Terre Promise (Eugène Morel - La Revue blanche)/8

Terre Promise (Eugène Morel - La Revue blanche)
La Revue blancheTome XIV (p. 354-366).

Terre Promise  [1]
quatrième partie
RÉVOLTE
IV

À la volée, comme cloches enthousiastes de Pâques, comme les grelots tintant aux marottes des fous, les rues, les bois, les champs dévalèrent dans son crâne, fuite éperdue, tumulte, cascade de visions ; — car il fuyait, sans but, n’ayant qu’une soif d’espace, la gorge serrée de la foule des idées qui se pressaient, ne pouvaient passer, tassées dans leur hâte d’être une fois criées ; et son geste seul semait, emplissant l’étendue ; il se hâtait, courait, semant, semant toujours, ainsi qu’un laboureur qui doit avant le soir ensemencer jusqu’aux confins de l’horizon, — il courait, les gens se retournant sur lui, il courait, mais si vite que nul ne pouvait l’atteindre, et nul ne pourrait l’atteindre, même le temps, entassant heures, jours, semaines, années, car son vertige allait plus vite que l’heure qui passe, que la nuit qui se précipite et dévore le jour ; le sol même, acharné à sa suite et courant dessous lui, reculait devant ses pas, le ciel effarouché se sauvait au-dessus de lui, et devant lui c’était toute la nature qui fuyait ; — ses pas si follement rapides à battre l’espace, sa tête les devançait, entraînait, et ses pieds arrachés, saignants, se laissaient traîner, remorqués au-delà des choses qui sont fixes, par la tête lancée à des vitesses d’astres.

Nuit louche… — Ondes vagues des rêves et vapeurs indécises. Mauves gluants de l’aube, choses molles de l’air, et molles des pensées…

Des gens… des rues,..

Il passe, il ne sait pas… Des champs, des plaines… Il va toujours… — Quand donc s’arrêtera-t-il ?

Il s’arrête. — Silence !… C’est Elle. La voici.

— Georgette.

— Oui, moi.

— Tu m’aimes ?

— Viens.

Elle a posé sa main très douce sur son front. Et cette main cueille toute la douleur qui est dedans…

Et voilà tout. C’est tout simple.

Comme ils s’aiment !

Il n’a plus, à présent, la vision qu’elle est morte. Il n’a plus devant lui le cadavre, là, par terre, la flaque rouge, la chair bleuissante et crevée, l’odeur âcre…

Traînée de dégoût que laisse la vie en s’en allant…

Non, c’est elle, plus loin, encore, bien plus loin que cela !

C’est elle jadis, c’est elle tout enfant, toute jeunette… Ils marchaient dans les bois, en se tenant par la main, car on craint tant de se perdre quand on s’aime depuis peu !

Plus loin encore… Quand ils n’osaient pas se parler.

Fumée d’or de cheveux… Son âme s’y évapore.

Regard trouble des yeux ! Son âme s’y endort.

Il tombe, enfin ! — C’est elle ! C’est elle plus loin encore. C’est elle tellement loin que cela n’est plus rien…

C’est du sommeil… du bon sommeil, d’au bout de tout.

Oui… c’est lui : le sommeil. Il frappe pour qu’on lui ouvre. Toc, toc ! au fond du crâne. Toc ! toc ! à coups pressés. Ça danse, ça danse… C’est le sommeil qui entre… Et puis ça tourne, cela s’en va… On ne sait plus.

Personne. Il faisait très froid et grand silence.

Il émergeait péniblement d’un long sommeil. Il se traînait jusqu’à une conscience précise, une idée qu’il avait laissée près de lui en s’endormant, et qu’il ne retrouvait plus. Péniblement, de ses sensations engourdies, il tentait de dégager un : où suis-je ? et qu’ai-je fait ?

Bah ! rien. Du passé. Ce n’était plus.

À présent il n’y avait qu’un mur, très long, devant lui.

Ce mur devait être dans ou près de Paris, où sa course de fou, comme un phalène aux flammes, sûrement l’avait ramené. Prés de Paris. À droite, maisons éparses, champs maigres. À gauche ce mur.

Mur étrange. Il était si long, si long…

Jean longeait ce mur, qui tournait et continuait encore. Il semblait revenir pour lui barrer la route.

Jean alors avançait ses mains contre le mur, comme pour l’écarter. Mais les pierres en étaient si douces, si tendres, qu’il s’oubliait à les caresser comme de la chair, ces pierres molles, ces pierres charnues, ces pierres vivantes…

Il longeait de nouveau le mur, le mur sans fin.

Il se ruait pour l’abattre, il le démolirait, il verrait au travers — ce qu’il y avait de vivant derrière cette façade. Il plongeait ses poings dans la pierre flasque, les retirait pleins de sang, et se ruait encore. Ah ! le mur éventré pantelait donc ! Il voyait…

Le mur n’avait pas crié, s’était seulement plaint très doucement, ne sachant pas pourquoi on lui faisait du mal, comme ces innocents que le peuple exécute, qui ne savent pas que nés rois ils avaient avant de naître commis tant de forfaits.

Eh bien ! Derrière ce mur…

Des croix, des tertres, des pierres ; un champ d’automne qui se fane sur des souvenirs de vies qui fleurirent autrefois…

Cimetière, ville endormie.

Des millions de souffrances, s’étant éteintes, ont jeté là les loques de leur existence usée. Habits de travail, de fête, de guerre. Tout cela qui a servi et ne peut plus se porter. Des couronnes ! Autrefois des têtes de vivants en portaient. Des emblèmes de souvenirs qui s’effritent pour bien montrer qu’ils oublient. Et des fleurs par milliers. Des fleurs toutes rouillées.

Du pâle soleil d’automne caresse sans réchauffer, caresse doucement comme pour consoler, — ou craint de réveiller.

Retiens aussi ton souffle ! Ne réveille pas ! Si quelque clairon résonnait, tous ces morts si bien couchés en rangs, il semble… S’ils se levaient, ils seraient déjà en ordre de bataille.

Mais rien ne retentit. Le sommeil est très doux. Une femme qui dort les bras au-dessus de sa tête, les lèvres entr’ouvertes — et qui ne sait pas qu’elle ne doit pas se réveiller ! — Chérie, chérie, que tu es belle ! Et le cimetière aussi, chérie, dort gentiment. Âme douloureuse, tu dormiras comme cela. Car ils furent agités de farouches convulsions, ces morts qui se dressèrent de tant de rage et d’héroïsme, qui montèrent si haut pour tenter si vainement de réaliser leur rêve, et de planter le drapeau de la dernière révolte. Mais revenus de ces voyages excentriques, ils sont descendus de tous, ces rêves, et de la vie.

Ils dorment là, les pauvres héros inutiles…

Les pauvres héros… les derniers.

Voici le mur, l’endroit du saint anniversaire !

Hélas ! morts pour rien. Sacrifiés sans raison. Leur sang jeté à des sillons infertiles. Ils ont été dormir sans même une promesse d’un meilleur lendemain.

Et depuis il n’y a plus rien eu.

Ici, à ce mur, la dernière révolte a craché le dernier espoir. Ici la France agonisante s’est couchée.

Et depuis il n’y a plus rien eu.

Et puis, il n’y aura plus jamais rien !

La Revanche !

Vous aussi ! Une revanche ! Les fleurs se sont rouillées… Printemps, printemps, venge-nous ! Il les vengera faisant jaillir mille autres fleurs. Mais il y a plus de vingt ans que l’hiver sévit ; si le printemps est mort en route, qui le vengera ?

Gamin, tu te rappelles ; oh ! les belles journées ! Pantalons rouges, képis galonnés… Pif et paf ! Ça tombait sous les balles. Gamin ! que tu en tuas ! Homme, tu peux aussi meurtrir nos sociétés, découdre beaucoup de galons, et mettre d’autre rouge aux jambes que la garance.

Pourtant tu ne fus pas victorieux.

Le droit était pour toi. Le devoir était pour eux ! La force décide. Tu tuais pour faire mal, ils tuaient pour faire bien. Deux stupidités. Nul ne savait ce qu’il faisait. Mais à présent tu n’es ni un gamin féroce ni un soldat aveugle. Tu as réfléchi, et tu agis, responsable. Et le crime que tu commettras est odieux, et justement parce que ce crime a une idée. Du juge, du soldat, ça ne sait pas ce que ça fait, ça tue comme les bœufs paissent, comme tu tuais, enfant, parce que c’est féroce, que leur instinct d’homme est de tuer, féroce, ou simplement docile, que ça obéit, ou en un mot que ça fait son devoir.

Le devoir, — l’idée des autres.

Tu as la tienne. Quelle est-elle donc, l’idée que tu as qui peut se changer en un acte ? Est-elle nouvelle, puisque tu veux qu’elle change le monde ! Est-elle puissante, puisque tu te dresses en conquérant, au-dessus des hommes, toi, tout seul, ayant raison.

Mais puisque les hommes ne veulent plus !

La Revanche ! Derrière soi un peuple, c’est la Révolution. Elle fait ce qu’elle veut, elle est la voix de tous, elle ne répond de rien ; le vent passe ; tout se courbe. Mais toi, individu, qui crois savoir mieux ce que tu fais qu’une foule, tu répondras, pour tout le sang que fera couler une idée même la plus haute et généreuse, tu répondras.

Les plus stupides, sans que nul en réponde, en ont tant fait verser ! Vides et niaises phrases des responsabilités. L’histoire jette là-dessus de telles pelletées de terre ! La Révolution, la grande et victorieuse, a vidé de pleins tombereaux de choses vivantes et pensantes, pour jeter quelques bases de son œuvre inachevée. Et une bataille, la moindre, pour un lambeau de pays, jette bas que de milliers d’existences tronquées ! — Et moi, libérateur, pour le bonheur humain, je ne disposerais pas de quelques existences !


L’œuvre, une machine grosse comme le poing peut la faire. Une aiguille tourne, quand elle en sera à tel point, les murs s’écrouleront et les vies affolées s’enfuiront loin des corps, un cri épouvantable arrêtera ceux qui passent… Pour affaire, pour plaisir… ils passent. Halte ! Écoutez ! — C’est le cri de ceux que vous écrasez. Vous ne saviez donc pas que vous faisiez souffrir ?

De quelle chaire parlera-t-elle, quel piédestal la mettra en haute lumière, la petite machinette à la puissante voix ?

Sous un palais quelconque, somptueux, inutile ?

Chez tous ceux qui détiennent des portions d’injustice, — autorité, propriété, servilité. Juges, prêtres, soldats, financiers, — ou bien les employés des administrations ?

Ou la foule, la simple foule et grande coupable. Meurtre anonyme de l’anonyme ! Du peuple-roi !

Emblème, sans frapper de vivants, frappe un emblème. Ici, tiens, cette statue de ville que les Français pleurent, l’ayant perdue, et où couronnes, drapeaux attestent haut regrets, lâchetés, et crient vengeance, dans le silence de ceux qui n’osèrent pas se venger, et laissèrent dans son lit mourir roi l’oppresseur. — Plus loin, cette pucelle, libératrice de France, brûlée vive par les prêtres, depuis souillée par eux, Notre-Dame de la Quête, pilules de Dieu qu’on sucre de patrie, pour vendre,.. — Et, dominant Paris… — ville des révoltes, tu dors, ville de liberté, tu es à mes genoux, — honte des hontes ! est debout, s’achève le Sacré-Cœur.

Et il domine aussi les morts, — ses morts, — à côté même du temple, un peu plus grand que lui, un peu plus grand que Dieu, Thiers le très-petit. Bah ! laisse ces ruines. La foule une fois l’an passe, sans même songer, — dimanche ! boutiques fermées, — près des deux temples, ou des deux tombeaux, oubliés…

Prends au hasard plutôt un homme connu de tous, prêtre, général ou magistrat, ou simple riche. Désigne ce bouc émissaire de nos souffrances. Qu’il aille dire à ceux de sa caste : Châtiment ! nous sommes des criminels, nous sommes des criminels…

Expie donc, ô conscience publique, légalisée, toi, juge, qui répandis des siècles de prisons, coupa des têtes, et sus faire d’honnêtes gens avec des messieurs bien, un instant calomniés. Que s’éparpille à tous les coins du tribunal, la cervelle qui contint le fameux libre-arbitre, ton auguste cervelle, réceptacle de justice !

Bah ! le simple hasard… Quand on veut faire du mal… Au hasard, par les rues, quelque part, sans chercher.

Les têtes des humains sont des cases bien closes. Les yeux même savent ne laisser percer que des mensonges, et les oreilles se bouchent aux idées ; — mais des murs, dans une rue, des murs de maisons somptueuses, cela a des fenêtres ; volets ni rideaux ne ferment bien. Le soir, lorsqu’on se promène, on voit de la lumière. Ici l’on rit, ici l’on chante, ici l’on danse… Il y a ici, autour de la lampe familiale, de tranquilles bonheurs qui causent gentiment, et d’autres qui lisent, travaillent bien avant dans la nuit… Ah ! que la Terreur se dresse, que la voix de la Révolte retentisse une fois, — toutes ces bouches parlant le même cri d’épouvante, d’accord, s’uniront pour maudire, mourir… — ici l’on rit, ici l’on chante — ah ! que l’on meure ! du moins partout on tremblera.

Des musiques ici, versent de douces joies…

Le reflet au plafond blanc des lustres du salon, laisse par les jalousies, comme la jalousie des pauvres aux vitrines, sur la nuit et l’ennui filtrer lumière et joie, brillantes comme du pain devant qui a bien faim…

Le pauvre, en bas, regarde les fenêtres allumées.

Pourtant la réunion s’imagine bien close. Intime… On est chez soi. Les volets sont tirés ; tapis, bourrelets aux portes. Comment donc entrerait la douleur ?… Cependant…

Elle entrera, abattant tout, murailles et gens…

Le passant malheureux, a vu de la lumière. Il s’est dit : il y a du monde… Et quand on dît : il y a du monde, on pense ceci : ils s’amusent. Le monde… cela voudrait dire que l’on souffre.

Comment donc la douleur fera-t-elle pour entrer ?

Qui sait ? Peut-être une enfant, rien qu’en disant une fable, apporterait un peu de la douleur du dehors… Mais non ! Vers pleins de pitié, beaux vers attendrissants… Mais un enfant n’a pas assez de voix pour qu’on entende, sans doute… Parle, toi, Révolte, élève ta voix terrible ! En l’air, pleurards, murailles, choses, bêtes et gens… L’allégorie des fables va se faire comprendre…

Non ! pas encore. Attends que le soleil soit de la fête. Passe le printemps. Qu’encore quelques amours fleurissent. Il y a l’anniversaire d’une journée de révolte. Si ce jour-là la tombe de la révolte se couvrait de fleurs ?

Ce jour-là, radieux jour, au plus chaud du soleil, la France sort ses robes de fêtes, ses robes du temps jadis, toute son armée, pimpante, et l’on dirait toute neuve, comme si encore on s’en allait partir en guerre !

C’est beau à voir. Saint-Cyr, espoir de la nation pavane sous l’œil des mères enchantées. Des mères qui ont des fils, et friandes, trouvent beau le défilé de bataille.

Un homme commande et devant la tribune royale, la France pivote, tourne, marche, fait le chien savant…

Si ce jour-là, le cri de douleur se faisait entendre ?

À cette voix, garde à vous que l’on n’attendait pas, la manœuvre serait pour tous, chefs, spectateurs, armée, et nul ne distinguerait pour la bonne tenue dans la pirouette d’ensemble, le premier bataillon de France des Corps constitués.

Massacre, haine, vengeance, stupidité ! Plus bête que la misère et le sans-pain qui nous blesse, cette faiblesse de ne pas égaler en mépris votre arrogance, vous qui vous bouchez les oreilles…

Mais vous vous retournerez, vous entendrez quand même…

Car si pourtant, quelque atrocité que ce soit…

Si cependant, — vraiment, — il ne fallait que cela !

Quelques morts. Pour l’exemple !

L’exemple ! raison de la justice !

Est-il sûr que ce ne soit détruire que pour détruire ?

Et si pourtant c’était pour sauver la patrie !

Sauver notre patrie. Ah ! notre sang, tout notre sang ! Serait-ce trop !

Le drapeau passe. Chapeau bas. Salue cette grande idée. Ce n’est qu’un morceau de bois chiffonné de couleurs. Mais c’est une chose pour laquelle on se fait tuer, pour laquelle on est fier et heureux de mourir.

C’est la gloire, l’histoire, — dévouements, héroïsmes !

Pour sauver pas même une patrie, mais son emblème, ouvre au hasard le livre des siècles révolus ; la grêle ne précipite pas tant de grains sur les champs ensemencés, que le drapeau de morts sur les champs de bataille. Sache que nul ne s’est plaint, et que nul n’hésita, hier encore, quand dans la dernière des hautes tueries, ce maréchal duc pria des hommes de mourir pour sauver dix minutes la gloire du pays.

Six régiments ! Six beaux régiments étincelants !

— Messieurs, je ne vous demande que dix minutes de résistance ! Dix minutes. Cela suffit pour qu’il n’en reste pas un. Et ils se sont rués, et l’ennemi stupéfait, s’est arrêté, en s’écriant :

— Ah ! les braves gens !

Ce n’est pas dix minutes, messieurs, pas dix minutes, c’est une seule seconde que l’anarchie vous demande.

Et ce n’est pas, voyez-vous, pour sauver la patrie. C’est pour l’humanité, pour toute l’humanité !

Ça ne vous dit rien ? Ça n’a ni galon, ni drapeau.

Écoutez. C’est vous d’abord, c’est la patrie, et vos enfants, et votre famille, tous les vôtres, et tous les autres, et toutes les familles des autres, et toutes les patries, et toute la planète, si tant est que jamais nous ne montions plus haut ! Et c’est l’avenir, et ce sont les petits qui naîtront, qui, comme nous, venant on ne sait d’où, vers on ne sait où, de la mort à la mort s’arrêtant à la vie, voudraient, dans cette auberge où ils passent si peu de temps, trouver bon feu, bon gîte, hôtesse accorte et le reste, pour repartir contents.

Au nom de l’humanité, beaux régiments, courage ! Quelques minutes, quelques minutes de résistance !


La mitraille pleut. Les hommes tombent. Le ciel rougit.

Les six beaux régiments… — il n’y a plus de régiments !

Oh ! les braves gens ! Rudes gars aux cuirasses étincelantes… Dans le fossé, pêle-mêle, pieds, têtes, armes, âmes et chevaux.

Il reste de cela ? Ici de la chair pourrie. Là-bas, des femmes qui pleurent.

La poudre se tait, ainsi qu’a fait la vie.

Vers le ciel les nuages de poussière s’évaporent. Du ciel le calme et le silence tombent. Un peu de poudre encore, fumée, panache blanc, rien, vapeur, ombre, moins encore, plus rien : un peu de gloire.

La France pas sauvée. La douleur plus énorme…

Pour la gloire, seulement ! — quelques minutes de résistance !


Regarde. Voici la ville. Immense, lumineuse. Paris ! La grande rumeur, la magique lueur. Elle t’attirait jadis. Nuits brûlantes d’espoir… Une voix retentissait. Quelqu’un, de la ville, t’appelait, te disait : Va ! Il faut. Sois le Messie…

Une voix te commandait d’aller sauver les hommes.

Regarde. Voici Paris. Des lueurs, des rumeurs. La voix parle toujours, elle se plaint et t’appelle. Qu’y a-t-il de changé ? Rien. Écoute, regarde…

L’humanité souffre toujours.

Chaque matin, chaque soir, flux et reflux de travail aux grèves du capital, la misère va porter ses richesses aux riches.

Il manque un être, une femme, que tu aimais, que tu as tuée. Il manque un autre, d’autres… Non, il ne manque rien. Cela ne se voit pas. Peut-être n’y a-t-il de moins que, dans ton cœur, l’espoir que tout va changer et qu’on va être heureux…

Insensé ! Mais regarde donc… Que peux-tu faire ? Rien ! dans… ça, cette ville, qui n’est qu’un coin du monde, dans ce qu’est un instant dans l’infini des siècles…

La ville, à toi tout seul, dans une seule journée… élargis ton geste, ouvre les bras, il faut l’étreindre… il faut soulever toute la misère qui pèse dessus.

À toi tout seul…

La voix qui t’appelait se moquait dont ? Tu as cru cela, puisque tu en as écouté d’autres. Les mots d’amour, les mots qu’un enfant balbutie, détournent les enchantements. Mais tout s’est tu soudain. Les esprits, les fantômes, les êtres de sorcellerie, et les espoirs d’un monde qui serait un peu meilleur, se réveillent dans l’ombre comme si ce qu’on nomme « Silence » n’était que le tumulte formidable de leurs cris.

À nous ! Fais ce que tu peux pour nous, toi qui es libre. Avant de rentrer à la mort dont tu sortis, repasse par la jeunesse, où tu laissas des rêves. Réalises-en un peu, le peu que tu pourras…

Le peu que je pourrai… Ce peu sans doute est rien.

Si je ne faisais rien ?

La colère brûle, s’use, se consume. Le vide s’est fait autour. Le feu ne se communique pas. Il n’y a pas d’incendie. Rien qu’un feu triste, qui se meurt.

Ce qu’un homme peut faire ? Mais… du mal, et encore pas autant qu’on voudrait !

Un peu de bien aussi, pourtant. Très peu, mais sûr. De la joie répandue, une douleur de moins, ça se voit, on est certain, et cela vous fait aussi du bien, à vous.

Que vas-tu faire ? Nul bien ne justifie nul mal. Pour soulager le poids trop lourd de nos misères, tu jettes une épée de l’autre côté de la balance. L’épée l’emporte, c’est vrai. L’autre poids n’est pas moins lourd. Acte d’homme, la justice aggrave l’acte d’homme. Tu frappes, comme des juges te frapperont demain. Le mal ne compense pas le mal, il s’y ajoute. Un crime puni, cela fait deux crimes. Un exemple ! Exemple de tuer qui sera suivi.

À quoi bon te venger ! Même si tu réussis, si le signal que tu donnes sauve vraiment le monde — toi, tu ne le verras pas. Peut-être sèmes-tu le bonheur, mais tu le sèmes, songes-y, sans ce sillon : ta tombe.

Beau militaire, ce sera pour la gloire seulement.


Le livre ici se ferme et le héros va mourir…

Mourir ? À moins, pourtant… — S’il avait réussi ?

Agir ! Faire ce que les hommes nomment : une action.

Est-ce que, par hasard, il aurait réussi…


Réussi ! Mais alors, ce ne serait pas un livre. Un hymne ! Des cantiques… des actions de grâces ! Toutes les bouches chanteraient la joie de tous les cœurs… Qui donc oserait parler d’une voix isolée pour célébrer de telles choses ! Qui donc… — Mais des plus humbles, des âmes les plus basses, l’enthousiasme ferait des poètes ! — si un homme…

— Un homme ! Mais ce n’en serait plus un ! À deux genoux, nous tous, priant et adorant…

Tous, tous, même ceux qui se croient riches aujourd’hui… on adorerait…

Bien plus qu’un Dieu… — qu’on craint seulement, — on aimerait…

« Celui qui apporta le Bonheur sur la terre… »


Si cependant un poète, — de tellement de génie — donnait, par la magie d’un rêve de géant, l’illusion — rien qu’un semblant : une illusion — que cet homme — était-ce un homme ? — a réussi, entendez-vous ? a réussi !

Il a agi ! lui, le pauvre !.. — Il a agi ! Ce fut pour le Salut du monde ! Il a crié si fort sa misère et la nôtre, qu’on entendit… Un acte… — Lequel ! — Parbleu ! un crime ! Un meurtre, des meurtres, n’importe, une chose de sang, une lâcheté cruelle, une action enfin, mais qui fut le signal que tous, morts et vivants, depuis des siècles, attendons. Clairon qui souffle du sang, diane d’allégresse rouge, qui doit soulever les dalles des tombes vermoulues, secouer le sommeil lourd de ceux qui ne sont plus, qui réveillera les morts, toute la foule des morts des révoltes passées, — tout ce qui dort, semble mort, et se résigne en nous, — nos âmes, cimetières d’espoirs évanouis, — et qui dressant debout les couchés à jamais, — pour la grande bataille, jugement, — le dernier ! celui qui fera élue ou réprouvée la société, le monde meilleur, ou bien son néant à jamais, — rendra vie aux cadavres et courage aux vaincus, et te rendra donc à nos cœurs lâches, toi, Révolte !

Oh ! l’illusion ! le rêve que cela va s’accomplir ! Rien qu’un peu d’illusion, le semblant que cela est, le semblant, pour un instant, — un peu d’illusion, — d’ici la dernière page…

Mais tu le peux, puisque rien de tout cela n’est vrai… Fiction seulement ; reflet du monde sur une âme. Pourquoi cette âme, miroir enchanté, miroir d’or, qui reflète seulement quelques rayons venus d’ailleurs, les renvoie-t-elle nus, sans les tremper de joie ?

Fouille dans ton cœur, tâche d’y trouver un peu d’espoir. Pour colorer un peu la vie des pauvres gens, trouve, délaye un peu de poudre de bonheur resté des illusions pas tout à fait ternies ; fais beaucoup avec peu, étends, — pour que ça brille, pour que cela semble heureux…

Fouille dans ton cœur ! Quand tu en sortirais toute la peine qu’il contient, quand tu pourrais la jeter toute sur l’univers en des phrases telles que tous sentent ce que tu sens… Parmi tant de douleurs, quoi ! une de plus… qui la verrait ?

Mais une goutte de joie, cela se verrait tout de suite.

Et le héros aussi, au moment de frapper, se demande : ne pourrai-je faire un peu de bien ?

Il hésite, cherche en lui, et voudrait sur ce monde, la Société — le mot vague qu’il aimait tant, — répandre quelque chose d’espérant, de consolant…

Rien. Il ne trouve pas. Il n’a en lui que sa rage.

Eh ! bien, pourquoi agir ! Renonce… Dernier effort… Cette croix d’espoir en un monde meilleur, porte-la jusqu’au bout du calvaire de ces temps-ci… Quelques pas, d’ici ta tombe. Tiens ! c’est tout près… C’est là…

Non, il ne peut pas. Déjà ses genoux cèdent. Et toute sa bonté croule dessous sa rage.

Patience… Encore un pas… Un effort ! — Impossible. Oh ! c’est trop lourd, aussi, cette croix de nous tous, ce que l’on nomme, m’a-t-on dit, la Résignation.

Il cède. Il n’ira pas jusqu’à sa propre mort…

Et il laissa tomber toute sa rage de lui.

Pour la gloire seulement, quelques minutes de résistance…

Cela suffit quelquefois pour la victoire… Quelques minutes… Mais non, toute cette mort, ce sang, et l’horreur de ces crimes, cela ne sauvera pas le monde, cela ne sera que de la vraie douleur qui ne fait de bien à personne… Tueries ! Et voilà tout. Ce ne sera que pour la gloire…

Pour la gloire seulement…

Pas même pour la gloire !

Ainsi qu’un long sanglot qui s’étouffe comme la misère qui l’enfanta, le long feu d’une plainte, l’effort du ver de terre sous le pied qui l’écrase…

Imbécile ! C’est donc cela que l’on nomme une action !


Eh ! qu’importe laquelle ! Du sang, de la douleur, inutile toujours, ce avec quoi on fait de la gloire, quand on s’arrête… Mais on ne s’arrêta pas. On n’avait pas le temps.

— Avez-vous entendu… Avez-vous entendu ?

— Où cela ? Quoi donc ?

— Ici. Des cris de douleurs. Un acte vient de s’accomplir. Une chose inouïe. C’est extraordinaire. Des gens sont morts un peu plus tôt qu’ils n’auraient dû…

— Morts… Des morts, des blessés. Combien ? Dites, dites vite.

— Combien en faut-il pour que cela soit très beau ?

— Des morts, des morts. Des innocents… Ceux qui n’avaient rien fait…

— Qui sait. Peut-être, en mourant, ils auront fait beaucoup…

— Peut-être un jour…

— Bientôt…

— D’autres agissant de même…

— Non, non ! Demain les morts seront tous enterrés. On oubliera. On recommencera, toujours de même. C’est une plainte de plus…

— Celle-là, on l’entendit. Des gens qui ne savaient pas s’arrêtèrent, stupéfiés : quelqu’un a crié la.

— Cela venait de la misère…

— Bah ! Ne faites pas attention !

— Cette plainte pourtant signifiait quelque chose…

— Chut, des pas…

— Quelqu’un est là… qui marche…

— Quelqu’un… Plusieurs… Ce n’est pas un homme, c’est une troupe…

— Ou une armée…

— Un peuple !

— Écoutez ! On ne peut dire s’ils viennent ou s’éloignent…

— Mais on peut dire pourtant qu’il y a quelqu’un là.

— Et c’est celui sans doute qui ne s’éloigne jamais…

— Qui reste toujours, tapi dans l’ombre des lâchetés, et surgit, lumineux, quand on l’attend le moins…

— L’Esprit de révolte…

— Cette plainte signifiait quelque chose…

— L’Esprit de révolte a balbutié en dormant.

— Que disait-il ! Avez-vous compris ? que disait-il ?

— Ceci :

— Il y a des douleurs qui ne se résignent pas.

— Et qui espèrent…

— Et qui agissent…

— Font quelque chose pour souffrir moins.

— Font quelque chose… Mais quoi !… des souffrances de plus

— Et si cependant, — vraiment — il avait réussi ?

Non, cela ne se peut pas, puisque nous sommes ce que nous sommes. Inconsciente brute, héros, prophète, criminel, il fit comme les autres, comme sous les religions, sous les empires, sous les républiques, sous la nôtre, — il tua.

Propagande d’une camelote de doctrines, pour faire quand même à tous et de force acheter, sur prospectus, sans la montrer, sans même en présenter un dessin alléchant, cette société meilleure, qu’il ajouta au stock de rêves démodés, dont, même au rabais, les malheureux ne veulent plus, il fit du bruit, beaucoup de bruit, tout le bruit qu’il put…

Et puis il fut méchant comme on le fut pour lui, il se fit criminel pour s’ériger en juge, fit un exemple, — qui fut suivi.

Le hasard d’une machine avait mis quelque peu de puissance dans sa main…

Comme les lois en mettent tant en d’autres mains.

Aussi fit-il du mal comme ceux qui sont puissants.

Il n’en fit pas beaucoup, parce qu’il l’était peu…

Ayez pitié ! Ayez profondément pitié.

V

Or un homme vivait d’une profession basse et humiliante, servant les désirs de ses semblables, attendant son salaire de leur générosité. Il ne pensait pas. Il était heureux. Il saluait le drapeau qui passe, et avait été bon soldat. Il lisait le Petit Journal. Il aimait la compagnie de ses semblables. Satisfait de son sort, il n’en savait de meilleur.

Un homme vint et lui demanda à manger, et s’étant bien repu dit : que nous sommes malheureux !

L’étranger parla alors de choses étranges.

Il dit que les temps étaient venus de vivre plus heureux, que les serviteurs mangeraient à la table des maîtres, et que loin de rien attendre de leur générosité, ils partageraient ensemble, confraternellement.

Il dit que l’inégalité était monstrueuse, que l’intelligence et la beauté mal réparties, cela suffisait sans que la fortune le soit aussi.

Il dit que l’armée était inutile et odieuse, que l’argent qu’elle coûtait causait notre misère, et qu’il fallait forcer les gens à s’entr’aimer.

Il dit qu’on nous avait promis le bonheur au ciel pour nous empêcher de le chercher sur la terre.

Et il osa dire qu’il y avait de quoi manger pour tous.

Et il dit encore qu’il ne fallait plus tarder à l’accomplissement des grandes choses, mais frapper les esprits par des actes terribles.

Ceux qui se trouvaient là faisaient cercle, et riaient. Ils riaient. Les bêtes rugissent, les hommes rient. Et c’était comme une cage où l’on serait venu dire : tigres, voici des brebis, surtout aimez-les bien !

Mais l’esclave ne riait pas, et pensait. Il n’avait jamais pensé. Ces choses qu’il entendait dire lui glaçaient le cœur. Son âme, chauve-souris égarée au soleil, touchée pur un idéal subit, avait mal.

Quoi ! plus d’armée, plus de maître, plus de patrie, plus de pourboire !

Être obligé d’être soi-même, — individu.

Son. collier s’était pourri. Tandis qu’il s’attardait à renifler quelque chose, le maître était parti. Seul, perdu, pauvre chien errant, la queue basse, il s’en allait flairer à toutes les jambes quelque maître nouveau qui voulut bien de lui…

Ah ! l’homme qui concevait de ses rêves sublimes, était vraiment hors de la société, était vraiment anti-humain, monstrueux. Et l’esclave dit : c’est peut-être l’assassin que l’on cherche.

Ainsi fut reconnu le crime à la beauté de ses rêves.

Et Pilleux fut livré, pour que Justice soit faite.

(La fin au prochain numéro.). Eugène Morel.
  1. Voir La revue blanche depuis le 15 août 1897.