Terre d’ébène/Chapitre XII

Albin Michel (p. 100-111).
XII. Yacouba le décivilisé

XII

YACOUBA LE DÉCIVILISÉ

Extrait d’un rapport de M. Clozel, ancien gouverneur du Soudan :

« Depuis 1895, M. Dupuis habite Tombouctou. Par son érudition, par sa connaissance extraordinaire des hommes et des choses du pays, il s’est créé dans la région une situation absolument unique. Il n’est pas un sédentaire du nord de la boucle du Niger qui ne vénère le nom de Yacouba sous lequel il est populaire jusqu’au fond du désert, par delà Oualata et Taoudéni…

« Il fut pour tous, dans les moments difficiles, l’auxiliaire précieux dont le sûr conseil fait éviter de ces fautes politiques qui peuvent avoir les plus grandes conséquences…

« Il n’est pas une colonne, une reconnaissance qui soit sortie de Tombouctou sans que le commandant ait à ses côtés M. Dupuis.

« Si nous avons, sans coup férir, visité Taoudéni, si, voilà quelques mois, nous sommes arrivés pacifiquement aux portes de Oualata, c’est beaucoup à lui que nous le devons.

« Dernièrement, le succès de la colonne Laverdure, dans le Gourma, fut un peu son œuvre et là, M. Dupuis savait aussi montrer sous le feu la plus belle énergie et le plus calme sang-froid.

« Des services aussi éclatants ne sauraient rester sans récompense. Ce serait une criante injustice. L’arabe, le songhay, le dialecte tamachek, le bambara, le peuhl lui sont aussi familiers que le français. C’est pourquoi j’ai l’honneur, monsieur le gouverneur général, de vous proposer de l’admettre dans le cadre des affaires indigènes, avec le grade d’adjoint principal de 3e classe…

« Pas plus que moi, vous n’ignorez que cet homme exceptionnel est venu en Afrique comme missionnaire catholique, qu’il s’est dégagé de tous liens professionnels pour se consacrer uniquement au service de la France, au Soudan… »


Je partis de la place Joffre, ce grand bain de sable de Tombouctou ; tout de suite je fus dans le labyrinthe. Je devais prendre les ruelles qui filaient vers le nord. Je n’ignorais pas non plus que, pour se retrouver, il faut commencer par se perdre. Pour la première fois, depuis mon départ, je goûtais le plaisir de marcher. Tombouctou vous accompagne, vous parlant sans cesse du haut de ses petites ruines. C’est le silence le plus éloquent d’Afrique. J’allais chez Yacouba. Ici nul besoin de lever de nez pour voir ce qui se passe, tout est à la hauteur des yeux. Ainsi, dans une ruelle où j’étais perdu, j’aperçus un écriteau au-dessus d’une porte. Trouvait-on des logements à louer à Tombouctou ? Je lus : « Ici habita René Caillié en 1828. » C’était là ! Le premier blanc qui soit allé à Tombouctou et qui en soit revenu ! Le faux Arabe, le Français qui se maquilla pendant cinq ans et que le scorbut, sans doute pour aider à son déguisement, défigura ! René Caillié ! Juste cent ans. Le malheureux ! La gloire coûte cher.

— Yacouba ? demandai-je à un enfant nègre.

L’enfant nègre me prit la main et me conduisit devant une case.

Le trou de la porte béait dans la façade blanche. Courbé, je descendis deux marches. La petite taverne où je me trouvais était si sombre que je n’y voyais plus. Mes lunettes noires enlevées, j’aperçus une forme qui semblait humaine, puis deux autres. C’étaient trois femmes assises sur la terre battue. L’une était noire, les deux autres métis.

M. Yacouba ? fis-je.

Il n’était pas chez lui. Je sortis et m’adossai contre le four à pain commun à tout le quartier. Dans le silence de la ruelle, j’attendis. Un homme arriva de l’est, un très étrange Européen. Il portait une longue barbe blanche, le casque, un boubou, des pantalons de palikare. Une canne dans une main, dans l’autre main, une pipe et une blague à tabac faite d’une feuille de je ne sais plus quel arbre. Ses pieds étaient nus dans une enveloppe de cuir. Il avait du sourire sur le visage.

— Vous êtes monsieur Yacouba ?

— Oui, Yacouba.

On entra chez lui.

— Voilà ma femme, dit-il quand nous fûmes dans la sombre taverne, c’est Salama.

— Bonjour, madame ! (la négresse de tout à l’heure).

— Mes deux filles ! (les métis).

Montons dans mon appartement particulier, je me suis réservé un coin à l’européenne.

Deux cours traversées. Dans la dernière une jeune négresse au corps tentant pile le mil.

— Une captive de ma femme. Elle est de la famille, vous savez !

L’escalier de terre nous conduisit dans une pièce longue, meublée d’une table, de chaises, d’un fauteuil. Des bouteilles attendaient dans un coin l’heure de leur sacrifice. Une deuxième captive, belle et nue, traversa la chambre.

— Je me suis adapté, fit Yacouba avec un sourire. Ici, c’est tout naturel. Personne ne pense à mal. Cette vie n’est pas factice comme la vie de France. On va boire un apéritif. Prenez du tabac dans ma blague, il n’y a pas plus frais.

— Les laptots qui m’ont poussé sur le Niger m’ont chargé de vous dire bonjour, monsieur Yacouba. Dans le vaste pays, je n’entends parler que de vous.

Je vis tout de suite que sa renommée ne l’empêchait pas de dormir.

— J’aime les noirs. J’aime Tombouctou où mourut Dupuis, où naquit Yacouba. En 1902, quand j’étais Père Blanc, les indigènes m’avaient déjà nommé citoyen de la cité. Mon brevet portait : « Il participera à tous nos droits comme à toutes nos obligations. Toutefois, il conservera sa religion, comme nous, la nôtre. » Et je suis allé aux corvées sur les routes, avec eux. Plus tard, les notables m’ont agréé comme l’un des leurs en m’incorporant à un clan secret. C’était me donner plus que leur âme. Les autres membres noirs de mon quartier sont même tous morts. Je reste le seul représentant des nègres. Ils savent que je ne les trahirai pas. Je suis des leurs, j’ai quitté le clan des blancs. Vous me demandez quelle fut ma vie ?

Il ne tenait guère à remuer tout cela.

— Ma vie ? Elle est comme vous la voyez.

— Vous êtes né un certain jour, pourtant ?

— Oui, je suis né rue des Billettes, à Paris, qui est aujourd’hui la rue des Archives, en face du temple protestant. Mon père était marchand de vins. Mais buvez donc un coup, c’est nécessaire dans ce pays ! À votre santé ! J’allais chez mes grands-parents, paysans, aux environs de Château-Thierry. — À onze ans, je ne sais par quel miracle, je me retrouvai au séminaire de Soissons. Je ne sentais pas la vocation, mais cela faisait plaisir à ma maman. Après, je fus vicaire à Marbe, curé à Morgny, en Thiérache. En 1891, je partis chez les Pères Blancs que je vénère. Deux années d’études à Alger.

Puis l’heure sonna. Je fus de la première caravane de missionnaires envoyée au Soudan. Ce n’était pas comme aujourd’hui. Combien avez-vous mis de temps pour venir de Dakar ?

— Dix-neuf jours, en flânant.

— En marchant vite, j’en ai mis quatre-vingt-sept. C’est moi qui ai fondé la mission de Tombouctou en mai 1895. Il paraît que cela fait trente-trois ans, l’âge de Notre-Seigneur. De 1897 à 1904, je fus supérieur de cette mission.

— Yacouba ? d’où ce nom vient-il ?

— Comment je devins Yacouba ? Yacouba n’est évidemment pas la traduction de Dupuis, ni d’Auguste-Victor, mes prénoms. Yacouba veut dire Jacob en hébreu et en arabe. Quelques jours après notre arrivée à Tombouctou, les notables, conduits par le cadi Daounaki, vinrent nous rendre visite. « Quel est ton nom ? » demandèrent-ils à mon supérieur, le père Hacquart.

« — Abdallah !

« — Et celui de ton camarade ?

« — Yacouba !

« Mon père, lui dis-je après coup, vous auriez pu me choisir un nom moins youpin !

« Il avait été pris de court. Je restai Yacouba.

— Vous avez fait colonne avec l’armée ?

— Ah ! oui ! en 1900, avec le lieutenant Pichon, à Araouan.

— Puis à Taoudéni, puis dans le Gourma, puis…

— J’ai connu tous ces messieurs les officiers. Savez-vous comment Gouraud attrapa ses vingt premiers jours d’arrêt ? Une bande de Touareg nous ennuyait dans la forêt de Kabara. Il y partit, et reçut un bon coup, même que je n’avais ni teinture d’iode ni pansement pour le soigner. Mais la région fut nettoyée, la route libre jusqu’au Niger. Quelques jours après une dépêche arriva de Paris. Je m’apprêtais à déboucher ma dernière bouteille pour fêter son troisième galon. C’était vingt jours d’arrêt que lui envoyait le ministère ! On ne nous gâtait pas, en ce moment.

— Et comment n’êtes-vous plus Père Blanc ?

Il me regarda avec deux yeux remplis d’un trouble ancien.

— Excusez-moi, je ne suis pas embarrassé, mais les mots que je voudrais justes ne me viennent plus en français, ils m’arrivent en sonraï. Ne parlez-vous pas sonraï ? Voilà. À Tombouctou, je ne fus plus heureux. Ne pouvant résister à ma nature, je quittai la société des Pères Blancs, pour éviter de gros scandales.

— Alors ?

— J’allai trouver l’administration et lui dis : je laisse la robe.

« — Que ferez-vous ?

« — Je vais aller à Koriommé avec les pêcheurs.

« — Impossible !

« — Nommez-moi directeur du port, avec soixante francs par mois, c’est tout ce qu’il me faut. Je travaillerai pour la France.

C’était trop cher. Je descendis à Koriommé. Comme un nègre, j’y vécus avec mes amis les noirs. J’y épousai Salama. Ma femme n’avait été mariée qu’avec des Européens, j’ai pris les enfants des autres Européens, les captifs, toute la maison. J’ai sept enfants à moi, dont deux au cimetière ; en tout, j’en ai treize en comptant celui de ma fille aînée. Elle était avec un blanc qui est parti comme tous les blancs. On ne l’a plus jamais revu.

— Victor ! Vous allez voir le numéro.

Il arriva un petit bout presque blanc, nu comme un noir.

— D’où vient ce monsieur ? demanda Yacouba.

— De la rue des Billettes !

Paris ? La France ? Le petit-fils du Français ne connaît pas ces noms ! Le pays des blancs, pour lui, c’est la rue des Billettes !

Yacouba reprit :

— Le gouverneur Clozel passa à Koriommé. « Un pêcheur nègre ? fit-il, voilà ce qu’on a su faire de vous ? » Il se fâcha. Il m’ouvrit, non sans grande difficulté, la porte de l’administration. Et je revins à Tombouctou. Je pris un cuisinier. Salama ne pila plus le mil. On rogna mes boubous, on allongea mes pantalons, on coupa ma canne de cadi, on remplaça mon turban par un casque. Salama me disait : « Pauvre Yacouba ! maintenant je suis demoiselle et toi tu es toubab ! » Peut-être en ai-je l’air, c’est bien tout, mon âme est nègre.

— On m’a dit que vous aviez décidé d’aller en France une fois, mais qu’à Bamako, ayant vu le chemin de fer, cela vous avait tellement dégoûté que vous étiez remonté à Tombouctou.

— On vous a dit vrai. Cependant, je suis allé en France. J’ai voulu revoir ma mère, lui montrer mes enfants. J’étais complètement dépaysé. Je ne me sentais plus de ce pays blanc. Je vous le dis, mon âme jusqu’au fond est nègre, je suis heureusement décivilisé. Dans la campagne de Thiérache, cela allait encore ; mais dans les villes ! Cette vie d’insensés ! Vous ne vous en rendez pas compte, mais votre existence est digne des plus fous. Ces gens qui courent, qui courent pour revenir toujours au même endroit dans leur maison ! Ah ! non ! En Afrique, on se sent vivre. On est bon. L’esprit n’est pas mesquin. Rien n’est abîmé par les préjugés. Tandis que chez vous ! « Tes enfants sont noirs », me fit remarquer mon frère, lors de ce voyage. Ici chacun comprend qu’il ne m’a pas été permis, normalement, d’en espérer de plus blancs. Vous me demandez si mes petits voulaient rester en France ? Non pas ! Au bout d’un mois, nous disions tous : « Où est notre vieux Tombouctou ? » Je suis un défroqué, monsieur ! Cela me met au ban de la société, en France. Mes pauvres gosses se font honneur de leur père, en Afrique. Paul me disait l’autre jour, en revenant de l’ouverture de la digue : « Papa, pourquoi restes-tu comme ça en arrière des messieurs ? » Il croit que son père est quelqu’un. Hélas ! un blanc leur fera peut-être honte de moi, plus tard. C’est une pensée qui m’empêche souvent de jouir de leur présence autour de moi.

— Cependant, on vous dit heureux.

— Condamné à l’exil, j’ai su aimer mon horizon et m’y suis fort attaché.

— Et vos anciens camarades, les Pères Blancs ?

— L’un est venu à Tombouctou l’autre jour. Il a dit la messe. Je lui ai demandé la permission d’y assister. Il en a été très heureux. Le saint homme a prié pour moi. Quant aux autres, je leur écris parfois comme un revenant.

— Vous répondent-ils ?

Yacouba se leva. Il déplaça quelques bouteilles d’apéritif, ouvrit une trappe, en retira une boîte en fer. Il en sortit une lettre que les termites, ainsi, n’avaient pu manger.

— Lisez, dit-il.


« Vicariat apostolique du Soudan,
12 janvier 1928.

« Mon très cher confrère, car, en dépit de tout et par delà toutes les vicissitudes de la vie, je vous ai toujours considéré et aimé comme tel et je sais que tous mes autres confrères du Soudan partagent avec moi les mêmes sentiments à votre égard. Si jamais, à mon retour au Soudan, je vais jusqu’à Tombouctou, vous accepterez, n’est-ce pas, que je vous fasse une visite ? Soyez tranquille et sans arrière-pensée, je ne vous importunerai pas ni ne chercherai à faire l’assaut en quoi que ce soit de ce qui vous est personnel, et nous nous quitterons meilleurs amis qu’au début de l’entrevue.

« Ma bénédiction ? Vous la demandez ? Je vous la donne grande, large, immensément fraternelle et je vous embrasse comme jamais frère n’embrassa son frère. Votre vieux et extrêmement affectionné frère en Jésus et Marie.


Fernand Sauvant,
vicaire apostolique du Soudan. »


Quand j’eus fini de lire la lettre, le vieux Yacouba pleurait. Sans doute la savait-il par cœur…