Terre d’ébène/Chapitre X

Albin Michel (p. 82-90).
X. Chez le dieu de la brousse (bis)

X

CHEZ LE DIEU DE LA BROUSSE (bis)

Et j’arrivai à Niafounké.

C’est un village comme ça, sur le Niger, quand on marche vers Tombouctou.

Un nègre, ramassé, costaud, en traînait un plus grand, par le poignet. Cela se passait au marché. Tous les cent mètres, les deux compères s’arrêtaient. Le costaud lâchait son homme et, levant les bras il se mettait à hurler, devant la foule assemblée.

L’autre, tête baissée, subissait l’apostrophe.

Ensuite, l’aboyeur le ressaisissait, le menait plus loin ; la séance recommençait.

Alors il passa un blanc, qui portait un vieux casque culotté, un de ces casques de broussard, qui racontent d’eux-mêmes les tornades, les hivernages, les tempêtes de sable, les coups de soleil et les attaques que, par en dessous, mène le cafard.

— Vous devez parler la langue, lui dis-je, que dit celui-là ?

— Il crie : « Ordre du commandant. » Voilà un dégoûtant, un immonde saligaud, un vilain grand cochon, qui a fait pipi en plein midi sur la belle place publique.

— Dites donc, parce que votre casque est le plus sale que j’aie encore aperçu, est-ce une raison pour vous payer la tête d’un étranger ?

— Allez au diable ! fit-il.

Il disparut.

Je me présentai chez le commandant.

— Est-ce vrai, lui dis-je, que votre aboyeur crie : « Voilà un dégoûtant qui a fait… » ?

— Oui, c’est vrai. Ils sont très orgueilleux et cela les vexe.

On ne devait pas s’ennuyer à Niafounké. Je m’arrêtai là. Justement, c’était jour de tribunal.

La physionomie de la résidence était réglementaire. Une centaine de noirs attendaient, assis devant la maison. Toutefois, il me sembla remarquer du nouveau. Sous la véranda, un banc ; sur ce banc, cinq nègres, de toute évidence supérieurs aux autres. C’étaient des chefs de canton en retenue ! Il paraît qu’ils se saoulaient, qu’ils manquaient d’autorité. Le dieu de la brousse leur avait « collé » huit jours de piquet ! C’étaient cinq préfets en bonnet d’âne ! Sacrée Afrique !

La justice en brousse n’a pas de palais. Elle n’a pas de juges non plus. Elle pourrait avoir un chêne ? Il n’y a pas que des fromagers ! La justice, c’est le commandant.

Un commandant est un homme universel. Lors d’une émeute, il se fait maréchal. Dans une période de famine, il est intendant. Si le fleuve ou les hippopotames font sauter un pont, c’est lui l’ingénieur. Conducteur des ponts, il l’est également de la chaussée. Voilà deux ans, on cherchait en France, de tous côtés, un ministre des Finances, chaque commandant en est un ! Il est avocat-conseil. On a vu qu’il était gargotier. Dans les forêts, il sera forestier ; sur la côte, canotier, et dans le désert, il deviendra chameau ! Aujourd’hui, il est juge.

Allons juger !

On s’installa dans une pièce de la résidence, le commandant devant une table, l’interprète à ses côtés. Flanquant la table, deux moricauds de la plus belle eau, deux notables : les jurés. En avant !

Le premier plaignant n’était pas décent. La ficelle qui le ceinturait tombait en lambeaux ! Il pourrait prendre son costume neuf quand il vient au tribunal !

— Qu’est-ce qu’il veut ? demanda le commandant.

L’homme partit dans un long discours. Estimant qu’il avait suffisamment parlé, le commandant l’arrêta. L’interprète traduisit :

— Il dit qu’ayant hérité des deux femmes de son père, dont l’une était sa mère, il a marié sa mère avec l’un de ses amis qui, en échange, lui avait promis une vache. Or, au bout de deux mois, l’ami lui a rendu sa mère en lui disant qu’il préférait sa vache. Il demande que l’ami reprenne sa mère et lui donne un mouton puisqu’il trouve que sa mère ne vaut pas une vache.

— Qu’en pensent les notables ? demanda le commandant.

Les notables dormaient.

— Voyez ces saligauds, fit le commandant, et il frappa un grand coup sur la table. Les autres sursautèrent. Mis au courant, les notables voulurent connaître l’âge de la mère.

— À peu près deux fois mon âge, dit le fils.

Les notables répondirent qu’elle ne valait même pas un cabri !

Le tirailleur de garde saisit alors le fils infortuné et le jeta dans la cour.

On passa à l’affaire suivante.

C’était une tentative de meurtre.

Le blessé entra, se traînant sur son derrière. L’agresseur le suivait et l’aida fraternellement à se placer.

— Alors ?

— Alors, dit l’interprète, voilà : les gens du village étaient réunis pour battre le mil. Le père de celui-là devait 13 fr. 50 au grand. Le grand dit : « Donne-moi l’argent que me doit ton papa. »

L’autre répondit :

— Donne-moi un délai.

Le grand dit :

— Ça va te coûter cher.

L’autre le traita de « petits yeux ». Sous cette grave injure, le grand le tailla avec son coupe-coupe.

— Pourquoi as-tu fait ça ?

— Allah ! Iaké ! Iaké ! C’est Dieu qui l’a voulu, répond le meurtrier.

— Tu as frappé ?

— Non ! commandant, c’est ma main qui a frappé.

— Que disent les notables ?

— Ils disent que, selon la coutume, il faudrait donner au grand cent coups de corde, le mettre aux fers jusqu’à ce que l’autre soit guéri, et le tuer si le blessé mourait.

— Comment va le blessé ?

— Il dit qu’il se porte aussi bien qu’une biche peut se porter quand elle a reçu une sagaie dans la jambe.

— Eh bien ! trois mois de prison, hein ?

— Les notables, fit l’interprète, disent qu’à cause des « petits yeux », cela en vaudrait bien quatre.

— Un mois de plus pour les « petits yeux » !

Au suivant.

Deux noirs et une mousso entrèrent.

— Qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Celui-là, dit l’interprète en montrant le plus petit, est un ancien tirailleur. Il revient de France. Celle-là est sa femme ; l’autre, c’est le frère du tirailleur. Le tirailleur, avant son départ, avait confié sa femme à son frère. Aujourd’hui, il porte plainte contre son frère, parce que son frère ne s’est pas occupé de sa femme.

— Elle n’est pas maigre, pourtant !

— Il dit que son frère lui a donné à manger et que, là-dessus, il est content. Mais le frère lui a fait grande injure et grand tort. Pendant ces deux ans, il n’a pas touché sa femme. Il dit qu’en rentrant il pensait avoir un enfant ; qu’il n’en a pas ; qu’ainsi, il est appauvri. Il demande une indemnité.

— Vous entendez ça ! fit le commandant. Enfin !…

Les deux notables ne ronflaient plus. On leur demanda ce qu’ils en pensaient, selon la coutume. Ils se consultèrent.

— Ils disent, fait l’interprète, qu’il faut demander à la femme si c’est vrai.

— Rri ! fit la mousso. Ce qui voulait dire : c’est vrai !

— Alors, ils disent que le frère lui doit une indemnité.

— Qu’en pense le coupable ? demandai-je.

— Le coupable dit qu’il reconnaît avoir causé un dommage à son frère. Il dit que tu peux le condamner, qu’il est rempli de regrets comme le poisson l’est d’arêtes, mais que la femme de son frère ne lui plaisait pas !

Cela coûta trois cabris à ce délicat-là !

On continua. Il entra encore une femme et deux hommes. Il s’agissait d’adultère. Le mari, la femme et le n’amant. Le mari était vieux, mais il avait un magnifique boubou ; la femme était Peuhl et portait sans voile une belle jeunesse. Le n’amant était pauvre : une ficelle, un peigne en fer.

Le mari dit :

— Mon femme a couché dix fois avec lui. Je demande cent francs.

— Il veut aussi le peigne en fer, dit l’interprète.

— Demande à la mousso si c’est vrai.

— Elle dit que c’est vrai.

— Demande-lui pourquoi elle a fait ça.

La mousso roucoula et, la tête baissée, parla entre ses seins.

— Elle dit que lorsqu’il n’y a plus de mil dans sa case, on va en chercher ailleurs.

— Bien dit ! fit le commandant. Et le n’amant, qu’est-ce qu’il dit ?

— Il dit qu’il a été content.

Les deux notables regardèrent longuement la Peuhl.

— Qu’est-ce qu’ils pensent selon la coutume ?

— Ils pensent que, la femme étant jolie, cent francs ce n’est pas cher.

— Et le peigne ?

— Qu’il faut qu’il rende le peigne.

Le n’amant ne possédait pas un cauri !

— Je le sais bien, dit le mari, alors qu’il vienne travailler mon lougan pendant un mois.

— Tu acceptes ? demanda le commandant.

Le n’amant dit qu’il acceptait. Et ils repartirent tous les trois, gentiment.

L’affaire suivante était également celle d’un trio.

Cette fois le mari ne réclamait que trente francs.

— Allons ! vingt francs, fait le commandant.

— Toi comprendre, dit l’époux, mon femme c’est ma propriété. Quand ji prête un animal, on fatigue mon animal, on me donne indemnité. Mon femme est pareille mon animal : toi, comprendre, commandant ?

— Eh bien ! vingt-cinq francs !

— Non ! Trente francs.

Le n’amant intervint et lança :

— Quinze francs !

— La mousso reconnaît-elle le délit ?

— Elle reconnaît.

— Seizé francs ! dit le n’amant, comme pris d’un remords de conscience.

Le mari voulait trente francs. On n’en finissait pas. Alors le commandant s’écria :

— Je dis vingt francs. Si les deux hommes ne veulent pas s’arranger, je fiche la mousso et le n’amant à la boîte.

— Ah ! non, ma commandant, dit le mari, pas ma mousso. Ji prends les vingt francs.

L’affaire fut ainsi réglée.

Vaches, bourricots, femmes, on ne sort pas de ces cas. Mais pour les femmes, c’est bien moins grave : on s’entend plus facilement que pour les vaches !