Terre d’ébène/Chapitre XIII

Albin Michel (p. 112-120).

XIII

UN SOIR SUR LE NIGER

Par Mercure ! Par ses ailerons battant à son casque et à ses chevilles, si j’avais une chienne je lui commanderais trois petits chiens, les plus méchants, bien entendu ! l’un pour Mme Édouard Herriot, le second pour Mme Paul Morand et le troisième pour Morand Paul.

Ces agréables voyageurs se trouvaient à Niafounké. J’avais même eu le plaisir, auparavant, de les rencontrer à Bamako. Ensemble nous avions traversé une partie du Sahel, le fusil à la main pour tuer des lions, des panthères, des hyènes, des autruches, tout ce qui porte un nom en plumes et en poil. Nous n’avions d’ailleurs réussi qu’à tuer (à demi heureusement) le très sympathique M. Peyron, résident à Macina. Enfin ! il vit toujours, et de longues années, je l’espère, lui restent pour nous maudire !

À Niafounké nous prenions le Niger. Deux chalands nous attendaient. Ici, donnez-moi toute votre attention, le drame commence. On mit dans un chaland la nourriture, la boisson et les ustensiles dont les blancs, d’ordinaire, se servent pour manger.

Tout alla très bien. Mme Herriot, malgré notre avis, se baignait dans le Niger, alors on était en armes pour surveiller les caïmans. L’après-midi, on jouait au poker et, cette fois, on se surveillait mutuellement. Henri Béraud, en souvenir d’un tumultueux passé, m’ayant, à mon départ, fait don d’un phonographe, les soirs on écoutait le phonographe. C’était l’entente. Tout juste si l’on ne s’embrassait pas avant d’aller au lit.

Les chalands restèrent à Kabara. La caravane Herriot-Morand monta à Tombouctou. Puis elle en redescendit tandis que j’y demeurais. Elle emmènerait son chaland. Le mien m’attendrait. Au revoir ! Au revoir ! Bonne route de retour ! Bonjour à Paris criai-je à ces parfaits compagnons de huit jours, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu derrière les arbres cure-dents.

Tombouctou m’occupa. Du cadi au cimetière, des nomades aux sédentaires, du désert aux ruelles, du soleil à la lune cela dura bien des jours. Enfin, un après-midi, le petit cheval réapparut. Il était même toujours aussi arabe et aussi fringant ! C’était l’heure de reprendre mon pied-la-route.

J’arrive à Kabara. Le chaland est là. Un sous-officier désire que je le recueille. Il rentre en France. Où que j’aille, cela lui gagnera du temps. Montez, sous-officier ! Adieu, commandant Févez, mon cher hôte ! Adieu, monsieur Guy ! À vos perches, laptots ! Quatre jours de Niger jusqu’à Mopti reposeront la plante de nos pieds. Après nous filerons tel l’antilope-cheval sur Ouagadougou.

Le chaland glisse. La nuit se prépare. Évidemment je serais mieux sur les boulevards à regarder passer les Parisiennes. Il est vrai qu’alors je ne me rendrais pas compte de mon bonheur ! Consolons-nous dans la nourriture et le pinard.

Où sont les caisses ? Où donc ma langue de bœuf à la sauce tomate ? Où donc mon thon mariné dans son huile bouillante ? Où ma mortadelle que j’étendais sur mon pain comme une belle vaseline rose ? Où donc ce précieux vin, providence des broussards, dans lequel on peut tremper indifféremment sa plume pour écrire ou ses lèvres pour boire ? Et mon fromage de tête de cochon ? Et mon cassoulet aux os de lapin ? Et mes jambons de chien de fourrière ? Tout s’est envolé. La voilà bien la Magie Noire !

Incompréhensible ! Mme Herriot ne buvait que du thé. Mme Paul Morand ne buvait que du thé. Morand buvait comme ces dames. Qu’ont-ils fait de ma boustifaille ?

Et les cuillers, et les fourchettes, et les assiettes ?

Ils ne mangeaient pourtant ni le fer ni la porcelaine. Et le verre ? Quel estomac sans en avoir l’air !

Pas même une canne à pêche qui me permettrait de fouiller le Niger pour y chercher ma nourriture !

Ils m’ont laissé un couteau, le plus pointu, sans doute pour me permettre d’en finir avec mon désespoir.

Éminentes dames, illustre ami, je ne vous avais cependant rien fait !


Les laptots, sur le pont, étaient en train de s’empifrer de couscous. Un nègre mange comme dix blancs. Pendant le temps que nous avalerions trois crevettes, ils s’envoient des kilos de mil dans l’estomac. Ce soir, pour me narguer, ils mangeaient encore davantage ! Une boule n’attendait pas l’autre. Ils y allaient des deux mains. « Fais-moi goûter ton truc », dis-je au chef. Il me pétrit une belle boule, bien ronde, bien sale. Je l’essuyai. « Bon ! faisait-il, bon couscous ! » Cela ne pouvait passer. C’était comme du sable arrosé de sueur. « Donne un franc, demain tu auras poulet. » Demain !

Je recommençais les recherches. Rien sous le lit, rien au plafond. Il ne restait décidément que les murs pour y frapper ma tête. Si mes ingrats compagnons avaient été là, je les eusse dévorés.

J’avais bien mon boy, mais son corps étant sans doute aussi dur que sa tête, comment mes dent en seraient-elles venues à bout ?

On redescendait le Niger accompagné par les oiseaux-trompette.

— Ti n’as pas fusil ? me demandait le chef laptot. Et il me montrait des canards qui, par milliers, passaient d’une rive à l’autre. Cela me rendait plus amère l’heure présente : tant de canards au ciel et pas un seul aux petits pois !

— Toi, connaître Dadannelles ? continua-t-il.

— Moi, connaître Dardanelles.

— Toi, connaître Saint-Aphaël ?

— Moi, connaître Saint-Raphaël.

— Toi, connaître Montauban ?

— Moi, connaître Montauban.

— Toi, tout connaître ! Toi connaître aussi mon père et ma mère ?

C’était un ancien tirailleur.

— Comment trouvais-tu la France, lui dis-je, était-ce bon ou pas bon ?

— Bon ! la France, beaucoup zolies boutiques, beaucoup lumière, beaucoup madames blanc…

Il se gargarisa d’un grand rire.

— Qui m’appelaient mon Mamadou, qui donnaient à moi cadeaux beaucoup !

— As-tu des lettres d’amour ?

Ils ne sont pas rares les tirailleurs qui vécurent la belle aventure. Que de lettres parfumées prirent le chemin d’Afrique, après la guerre ! Lettres ne sortant pas des bas-fonds, ayant du style : À mon Mamadou ! À mon Samba ! À mon Galandou ! À mon Moussa chéri. Ah ! belles curieuses !

— Oui, moi avoir des lettres. Toi venir jusqu’à Koulikoro, moi montrer elles, à toi.

Il s’agissait bien d’aller à Koulikoro ! J’avais faim. Soudain, une idée me vint. Ou je rêvais, ce qui eût été permis avec tant de vague dans l’estomac, ou j’avais embarqué un sous-officier à Kabara. Or, il n’y avait pas de sous-officier dans le chaland ! L’auraient-ils aussi mangé par T.S.F. ? Il devait être dans la machine. On rapprocha les deux bateaux. J’enjambai. Mon homme dormait sur le tas de bois, près de la chaudière, comme s’il avait fait grand froid et que nous fussions en route pour la chasse aux loups.

— Eh ! lui dis-je en le secouant, je n’ai rien à manger.

Il se réveilla lourdement.

— Excusez-moi, qu’il fit, je n’ai pas faim, j’ai trop bu.

— Vous avez bien de la veine !

— C’est, dit-il, que je reviens d’Araouan.

Il avait des provisions. Les fonctionnaires ont l’habitude de voyager lentement. En Afrique, les transports sont officiellement dans la même situation qu’il y a trente ans, avec, pourtant, cette différence que les remorqueurs sont usés. Pour faire plaisir à des voyageurs de choix, l’administration n’a d’autres moyens que d’emprunter des machines à l’industrie privée. Le passager de luxe, bien cocotté par le gouverneur, chantera à son retour en France la rapidité des transports dans le pays sauvage. Il la chantera d’autant plus haut qu’il sera mieux élevé. Sortons des salamalecs, et nous verrons que rien ne circule. Le 21 février, un commis adjoint arrivait à Tombouctou ; il était allé vite, ayant quitté la France le 7 janvier ! Si je n’avais recueilli le sous-officier, il eût attendu une autre occasion à Kabara. Il faut près d’un mois aux fonctionnaires pour couvrir ce que, normalement, à notre époque, on pourrait faire en cent heures. Combien d’indemnités de route n’économiserait-on pas si nous avions des vapeurs ? Mais où ai-je pris que l’on devait marcher à toute vapeur à travers l’Afrique ?


— Araouan ! répétait le sous-officier assis maintenant en face de moi, Araouan !…

Je mangeais ses boîtes de thon, je broyais les os de lapin de son cassoulet. Je buvais son vin noir.

— Moi, disait-il, j’ai pris dix-neuf apéritifs cet après-midi, je n’ai plus soif !

— Vous êtes une distillerie et non pas un sous-officier !

— J’arrivais d’Araouan, vous comprenez !

Je me souvenais d’avoir lu ce nom sur beaucoup de tombes au cimetière de Tombouctou.

— Alors les copains sans-filistes de Kabara font la fête quand l’un de nous revient d’Araouan. Ils savent ce que c’est, même ceux qui n’y sont pas allés.

— Où est-ce votre Araouan ?

— Est-ce que je sais ? Six jours plus haut que Tombouctou, dans le Sahara.

— Et qu’est-ce que vous faites là-bas ?

— On y crève, pardi !

— À part ça ?

— À part ça, on a la fièvre. J’y faisais aussi de la sans-fil. Mais mangez, buvez, j’en ai plus qu’il ne m’en faut.

Il me versa un verre de vin.

— À la tienne ! Paul Morand.

— Quoi ? fit-il.

— Rien.

Il se dandinait et, se-frappant les genoux :

— Araouan ! Araouan ! disait-il, en songeant profondément.

— Vous étiez nombreux, là-bas ?

— On était tout de suite dix.

— Il y a un village ?

— Quand il passe des chameaux ! On est là pour courir après les rezzous. Si seulement il y avait de l’eau dans le puits ! Tiens ! je vais me coucher.

On rapprocha les deux chalands. C’était tout à fait la nuit. Contrarié par la manœuvre, le Niger siffla comme fait un chat hérissé devant un chien.

— … Dianisèqué (bonjour), nous lança le chef laptot.

— Ah ! vieux bambara ! fit le sous-off en lui bourrant la poitrine, vieux bambara ! Ça va, oui ? Ton père va bien ?

— Oui, y va bien.

— Ta mère va bien ?

— Oui, y va bien.

— Ta vache va bien ?

— Je vous rendrai tout ça à Mopti, lui criai-je.

Il disparut, roulant des épaules et répétant :

— Araouan ! sacré Araouan ! Même pas d’eau dans le puits !