amélioration du sort des prolétaires ; d’y tenter au moins des expériences de collectivisme agricole et d’y essayer la démonstration de nouvelles formules de progrès social. Point. On méprisa les lois fraternelles d’éducation envers les arriérés, et au lieu de demander aux naturels de laisser participer la collectivité humaine à la possession des richesses que recélait leur pays, et de les en faire loyalement bénéficier, on requit brutalement leurs bras pour dépouiller leur pays natal des valeurs offertes spontanément par le sol et le sous-sol. Ce fut en réalité l’exploitation hypocrite, mystérieuse et brutale, le saccage fréquent des richesses, une vraie ruée, la civilisation représentée par l’alcool et la poudre, la pacification dépeuplant des zones entières, la dévastation des régions envahies sauvant seule quelques survivants. Telle fut la politique coloniale pour laquelle moururent tant de soldats et qui coûta des milliards aux contribuables de l’Europe.
Et les modestes travailleurs que l’on envoie en ces régions où les lois humaines sont méprisées, dès que l’on dépasse la banlieue des rares villes, où notre race est venue imposer la loi du plus fort sous l’étiquette de la civilisation, ces travailleurs-là, voués aux périls, aux privations, à la fièvre, à la mort douloureuse et isolée, sont plus exploités encore que leurs congénères d’Europe : ils gagnent moins et sont réellement condamnés au crime dans leur déportation.
Là-bas, dans tous les pays de lumière et de splendeur naturelle, l’Europe féroce et cupide n’a su porter que la mort, la peur et le vice. Elle a des réparations à exercer, avec les frères dits inférieurs, qu’elle a spoliés, envers nos semblables opprimés par le capital dont on ignore trop généralement encore les crimes exotiques.
- ↑ G. Numile-Maître, Pourquoi l’on demande des concessions. Paris, Challamel, 1900.