Terre d’ébène/Chapitre XI

Albin Michel (p. 91-99).

XI

TOMBOUCTOU !

Et le pèlerinage va s’accomplir. Un nom sonne dans cette immensité. De noirs en noirs le Soudan est traversé. Le pays des moins heureux des hommes nous a dit un peu ce qu’il était. Les laptots nous font avancer sur le Niger. Ils pèsent de toutes leurs forces sur leur perche, s’encourageant du chant de leurs plaintes, pour que le blanc, ce dieu visible, soit satisfait.

Il ne nous semble plus, maintenant, que nous ne percions que de l’ombre. Le noir nous a parlé, la brousse s’est éclairée. Tombouctou va apparaître.

Ce peuple qui n’a rien — rien — a donc tout de même quelque chose ? Il possède donc une ville qui porte un nom ? Pauvre comme il est, il tient donc à faire un cadeau à notre imagination ? Nous ne le dédaignerons pas. Nous montons le chercher. Demain, nous replongerons dans sa misère. Nous le verrons de nouveau tout nu, sans défense, avec ses yeux d’animal domestique ; aujourd’hui soyons à l’honneur qu’il nous prépare. Il va nous montrer Tombouctou.

Bafoulabé, Toukoto, Kita, Bamako, Ségou, Macina, Dioura, Diré, Niafounké, les stations de notre chemin, qu’était-ce ? Ce n’était que l’Afrique noire dans son puissant anonymat, quelques petites taches sous un soleil furibond, des noms sans prestige, valant seulement pour les broussards ou les arpenteurs du service géographique.

Kabara est en vue, déjà. C’est ce village au bout du canal que nourrit le Niger. De là nous traverserons l’ultime brousse avant le désert, ce qui l’autorise sans doute, en comparaison de ce qui va suivre, à s’appeler forêt ! Sept kilomètres après…

Pauvre pays nègre ! Les blancs, tes fils adoptifs, entendent ne pas te laisser le prestige d’une légende. Ils arrachent jusqu’à ta dernière loque. Ils ne veulent pas que Tombouctou soit quelque chose. Quand ils apprennent que vous y allez, ils vous rient à la figure. Un pèlerin qui monte à Tombouctou perd de sa valeur, à leurs yeux. Il passe pour un poète, ce qui est une grande honte à notre époque.

Voilons-nous la face : notre chaland touche Kabara.

Un chaland est une bien bonne bête, surtout quand on doit le quitter pour un cheval ! Le cheval est là, il m’attend. Pourvu qu’il ait entendu parler de Locarno et qu’il soit pacifique ? En tout cas, pour qu’il ne se trompe pas, j’ai garde en avançant vers lui de prendre une allure cavalière. C’est un cheval arabe par-dessus le marché ! Je ne tiens pas à aller vite. Ne peut-on lui entraver les pattes ? Il paraît que cela n’est pas possible. L’animal a l’air d’être en possession de tous ses moyens ! Il n’y a donc pas d’ânes à Kabara ? Enfin ! il n’est pas excité ! Heureusement que les chevaux ne boivent que de l’eau !

Pas de route pour aller à Tombouctou. On chevauche à travers les arbres comme un dieu sylvestre. Étrange dieu ! portant des lunettes noires et, sur la tête, une cloche de liège. Les branches des arbres vous piquent, vous regardez ce qu’elles ont : des cure-dents ! Dans ce pays qui ne vous offre rien à manger, les arbres ont des cure-dents ! Les eaux du Niger étant hautes, elles se promènent dans la forêt. Bonnes eaux ! Il semble qu’elles s’étendent le plus qu’elles peuvent pour tâcher, une fois par an, de donner à boire au désert. En tout cas, un marigot barre le chemin, il faut descendre de cheval. Autant de gagné !

La bête est dessellée. On met la selle sur son bras. Un tronc d’arbre creusé vous porte sur l’autre rive. Vous y êtes. Dix mètres d’eau vous séparent maintenant du cheval. On est déjà content. On lui fait de loin des petits signes narquois ; l’animal se jette dans le marigot et vous rejoint à toute nage ! Je lui tends un caillou blanc, en guise de sucre, espérant ainsi le dégoûter de moi pour toujours. Il n’est pas vexé. Seulement il est mouillé !

Plus que trois kilomètres. Pourvu que ma peau sur laquelle je suis assis tienne jusqu’au bout ? Une pyramide de pierre. Que fait-elle là ? On se sent si loin du monde que tout ce qui le rappelle vous émeut. Le lieutenant de vaisseau Boiteux est tombé à cet endroit. C’est le dernier point ombragé. On voit déjà les sables.

Et voici l’arbre aux chiffons. Un musulman revenant de la Mecque s’est arrêté ici. Il y est mort. L’arbre est devenu fétiche. Tous ceux qui passent déchirent un morceau de leur boubou et le nouent à une branche. Ils auront un boubou neuf dans l’année et de la chance pour le reste du chemin. Laissons-y la moitié de notre mouchoir. Sait-on ?

Soudain plus d’arbres ! Devant vous un grand fleuve de sable. Le Sahel ! La fin du Sahara ! On se hausse sur les étriers. Pas encore !

Le cheval enfonce. Les sabots ne font plus de bruit. Le silence qui cependant était partout, semble, cette fois, dire qu’il est là.

Tout est blanc autour de vous. Le désert ondule. Un léger vent fait moutonner les petites crêtes. Un chameau navigue à l’horizon. Terre ! Terre !… Tombouctou !

Deux blocs d’abord, deux maisons étendent leur terrasse. On n’aurait pas pensé qu’elles fussent aussi hautes ! Ce n’est qu’un mirage. Elles n’ont qu’un étage. La vision s’élargit et, comme une taupinière extravagante, la ville surgit au milieu de sa défense : le sable. Rien ne la précède, rien ne l’entoure que l’immensité. C’est un amas de terre grisâtre et mal battue. Mais s’il n’y avait qu’une seule étoile dans le ciel, elle paraîtrait plus jolie et tout le monde connaîtrait son nom !

Tombouctou !

Seconde pyramide :

AU COLONEL BONNIER
ENTRÉ À TOMBOUCTOU
LE 10 JANVIER 1894
TUÉ
À TACOUBAO
AVEC 10 OFF., 2 S.-OFF. ET 80 TIRAILL.
LE 15 JANVIER 1894

Au désert surtout, les dieux ont soif !


On a parlé des terrasses de Tombouctou. On a bien fait. Cependant, ne vous montez pas l’esprit, ces terrasses sont sans fleurs, sans jets d’eau. Ce sont les plafonds des cases sans toit. Elles ne sont pas de marbre, mais de boue. On ne peut dire qu’elles s’élèvent car elles s’écroulent. Et quand vous ne voyez personne dessus, c’est que les habitants viennent de passer au travers !

Tombouctou ! brûlant labyrinthe !

À part la place où nous avons élevé nos six ou sept bâtiments, bâtiments semblant délimiter une vaste piscine où l’on ne prendrait que des bains de sable, le reste est couloirs se soudant mal les uns aux autres, bien plus souvent cagneux que droits, ou les bandits, s’il en était, vous attendraient tous les cent mètres dans une confortable encoignure.

De la terre mise en cube, voilà les maisons, le cube percé d’une entrée basse, et les fenêtres portant en tête, comme une noblesse, des bois sculptés.

C’est aussi un marché. C’est la ville sans race. Ici, ce ne sont plus les blancs qui ont laissé leurs métis, mais les Arabes, les Touareg, les tout-noirs. C’est un creuset. Après des mois de désert ou de longue montée sur le Niger c’était la cité du plaisir, la nuit attendue des caravaniers.

Tombouctou est encore cela. Salut !

Voici la mosquée et son cône transpercé de bouts de bois comme les joues d’un fakir le sont d’aiguilles.

On la répare. Elle tombait ainsi que tout ce qui est boue, ainsi que la ville…

L’autre jour, le commandant Févez fit appeler le cadi :

— Écoute, lui dit-il, moi je ne suis pas musulman, et tes histoires ne me regardent pas, mais ta mosquée dégringole. Mahomet ne doit plus savoir que dire à Allah ; ne penses-tu pas qu’il faudrait la retaper ?

Le cadi le pensa.

Aujourd’hui, tout Tombouctou travaille à la mosquée. Le tam-tam, en permanence, excite les replâtreurs. Les femmes, les belles sonraïs, rachetant leurs péchés, portent l’eau ; les hommes, les boules de banco ; les vieillards, appuyés sur leur bâton, encouragent du bras et de la voix. Ce sera magnifique. Plus une ville compte de pécheresses, plus les temples sont riches.


Qu’ont donc les blancs contre la cité fameuse ? Tous y sont allés pour y voir le mystère, et paraît-il, ne l’ont point vu. Le mystère ne se voit pas, mes amis, il se sent. Il s’exprime sans voix comme un sourd-muet. Il y en a plein les ruelles désertes. Vous n’avez donc pas assisté à l’Azalaï ? C’est au mois de mai. Les caravaniers viennent des mines de Taoudeni ; ils apportent à Tombouctou le sel qui salera le Soudan, la Haute-Volta, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, la Gold Coast, l’intérieur et toute la côte ! On voit déboucher du Sahel douze mille, treize mille chameaux. L’arrivée seule dure deux jours, trois jours. C’est le désert qui marche sur des échasses.

Les femmes de Tombouctou, les Fachis, ont revêtu leurs plus beaux boubous. Le linge est bien empesé. Le cimier de leur coiffure est refait du matin même ; trois boules de cheveux, tressés de laines multicolores, courant sur la fière arête. Leur or est aux oreilles, leur argent qu’elles ont mis en bracelets est à leurs poignets et à leurs chevilles. Celles qui ont un parapluie sont encore beaucoup plus belles ! Elles surgissent des portes basses de leurs maisons, emplissent les ruelles, gagnent le désert. Elles vont, en chantant, recevoir l’Azalaï.

— Haré ! Haré ! disent-elles (Chantons ! Chantons !). Les caravaniers sont des hommes magnifiques. Nous leur apporterons de l’eau pour se laver. Et si celui qui me choisit est le plus beau, je sais bien ce que je lui donnerai.

Elles vont, s’éventant de leur éventail de fibres de palmiers.

— Haré ! Haré ! L’homme de l’Ouest est un bel homme. S’il est voilé c’est pour que ses lèvres n’aient pas le goût du sable !

Elles sont toutes là, les sonraïs, toutes les jeunes !

— Haré ! Haré ! L’homme des puits a beaucoup de cadeaux, moi je n’ai que seize ans et pas d’enfant au dos !

Le soir de l’Azalaï, les Kanambous, les maris, ne dorment pas dans la case de leur femme.

— Haré ! Haré !

Mais le lendemain leurs épouses leur apportent du mil et du tabac !…

La fête terminée, on entend encore les sonraïs qui chantent :

— Haré ! Haré ! L’homme de l’Ouest reprend la route, mais il n’a plus du tout d’argent !

Haré ! Haré !