Terre Promise (Eugène Morel - La Revue blanche)/1

La Revue blancheTome XIII (p. 241-262).

Terre Promise
première partie
CERVELLE DE PAUVRE
I

— Citoyens, nous avons beaucoup souffert…

Et, vieillard, tu souffrirais encore ! Si ce n’est toi, tes fils, leurs fils, et bien au-delà. La misère tient bon l’homme ; les révoltes, vieillard, l’ont secouée vainement, elle ne lâche pas prise.

— Nous avons beaucoup souffert.

Après ? après ? Silence, de grâce, un peu ! Le vieux a la voix faible ; et ses mots qui s’empâtent dans sa barbe grise, ne rejoignent plus ses pensées déjà parties si loin !

— Beaucoup souffert, beaucoup souffert…

Où cela, ses souffrances ? dans la grande buée d’une vie presque enfuie ? Où ? dans cette mêlée de rage, peine, espoir, désespoir, efforts, de révolte et d’ennui, toute la mort ! où il ne distingue plus que les cadavres de ses joies ? Clignent ses pauvres yeux, harassés de souvenirs.

Le pâle soleil de France tombe des vitres hautes, éclaire la foule terreuse, déguenillée, fébrile, et, sur les murs blafards, l’auréole de drapeaux des Mariannes de plâtre, — mais pâle, pâle soleil ! le vieux n’y peut plus lire, ne peut plus lire qu’en lui-même…

— Là-bas… là-bas…

Certes, il y faisait bon. C’était un autre soleil !

Oui, par delà les mers, aux terres australes, d’où il venait, quel astre radieux, puissant et réchauffant ! Mais par delà ces temps-ci, aux temps dont il venait, plus chaude que les tropiques, plus rouge que les couchants, la dernière des révoltes avait flambé et soleillé sur eux et leur avait versé de telles pleines âmes d’enthousiasme, que vingt ans de défaite aride n’en avaient pas bu le fond, resté si chaud, si clair, que les dernières gorgées semblaient avec l’échec, exil, lassitude, impuissance, et toute la République qui fut depuis ce temps-là, vous arracher du corps, du cœur, toutes les vieillesses.

Aux temps où l’on croyait à la rénovation du monde…

— Et j’y ai cru, à la fraternité humaine, à l’écrasement de la haine, et de tout le mal stupide que se font les hommes entre eux. J’étais du jour où pour se trouver un amant, il suffisait à une idée d’être belle. Révoltes, massacres, batailles, toute une vie de labeur !… C’était pour la liberté, pour le bonheur, — pour une société meilleure… Ah ! nous avons beaucoup souffert, beaucoup souffert !

Siècle, le grand siècle, le siècle prodigieux, le nôtre ! celui qui avait le plus pensé, le plus inventé, celui qui avait tué plus qu’aucun autre siècle, avait-il assez souffert, assez souffert ?

Et après ? De grandes choses formidables, en dedans. Mais rien ne sortait. Sans doute le vieux avait cru parler, livrer ses souffrances en exemple… mais le froid, le pâle soleil… non, plus de quoi chauffer la machine à discours. Trop loin peut-être aussi le temps où il avait mangé… Et les autres, avides de parler, eux aussi. De leurs souffrances ? Ils n’en avaient pas eu encore, — mais en auraient ! Avides d’en parler d’avance, ils trépignaient. Qu’as-tu à dire ? tu n’as que souffert ! Eux, ils ont à souffrir !

— Citoyens, nous avons…

La salle pouffait de rire.

Il ne voyait pas la salle. Dans sa tête murée, d’où nulle phrase ne sortait, n’entrait aucune huée.

La Révolte ! Il l’avait vue, il la revoyait !

Il avait tenu, aux barricades, jusqu’au bout ! Mais il n’avait plus de balles, il ne pouvait plus tirer ! Il tenait encore, devant cette foule, qui le bafouait. Mais il n’avait plus de phrases ; il ne pouvait plus parler.

Son bras seul évoquait, tâchait de faire comprendre, montrait des choses sans nom, énormités de rage, de meurtres, de luttes, que nul ne pouvait voir là, et qu’il savait y être. Son bras, qui quelque temps en brandissant la crosse avait paré à la défection de la poudre, voulait encore combattre cette foule en gaîté, dire du geste, puisque la parole trahissait, et son bras étendu semait à la volée ; il avait plein son âme de vengeance à semer. Il se hâtait et nul ne voyait tomber les grains… Vieux fou, que faisait-il ? Nul n’aurait pu le dire. Mais peut-être on reconnaîtrait à la voir lever de terre, si toutefois à jamais ces sillons ne sont stériles, la graine qui remplaçait dans ces deux mains muettes, les gerbes de révolte dont elles furent pleines.

O Commune ! Poudre et pétrole, barricades et flammes, cris d’espoir, cris de mort, cris de bête ! Il croulait des charretées de cadavres et de rêves, tellement qu’ils couvraient le sol, et s’entassaient, pesaient, si lourds, que l’espérance en dessous étouffait ! — et, dégagée, jamais elle ne s’était ranimée.

Assez, assez ! Vieillard, descends. À d’autres la parole !

Descends, vieillard, et tant pis si tu n’as rien dit. D’autres vont parler…

Et ce fut la prison, les pontons et le bagne, quand tu fus descendu de la dernière révolte. Mais la tribune est vide et nul n’a plus parlé.

Et cependant, nous tous, nous aurions tant à dire !

D’autres parlèrent.

Enfant, tu écoutes, toi ?

Les poings serrés, avide, sans agir, il écoute. À la belle couleur de l’avenir qu’on lui verse, ses lèvres se mouillent… Tout cela, pour lui, se parle ! Les beaux rôles qui lui sont destinés ! Lequel jouer ? Choisir !

N’importe lequel, mais que la toile se lève donc ! Attendre ! Les théories diffusent leur brouillard. Brouillard doré derrière lequel est le soleil…

Le ciel resplendit, la terre est couverte de brume.

Et voici l’astre ! Grand jour ! — Et l’on ne voit pas à deux pas devant soi.

D’autres parlèrent. Ceux-là n’avaient guère souffert ; ils étaient très malheureux.

Ils ne savaient ni la révolte ni la bataille. Leur droit était celui d’élire des députés et boire des absinthes ; leur drapeau faisait bien à la porte des chands de vin. Aussi criaient-ils fort ; les grands mots font grand’soif. Les mots où il faut que toute l’ardeur d’un homme passe, qui sont tout l’enthousiasme et seront tout l’avenir et la seule vengeance ! les mots qu’on n’aura pas, un jour proche, à défendre, baïonnette devant et poitrine derrière, à cette tribune que font les pierres levées des rues, — il faut qu’ils aient beau son et panache de brave !

Tocsin verbeux des incendies imaginaires ! La foule faisait la chaîne pour se porter l’espoir, faire rugir l’eau sur la flamme des douleurs ; car toute cette fumée faisait croire à de la flamme. Les mots ouvraient les gueules, balançaient les battoirs. Les belles phrases ! Les poumons avaient besoin de ça. Les belles idées ! Le ventre même en apaisait sa faim. Quel spectacle ! Bataille, héroïsme, corps à corps, lutte acharnée, féroce ! On aurait dit que c’était de la vraie poudre qui parlait.

— Des lois ! des règlements !

— Plus de lois ! Plus de règles !

— Il faut fonder !

— Il faut détruire !

— Il faut attendre !

— Agir !

Les mots en Isme, armure des creuses théories, entrechoquaient chevaleresquement leur ferraille. Les insultes se rompaient comme des lances de bois, les arguments brandis comme des sabres furieux, bosselaient sans les trouer les convictions clinquantes, et aux défis, aux menaces, aux injures, aux saletés, toute la boue qui coulait simulait vaguement le sang.

— Vive la Sociale !

— Vive la Commune !

— Vive l’Anarchie !

Vive ! Vive… il n’y avait que la soif de plus vive. C’était ton rêve, ton plus beau rêve de poète, Humanité, que sans décor, ni costume, sur ces planches de hasard, de pauvres acteurs tentaient de jouer comme ils pouvaient.

Il y avait les pères nobles de Quarante-huit, et les candides Léandres, fidèles et sûrs de la vertu de leur Utopie, les duègnes qui mouchardaient, les papas conciliants, le matamore maigre s’enflant de guillotinades, fusillades, barricades, Scapin brouillant tout le monde, louche, se glissant par ruse, sous les horions, aux députations, et les entremetteuses des unions mal-possibles… Rien ne manquait, que ton souffle créateur, ô poète : Révolte !

Les chandelles mouraient avant que la pièce pénible, empêtrée dans trop d’intrigues, les dénoue, et nul des spectateurs ne s’en allait content.

Ah ! qu’un ordre du jour, marie tout, pour finir… — Non ! encore d’autres acteurs ! Les étoiles ! Écoutez.

Airs d’apôtre, logiques tenaces, périodes enflammées. Des mots, des mots. Les colères clapotaient comme une vaine marée… — La marée qui descend ?

— Elle monte ! Elle monte ! Le jour est proche. Voici que la Révolution…

La Révolution ! Encore ! Il y en avait déjà eu quatre ! Encore une, donc ?

— La vraie !

— Comme les autres !

— La grande ! définitive.

— Révolution sociale…

— Non’pas Révolution ! Disons : Évolution. Possibilité des réformes. C’est nous qui sommes les raccommodeurs de l’Etat. Homéopathes guérisseurs de sociétés, traitant le mal par le mal, nous inoculerons notre propre tyrannie au sang tyrannisé du peuple qui se meurt…

— Et moi, voici le Monde tel que je l’ai conçu. Je vais montrer les plans de la Cité de rêve.

— Quand il n’y aura plus de lois, plus de patrie…

— Oui, qu’importent théories, opinions, sectes, partis, querelles ? Quand nous serons au lendemain de la Révolution…

— Quand tout le monde sera heureux…

— Oui ! la Révolution ! et puis tout s’arrangera !

— Moi, j’ai tout arrangé d’avance. La Grande Caserne est prête et n’attend que les recrues. C’est le bonheur artificiel, universel, obligatoire ! Chambrées, lits, fournitures, gamelles, équipements, j’ai tout prévu, et l’effectif des bataillons, la couleur des fanions, la place des serre-files, et du galon, de la discipline, et de la musique, et si avec tout cela tu ne marches pas, Humanité…

Fanatiques, frénétiques, mécontents, révoltés, demi-révoltés, bavards, soûlards, et furieux, et bonnes gens s’entretenant des affaires de l’Etat, tous Messies, tous prophètes d’autant de vrais Dieux uniques qu’ils étaient de pauvres hommes, tous barbotant en cette vase d’où coulera cette eau claire : la société future… Tous d’accord…

Émigrants entassés dans les cales fétides, disputant de ce qu’on ferait quand on toucherait terre, sûrs de trouver merveille, terres fertiles, prairies vertes, ou des chasses, ou des forêts, ou des mines d’or… mais — hâte ! hâte d’arriver ! — sûrs qu’une fois à terre, chacun s’arrangerait, et tout s’arrangerait, — hâte ! hâte d’arriver ! ô vent de la Révolte, souffle donc dans nos voiles ! — sûrs : tout s’arrangera ! Quand donc ? À terre ! Au lendemain de la Révolution… Tous ensemble ils voguaient vers les lointaines Amériques — hâte ! hâte ! ô l’horrible et fastidieux voyage ! — vers les lointaines Amériques, la Terre Promise.

Oui ! qu’elle souffle, la Révolte, si seule elle peut mener là ! Qu’elle mette des océans entre nous et la patrie !

Sol natal, coin de champ paternel, vieux château du seigneur, église du village… Bah ! on nous a promis mieux que tout cela. En route ! Dans cette cale fétide naviguerons-nous toujours ? Révolte, qui nous emmena, quand toucherons-nous terre ?

Eh bien ! c’est l’Anarchie. Va au hasard, navire que nul ne peut guider. Du moins le bon vent souffle. Pas de port. Échouons !

Non. je n’ai pas le plan de la cité de rêve ! Mais j’ai celui de la cité de réalité. Celle qu’il faut détruire ! Tout flambe ! Tout s’écroule ! Les égouts envahis, les téléphones coupés, la ville souterraine saignée aux quatre veines… et vous savez ? dépôts d’armes, usines, et la Banque ! fouillez à la poche tout de suite. Allumez !

Comme dans un marais que l’on vient de troubler, sautent, sautent les grenouilles ! En l’air, tous les bourgeois ! On les dynamitera, le monde sautera…

Dansons ! De peur ou de joie, tout le monde dansera.

Surgis, ô vraie réforme, unique chose à faire, seule raison d’espérer, sang à boire, or à voler, joie à planter, et amour à ressusciter ! Révolution !

Soûler encore une fois la terre d’actes gigantesques !

Sainte dynamite !

Que l’on danse vite !

Dynamitons ! dynamitons !

Tous debout ! Haut les cœurs ! libres les cervelles ! Les grandes orgies futures chahutent déjà dans l’âme ! Tous d’accord ! C’est cela ! Dynamitons !

Dame dynamite !
Que l’on danse vite

Et l’on se mettait à chanter.

Cependant l’humanité souffrait toujours. Chaque matin, quand Paris éteignait ses orgies, quand les attardements de noces croisaient les tôt levés qui vont faire belle la ville, l’aube blafardissant le ciel éveillait la douleur.

C’était la nuit encore, et, coqs assourdissants de ces poulaillers de pierre, les petites machines à réveiller tintamarraient, et se répondant de logement en logement, sonnaient le glas du sommeil, la mort de ces heures de mort qui sont les plus heureuses de la vie, cependant que les tristes chandelles allumées éclairaient à l’avance la route du soleil.

Les amours s’arrachaient, les fatigues s’ulcéraient. Le grand jour devait trouver tous les hommes au joug, et non remis encore du travail de la veille, l’écœurement des cités revomissait les hommes à un travail nouveau…

Ils allaient où l’on souffre, et les faubourgs emplis apportaient à Paris son flux de travailleurs. Déjà la marée, ayant comblé les plus petits trous, les moindres flaques, chacun ayant sa part d’éreintement ou d’ennui, — tous peinaient, c’était bien, — s’en allait pour venir les reprendre le soir. Quand le soleil, venu plus tard, parti plus tôt, aurait fini sa tâche de faire tourner les ombres, combien, dans les sous-sols, les caves et les fonds de cour où les pauvres s’étiolaient ne l’auraient pas vu passer !

Quelques uns avaient, certes, des besognes heureuses. Ils pensaient, luttaient, entreprenaient, et commandaient. Impatients au travail, devançant l’heure, manquant de temps, ils se sentaient grandir par l’œuvre toujours nouvelle, jouissance renaissante, qui les prenait, livrés, cervelle accaparée. Ils n’avaient qu’un ennui : le sommeil qui l’interrompt.

Mais les autres ! Toujours en rond, toujours de même, sans allégresse, front bas, bouche grognante, cheminer un chemin qui mène là d’où l’on vient ; faire ce qu’on faisait, ce qu’on fera, bien ? mal ? égal, de même, sans mieux possible. Aimer le travail, comme le paysan aime la terre ? Mais ne jamais voir ni la germée, ni la récolte, même ne pas regarder le ciel qui en détient le sort, bêcher le sol, rien que bêcher, les yeux bas. La torture prenant le nom de tous les métiers, exigeait des femmes même un autre impôt que de lui créer des hommes. Travailler sans gagner, et aimer sans aimer. Coudre ! stupidement, sans trêve, pour d’autres qui seraient belles ! Les pauvres devaient à la joie des autres leur droit de souffrir, et pour vivre, elles devaient, elles qui faisaient de la vie, travailler ne pouvant suffire, vendre plus que leurs bras !

Mais toute cette souffrance était donc nécessaire ! Non. Inutile. Le tiers, le quart, de cette douleur-là — ce qu’on en ferait par plaisir — pour que tout le monde vive aurait été assez.

L’humanité souffrait. Et comme elle s’ennuyait !

Depuis des siècles, elle souffrait. Jadis plus que maintenant. Mais un roulement de tambour couvrait alors les cris. À présent, quoi ? On était tout à sa douleur. Il n’y avait rien eu depuis si longtemps ! Mal poignant, lancinant, atroce, dont rien ne distrait.

Dans les clouteries, jadis, les chiens tiraient le soufflet. Sous le fouet et la botte gémissaient les pauvres bêtes. On ne les nourrissait pas. La nuit on les lâchait pour qu’ils cherchent pâture et qu’ils nettoient la ville. Et croyant que c’était bien, que cela devait être ainsi, las, à l’aurore, les chiens venaient se remettre à l’attache.

Depuis des siècles, les brutes enfantaient la richesse. Mais elles n’en étaient mères qu’à l’instant de douleur. Sortie de leurs bras jamais la richesse n’y revenait. Elles ne lui donnaient pas de nom, n’en avaient pas une caresse, pas un souvenir. Elles la créaient, simplement. Plus tard quand elle passait, ne la reconnaissant pas, elles s’inclinaient, et admiraient, respectueuses.

Enfant, travaille ; tu as un métier. Tu prends le charbon par pelletées et l’enfournes. C’est cela. Ta vie, toujours. Eh ! bien, réveille la flamme ; elle s’endort, pique-la, retourne-la de tes pinces. Bon ! elle pétille. Maintenant recommence. Et toujours. Tisonne ! Éternelle flamme ! Aurore, crépuscule ? Jamais de nuit. Un atroce et brûlant midi de toute la vie. Tu es un homme, sois utile. La société, elle, a besoin que beaucoup de chauffeurs, comme toi, enfouissent beaucoup de houille. Ne cherche pas plus loin. Que regardes-tu donc ? Ne t’inquiète pas. Remets simplement du charbon.

— Rien… je veux voir.

La flamme crépite, fume, hurle. Il regarde toujours. Ses yeux ne se détachent plus. Il suit la flamme et il ne remet pas de charbon. Regarde, regarde ! Le mystère va s’accomplir.

La fonte se précipite au creuset et s’y fige.

Suis-la, va jusqu’au bout. Là d’autres la martèlent ; comme elle brille ! Vois-tu les empreintes qu’elle a prises ? — Maintenant va partout, tu la reconnaîtras.

C’est ta fille, c’est la richesse, c’est la joie.

Flamme qui mugit, s’élève et que ma pelle fouaille, comme un fouet claque lançant les chevaux au galop, où vas-tu, c’est maintenant l’heure de m’obéir, tu sentiras le mors, arrête ! À nous ! richesse que nous puisions si profond et laissions perdre, fleuve las d’abreuver les insatiables mers ! tu reviendras, docile, à ta ténébreuse source, aux pauvres enfouisseurs de la houille au brasier. Ceux qui ont soif !

Hélas ! les bras sont forts, la tête pèse lourd aussi, pleine déjà de désirs, d’espoirs. Mais les yeux ! Il les faut, fascinés, détourner de la flamme !

Il est l’esclave. Les chaînes, sont solides sur lui : la faim, qui ne casse pas, et l’ignorance qui pèse. Le travail prend ses jours, le sommeil prend ses nuits. Il ne peut pas détacher les yeux de cette flamme…

Mais qui dira le possible, le tentable ?

Des voix crient :

— Agis ! Délivre-toi. Romps tes liens, brise tes chaînes !

— Ne pense pas ! j’ai pensé pour toi. Obéis-moi !

— Pense par toi-même. Impose des lois. Proclame tes droits.

— Va sans t’inquiéter. Comme les arbres qui poussent et s’arrangent entre eux pour jouir du soleil, surgis seulement de la terre ou tu rampes, croîs, grandis et confie l’avenir à la Nature.

— Confie l’avenir à Dieu. Courbe-toi. Crois en lui.

— Crois en toi-même. Révolte-toi !

— Vive la Sociale ! Vive l’Anarchie.

— Dynamitons !

Et chaque matin les chiens venaient se remettre à l’attache…

Plus malheureux qu’avant, puisqu’ils avaient compris.

Voilà pourquoi dans la salle vaste ornée de drapeaux, des rêveurs et des miséreux assemblés, attendant la révolte qui ne venait jamais, s’injuriaient, s’égosillaient, et se brandissaient sur la tête les uns des autres, la rigide stupidité de leurs rêves…

Cependant que l’humanité souffrait toujours.

Et l’on ne peut plus croire à la Révolution !

La dernière fut vraiment trop de défaite et de honte. Il nous restait une foi, la confiance dans le peuple. Non. Il n’a plus de volonté, ne sait plus agir. Aujourd’hui l’homme qui rêve, et veut le bonheur des hommes, s’éloigne de la foule, méprise ses semblables.

Liberté, république, patrie, Dieu, Révolution sociale… quelle idée n’avait pas une fois été niée !

La pensée n’était plus qu’un cimetière de croyances. On parlait de ces grands morts qui agitèrent les têtes exaltées de nos pères, comme l’on vient prier sur des tombes. Même la patrie, dernière religion de l’orgueil humain, vieillie, et revenue de tous les enthousiasmes, la France, la belle France, qu’on avait eu raison d’aimer au-dessus des peuples, terre de révolte, aujourd’hui soumise et modérée, et déchue, et modeste, et sans postérité, triste et calme, vivait en soignant ses blessures, nous racontant à nous, ses fils derniers venus qui ne l’avons pas connue aux jours de sa splendeur, nous racontant ses exploits — et sa défaite.

Ce vieillard descendant aphone de la tribune, et qui, lui et la poudre, jadis avaient parlé si formidablement ! — ces bureaucrates encore culottés de rouge, qui jadis, héros, firent trembler l’Europe ! — et ces ministères et ces Chambres, et ce peuple soumis, minable et amusé, qui ne vote même plus et qui fut en son temps la Révolution Française…

Des belles grappes d’or que le cep étalait au soleil, il ne reste, foulée aux pieds, qu’une vase sucrée, une sorte de sang noir qui croupit dans la cuve. Mais qu’un ferment, un seul tombe sur cette boue fade, et c’est le vin allègre et clair qui pétille et qui mousse ; ce sera l’alcool qui brûle et qui soûle et qui tue. Buvez, ce sera la joie, buvez, ce sera la vie !

Humanité, collectivité des hommes, foule qui passe, pâte molle de pensées, polypier de douleur, être vague, vivant, mouvant et inconscient, arbre toujours renouvelé, courbé depuis des siècles, jamais brisé, ô peuple ! est-ce qu’un ferment, un seul, bouleversant ta masse inconsistante et lourde, tel qu’en une cuve où dort un croupissement liquide, suçant et transformant le suc de tes entrailles en ferait aussi la claire et allègre révolte, la révolte qui soûle, et qui brûle, et qui tue, soulevant à gros bouillons ton sang régénéré ?

Un ferment ! Une idée — ou simplement un homme ! Mais laquelle de toutes celles qu’on agite, et de tous ceux qui s’agitent, lequel ?

Si c’était — Moi ?

Enfant qui écoutais…

De la foule. Un du troupeau. Un des plus jeunes, qui n’a que l’herbe qu’on lui laisse…

— Je vis, je m’ennuie, je voudrais d’autre vie. Toute la vie des troupeaux pourtant est de brouter. Moi, je travaille, et je ne suis pas satisfait. Autre chose ! Je ne sais pas. Je voudrais tant savoir…

Sombre, maussade, soumis, dit-on, et résigné ! Roué, ravalé, morveux et en guenilles, tout petit, il fallait bien que je plie, et la misère, le travail précoce, les coups, l’injure, j’ai plié, je me suis courbé… Bientôt l’armée !

L’arc est bandé à fond. L’âme n’a pas cassé. Ah ! qu’une idée enfin, comme une flèche, s’y appuie, avec quelle force je la projetterai, me détendant ! Ayant secoué mon joug, je soulèverai la terre.

Homme courbé sous les rois, esclave, chose du maître, affranchi, asservi à la terre, au fouet, à la dîme, puis à la faim, la geôle, puis au drapeau, au sabre et à la gloire, et enfin à la chose sinistre de l’argent, — lui aussi voit son rôle, a la vision du prophète, et s’écrie : Je suis petit, étant à genoux. Je me lève.

Merci, enfance qui as pétri, durci ma chair, qui as trempé mon âme à l’acide douleur, d’où elle sort ferme et fière, coupante comme un glaive.

Quelle foi m’a soutenu ? Les lutteurs les plus braves savent une prière qu’ils disent avant d’en venir aux mains. La vie est lourde. Qui m’aida à la porter ?

Les uns ont l’alcool, d’autres le travail, d’autres Dieu ! Poisons divers, dont une gorgée ranime avant de se mettre en route. C’est de l’espoir ou c’est de l’oubli qu’on se verse…

Moi j’ai cru à un monde meilleur sur cette terre…

Et qu’il ne tenait qu’à moi de le réaliser.

II

Voilà pourquoi Jean Pilleux voulut apprendre.

Il se terra hors la ville, tout près, dans les champs mornes. Maigre et plate campagne, os décharnés de la terre, sol triste où pousse du sol une misère sordide, masures, guenilles d’habitations, chétive humanité. Là, Paris, parmi ses détritus, le surplus de ses mangeailles, déverse sur la campagne son trop plein de pauvreté. Là, Paris a tari la source des verdures, et rongé l’herbe jusque et plus profond que la pierre… Le Désert !

Pilleux s’y retira, plus de quarante jours. Il y sema ce que ce sol pouvait nourrir : des rêves !

Là, chaque nuit, sa lampe attardée jusqu’au jour fut la seule lueur assistant de la terre à l’assemblée des astres.

Douce lampe, dans la maison isolée, qui couvait de sa tiédeur, maternelle caresse, l’intellect nouveau-né… Douce science, dans ce cerveau isolé, qui grandissait on ne sait pour quelles destinées.

Par la fenêtre ouverte, une voix retentissait. Paris ! qui sanglote la nuit, ou qui vagit, on ne sait… Vaste rumeur.

Le monstre, on le mesurait à sa grande lueur. Tenu à distance, si près, qu’en avançant le bras, on l’eût saisi, et que l’on croyait entendre le sens même de sa plainte…

Dans le désert, Jéhovah ordonnait d’aller sauver les hommes.

Pilleux rêva de les régénérer.

C’était un pauvre ouvrier. Sa besogne était de frapper du fer avec un marteau. La société a besoin que l’on frappe avec des marteaux beaucoup de fer.

Pilleux n’aimait pas frapper du fer avec un marteau.

Si les yeux, quelque jour, se refusaient à voir, et rêvaient de régénérer le corps entier ?

Les prophètes lisaient leur mission dans le ciel. Là était Dieu. La science est dans les livres. Péniblement le pauvre homme y chercherait la sienne. Les livres lui donneraient les dons prodigieux nécessaires aux apôtres : éloquence, pensée, foi.

L’éloquence ! La passion la forme toute entière. Il en avait, abondamment, mais devait en perdre tout ce qu’arracherait de la nuit magnifiante, la lumière qui calme et rapetisse tout.

La pensée ! Il eut l’ambition la plus noble. Tout savoir ! Posséder un cerveau infini.

Que l’intelligence soit en moi ! Et l’intelligence fut. Elle fut immense, elle fut son œuvre toute formée. Intelligence qui n’avait jamais été enfant. Elle se précipita dans le monde moderne, gauche, maladroite comme un sauvage habillé. Nul ancêtre ne la mena patiemment par la main, la garant des dangers, lui tournant les obstacles. Elle était assez grande pour s’y heurter toute seule !

Mais il faut manger, et pour manger, frapper du fer avec un marteau, tout le jour. Le temps manque pour apprendre. La Société ne mit pas dans son berceau le loisir.

Donc la Société est injuste.

Il la détesta. Ce qui fait du mal, le meuble pointu où il se cogne, semble à l’enfant une volonté méchante. Le sort n’a pas pu m’être contraire. On a triché. Haine de mauvais joueur. Je souffre : donc on me fait mal. Moi qui devrais… Non !… qui voudrais ! Il confondait. Mais son désir, si vif ! brillait comme l’évidence.

Ainsi, avide, sans mesurer, sans choisir les morceaux, il se jeta sur la science pour la dévorer toute.

Il apprit, et d’abord apprit son ignorance. Il s’acharne et il la voit de plus en plus. Comme l’alcool attise la soif de l’ivrogne, la science qu’il engloutit semble gonfler l’inconnu. Et de nouveau la volonté méchante surgit. Il ne comprend pas les livres. Ardue, la science revêt une langue indéchiffrable. Il rage, redouble d’efforts… Mais on ne passe pas.

Soit, il escaladera. D’autres s’y rompent les os, lui le cerveau. Entrer dans la science par la fenêtre ! Impossible, le mur est trop haut. Tout là-bas, il faut prendre la petite porte, attendre, supplier. Que d’attentes, de corridors, de vestibules ! Les portes partout fermées, et les escaliers noirs…

Lui, ne peut pas attendre.

Il abat la muraille.

Tout ment. Tout veut le tromper. Et comme la Société mal faite, la Science est fausse. Encombrée de tout l’inutile qu’elle charrie, la Société comme la Science est bloquée. Jamais on ne sera heureux. Jamais on ne saura tout !

Qui donc ment ? Toi ! qui dis venir ici pour t’instruire, et ne cherches qu’à dérober des mobiles d’actions, toi qui étudies pour agir, non pour savoir, et te hâtes, entré furtivement dans la maison, de parcourir vite des yeux, cherchant vite et seulement ce qu’on peut emporter.

Vaine ardeur à savoir : ardeur intéressée. Non, il ne se forgeait pas une machine à comprendre, il entassait des provisions pour une guerre, pour les jours de famine de l’action aux abois ; prenant l’outil il ne cherchait pas comme on s’en sert, mais la façon dont on pourrait en faire une arme.

Il était venu chercher la foi.

Pour charger en furieux, on se bande les yeux. Et il exige de la science la force d’agir ! Mais c’est la foi, la foi aveugle qu’il demande !

Si la science l’y menait ? Non. Elle s’arrête là où commence la foi. Ce qu’il cherchait, c’était une foi de l’ici-bas !

Il s’entêtait, il entassait, il s’enfonçait. La foi reculait toujours.

Table rase de tout ce qu’il a appris, qui ne lui sert pas, et table rase de la société, pour tout reconstruire. Il en rejette en bloc toutes les institutions.

S’il ne s’était agi que de pensées… Table rase ! On les remettra en ordre, l’une après l’autre, si l’on en garda une. Mais il s’agissait d’hommes. Les chasser tous de la société, les y remettre ! Qui ferait cela, un homme ? Il en restait donc un ? Celui-là, rentré avec toute l’erreur du passé, le recommencerait.

— Lorsque la raison parle, nous devons écouter…

— J’écoute… et j’agirai…

— Écouter… rien de plus… nous laisser entraîner, pieds et poings liés, où les meilleurs arguments nous entraînent.

Nous laisser entraîner ! Lui, il courut devant ! Même il oublia de retourner la tête, voir si le meilleur argument suivait toujours derrière, et s’il était bien le meilleur. Ignorance, fanatisme ! Comprenez donc ! la science, pour savoir, a l’infini du temps, mais l’action n’a que sa vie ; et sa vie n’a chaque jour que quelques heures ! Tout savoir ? Toute la science passer par ce petit trou de la vie ! Semer, semer… mais il voulait voir les récoltes ! Tout ce qu’il ne sèmerait pas avant le soir ne germerait pas. Il labourait, avide, acharné, s’épuisant. Et il ne labourait plus. Il semait au hasard.

— Tu te hâtes vainement, tu ne dois pas récolter.

Lenteur, lenteur de tout ! Le mal que tu fais, tu le vois. Le bien… hélas ! L’arbre qu’un siècle érige, un coup de hache l’abat. La société n’est pas un homme à la vue courte, dont la vie est mesurée, enfant ! et quand tu parles de corriger ta mère, — régénérer la Société ! — tu parles de toi, homme d’un jour, qu’on peut ôter. Elle, feuille à feuille, par tes semblables et par toi-même, lente fastidieusement, garde jusqu’au delà de l’hiver la rouille des étés, qui protège les bourgeons frêles poussés dessous. Il faut laisser tomber ; les cisailles blesseraient…

— Se croiser les bras ! Ne pas même savoir ! Aimer quoi… l’avenir ! Ah ! çà est trop haut pour nous.

— Aussi haut qu’un insecte, qui, désintéressé, garnit de provisions le nid où naîtra la chenille. Elle trouvera tout : douceur, tiédeur, abri, mangeailles, protection, amour. Lui ne verra pas. Il meurt. La petite bête qui naîtra, saura-t-elle ? Non. — Utopie, Terre promise, bonheur humain… Des choses qu’on verra quand on changera de soleil !

— Agir, agir…

— Eh ! bien, travaille…

— Mes bras ! Mais ma tête, mon orgueil, et tout ce qui en moi, de race, veut combattre ? — Non ! toute évolution n’est pas si lente. Il y a des explosions, il y a des catastrophes. Des guerres déchirent les peuples et des volcans la terre. Il y a des révolutions et des cyclones. On supprime l’esclavage,. On fait la République, tout ce qui est contenu n’est pas mort, et s’amasse, jusqu’au jour… ah ! je sens que l’éruption est proche !

Qu’un jour se fasse, un trou, une fissure… une idée ! On se précipitera ; moi, je dirai par où. Car je guette sur la vieille société qui se craquelle, par où, perçant l’écorce où elle est contenue, crèvera la sève. Une idée ! une foi, l’espoir, le renouveau…

Des livres ! Des livres ! Patience ! La foi allait venir !

De moins en moins.

La foi en un monde meilleur !

Des milliers en promettaient dans le ciel, — mais sur la terre ?

Des milliers, sur la terre en promettaient aussi. Et c’était vague, lointain. Pays vierges, sans routes, déserts, que gardait la fièvre ! Toutes les utopies ! Systèmes de bonheur humain… Les contrées merveilleuses, — une seule : la Terre Promise !

Des milliers de chemins. Lequel était le bon ?

Lequel ? Mais tous étaient également désolés. Chacun s’arrêtait là, au carrefour, et disait : c’est plus loin…

Mais je suis las, voici la nuit.

Eh bien ! la science ! ici apporte tes flambeaux ! Plus elle apporte de lumière, moins les yeux éblouis voient le lointain de la route, et plus l’immense nuit, à côté, parait sombre.

Sans flambeaux, l’on marcherait plus droit, plus vite.

Mais la route est semée de fondrières ; on tomberait. Étroite et dure clarté, aveuglante ! et qui semble grandir l’ombre.

Il crut que l’obscurité était toute l’ignorance.

Ignorance ! Mais non… le savoir, c’était cela.

Cervelle de pauvre qui ne pouvait loger la nuit.

Fouillis de mots, chaos de pensées ; mêlée où nul parti ne reconnaît les siens. C’est l’espoir que l’on prend pour la réalité, le désir pour le possible, l’obstacle pour l’effet. C’est l’enfant qu’on châtie pour qu’il ne se fasse pas mal. C’est la Révolution engendrant ces deux sœurs : la loi, la liberté, devenues ennemies, et pour se défendre appelant l’armée ! L’autorité enfin se cache dans la révolte, ordonne de vouloir, force au bonheur.

Rien du passé pour l’avenir. Pas d’exemple qui vaille, d’expérience qui prouve. Puisqu’on est autre ! L’héroïsme également dore les pires erreurs. L’histoire ! Un champ de bataille, où gisent toutes les idées qui menèrent les hommes. Mortes, ou blessées à mort, mourantes ! On s’oubliait près de leurs agonies… Mais pleurs, remèdes ! jamais on ne pouvait les sauver.

Au faite de l’enfance, le gouffre de la vie se découvre ; le vertige est tel qu’on appelle la mort pour ne pas s’y jeter ! Ayez les yeux bandés ! Ceux qui cherchent à voir souffrent en affres terribles l’heure de joie de la jeunesse qui y plonge et y nage. L’existence, première habitude acceptée, la première comparait au pourquoi de tout qu’on se pose. Pourquoi vivre ? — Oh ! pour voir…

Insoluble question. Il faut bien passer outre. La mort cligne des yeux comme l’eau verte qui coule. Elle attire… On résiste. Elle s’en va entraîner les heureux. Mais la pensée déjà est retournée sur ses pas, a touché le mur de la prison, s’y est heurtée. Hissée une seconde aux grilles de la lumière elle n’a vu que la mort, et retombe meurtrie.

Jean cependant vit, mange, dort, travaille, espère. La stupide besogne hache son effort vers la science. Par bribes, entre le sommeil et le travail, sommeil d’âme, il en vole. Le jour son âme machinale et morte s’éloigne du corps. Le soir, dans le corps inerte, l’esprit commence à vivre.

Mais les mangeailles de son corps, mâchées et digérées, ayant fourni du sang pouvaient s’éliminer. Son âme absorbait tout, ne digérait, ne rendait rien. L’avide lecture s’y faisait tout sang et chair, l’enflait, démesurée et prête à éclater sans qu’il sache où coulerait l’action accumulée.

Ivre d’hallucinante flamme, dans la torpeur d’un homme qui fixa un brasier, il ne savait ni les mauves tendres de l’aurore, ni les gris froids du soir, et les brouillards humides, et dans le bleu calme de la nuit, ébloui d’ombre, il voyait rouge. La société ! Ce mot l’emplissait jusqu’au bord, et il le débordait sur tout. La société ! À elle tout ce qu’il faisait se rapportait, importait. La société ! Il dormait, il aimait, il buvait socialement.

Il l’emmena sur le cheval de sa logique. Il avait toute confiance en ce bel animal, qui devait le mener très loin et surtout vite.

La logique mène l’aveugle, si devant chacun de ses pas, son bâton lui contrôle l’hypothèse du chemin. Aveugle, et sans bâton, il se mit à courir, s’étant par raisonnement démontré le chemin.

Il tomba. À bout, épuisé, hors d’haleine, il se retrouva très loin d’où il était parti, mais bien plus loin encore du rêve où il tendait.

Il attendit. Peut-être, sans aller au devant d’elle, l’Idée viendrait à lui ?

Non. L’Idée ne vient pas. Peut-être il n’y a pas d’idée. Il y a des faits, dont il faut se tirer comme on peut.

On ne voit pas mieux les étoiles en se dressant sur la plante des pieds ; entasser tous les livres ne le hausse pas plus vers l’avenir des sociétés.

Est-ce qu’il faudra qu’il se résigne, comme un autre ?

Soldat… Ah ! oui… Puis, une femme…

Le reste : des enfants… la vieillesse… la tombe. La vie ! Tu t’en es plaint avant de la connaître. Subis-la ! Peut-être elle contient l’idée que la science te refuse. Car jamais une idée ne fait une révolution. C’est la faim, la colère, la douleur, la passion… Vis donc ! Souffre, aime, obéis.

Mais c’est la déchéance !

Non ; c’est l’épreuve. L’âme reste pliée ou casse. Ou bien elle se redresse, c’est qu’elle est bonne. Va !

Maintenant courbe le front. D’aujourd’hui, tu n’es plus un homme.

La nuit est froide, le ciel noir, la gare lointaine, et Paris flambe ses habituelles lueurs, crie l’uniforme rumeur des jours de tristesse et de joie ; Paris roule, Paris chante pleure et mugit, fracas riant si cher au cœur de qui y est né, fanfare des rues natales, bruissement de bon souvenir !

Mais la boue colle aux pieds et la brume englue l’âme, et les rues, longues comme un visage attristé, semblent crier : reste !

Les conscrits se ruent en chantant.

Quelle joie pour eux : quitter la vie !

Durs seront les jours qui viennent. Mais ils passeront ; alors les regrettera-t-on ? Jamais ! Dans toute leur vie c’est la seule échappée. Vers l’ennui, la douleur, la contrainte, c’est bien vrai, ils s’en vont, mais vers une autre contrainte et vers une autre chose d’ennui et de douleur ! — Ils ont raison de chanter en partant, les conscrits.

Ils s’en vont. Voyez-vous partir les conscrits de France ? Ce sont les amoureux qui partent, belles filles ! Et c’est aussi le temps de s’instruire qui s’en va ; c’est l’énergie des entreprises futures, tout l’espoir ! l’activité de la race part. C’est sa pensée, c’est sa révolte… On les enfourne. Plein des wagons il y en a. C’est l’avenir de la France, c’est son génie…

Qu’en va-t-on faire ? Rien. Des tours, des petites histoires. C’est pour passer le temps. Trois ans ! Le meilleur temps. Trois ans ! Les plus utiles.

On a reçu la tonsure, enfile la casaque ; est-on moine ou forçat ? Quelque chose comme ça doublé d’un homme de peine. Même on peut parvenir à être domestique. Être ? Non ; l’on n’est plus.

On a crié : Demi-tour ! on a tourné. Marche ! on a avancé. Brute ! imbécile ! feignant ! L’on n’a pas répondu.

On couche à côté de gens venus de l’ouest de la France, qui ne savent pas le français, croient en Dieu, ne se lavent pas.

Il y a des riches, dont l’argent et la jeunesse pourraient, ailleurs, se mêler à la transformation du monde qui s’accomplit. Bah ! ils vivront de leurs rentes au beau pays de France. Ils ont assez agi : ils ont été soldats.

Il y en a d’autres qui chantent des refrains et qui ont l’ambition d’être nommés caporaux.

On vous tend un fusil… — Je sais ! si vous voulez… — Mais on vous donne une arme, on ne donne pas à vous battre. Non. Ah ! si l’on se battait !… Mais non. Depuis longtemps !

Alors, on ne fait rien.

On ne savait pas la paresse. On l’apprend.

Il y en a qui ont de l’argent. On boit. On apprend cela.

Et l’on ne fait rien.

Il y avait ainsi dix-huit cent vingt-cinq jours…

Et voilà que c’est passé, et que toute la jeunesse, de même, s’est passée.

On revient.

Au travail ! Dépêche ! Rattrape le temps perdu, réapprends le travail. Et dépêche-toi d’en réclamer ta part, car il fait prime.

Les premiers arrivés seulement en auront.

Rentre dans la vie. La vie où l’on frappe du fer avec un marteau.

Le service, c’est déjà de l’oubli, c’est-à-dire de la joie, la seule que tu auras : joie de la souffrance passée.

Sois fier : on a été le rempart de la patrie. Tas de pierre qui se couvre de mousse, où l’on pourrait planter, si l’on démolissait…

Maintenant, la faim commande. C’est toujours un peu moins féroce qu’un soldat ; mais elle commande tout de même, et des choses plus dures.

Prends une femme, crée des enfants. Tu auras quelques mois d’amour et la soupe cuite pendant toute une vie de misère.

Accepte donc cette vie que tous acceptent, gaîment.

Puisque la Révolution ne s’est pas faite sans toi !

Elle t’a attendu. Elle t’attendra encore le temps que tu tâtes des joies que cette société-ci ne vous donne pas, mais vous vend.

Ne te presse pas, tu as le temps. On est gai à Paris. Ceux qui meurent de faim n’y font pas tant de bruit que ceux qui crèvent d’orgie. Il y règne ce qu’on appelle l’atmosphère de plaisirs. Tu peux la respirer. On aura une exposition. Mais le Parisien batailleur ? Justement ! Tous les dimanches, il y a des courses. Quand il y a des courses, elle peut courir, la Révolution sociale.

Oh ! de quel long sommeil… Ah ! oui ! le régiment !

Je me rappelle ! — Vie passable, ablation de cerveau. On faisait des petits paquets ; on avait peur…

Peur de quoi ? Que les enfants aient faim ? Non, des bêtises. Les boutons ne brillaient pas, et le fusil se rouillait, comme nous, à ne rien faire. Alors on avait peur… Que les petites joues pâlissent ? Non ! les boutons… et l’on n’avait qu’à frotter dessus. Une brute qui commande, — une petite bouche qui demande… Qu’on était libre ! C’est beau, c’est heureux, du soldat !

Grande école ! — la grande école républicaine, pour tous, nous et demain, races qui viendront, années d’études, — pour la Caserne sociale de la Société prochaine, fille des révolutions et des rêves libertaires, la Société future, — qui de loin semble libre…

La grande école — d’abaissement — qui nous prépare.

Maintenant, va travailler.

Travailler Ah ! oui je me rappelle aussi. Travailler… Oui la vie d’avant que je fusse soldat. Oh ! de quel long sommeil… — Plus las que quand je m’endormis, je m’éveille…

Va travailler.. ! Va travailler.

Frapper du fer avec un marteau, tout le jour, et le suivant ; celui d’après encore… Mais la caserne n’avait demandé que trois ans ! La classe ! la classe ! pour toute la vie stupide des hommes. Pour le travail mercenaire, uniforme, monotone, quand donc sonnera le clairon : tout le monde en bas ! On libère tous aujourd’hui !

Est-ce qu’il serait de toutes les utopies des hommes comme du ciel où les martyrs croyaient monter, et qui faisait seulement leur mort un peu plus douce ?

Le rêve empoisonne cette vie, il ne l’adoucit pas. Espère ! un jour, les hommes…

Mais ce n’est pas un jour, c’est tout de suite, dans ma vie, que je veux vivre !

Vis donc ! Essaye ! Telle qu’elle est, prends la vie. Il y en a qui peuvent.

Il suffit d’être l’Amant ; vois cette belle fille qui passe.

III

— Citoyens, nous avons beaucoup souffert…

Et nous donc ! ô vieillard, nous naissons à la vie. Honte, défaite, déchéance, désillusion, misère… C’est là ton legs ; tu l’as mis de force sur nos épaules ; sans pitié ; elles étaient si frêles.. ! Tu étais fort d’avoir aux grands jours de révolte, vu, dit-on, la justice apparaître au milieu des combats, excitant le peuple, et, ô miracle ! ne fût-ce qu’une heure ! tu as vu la bonne cause triompher et les âmes s’unir d’une joie commune, et ce rêve social : le bonheur en commun, réalisé en l’heure d’ivresse d’une victoire.

Mais nous n’avons rien vu. Nos âmes emprisonnées, mornes, se débattent. Tu dis qu’il y a une Terre promise. Mais cette Société nous serre comme un cachot. Tu dis qu’il y a une Terre promise. Mais nous n’irons jamais. Vois nos chaînes, notre fatigue. Tu dis… Si du moins nous étions sûrs de ce que tu dis !

Mais il faut croire, il nous faut croire sans miracle.

O vieillard !

La Terre Promise !

Toi qui fus aux sommets d’où on l’apercevait, parle-nous d’elle, dis-nous son nom, sa couleur. Quelle route vers elle ? Nous y montions par le chemin à pic des batailles. On retombait, déchiré, meurtri ; et c’était de même. Du moins on l’avait vue ; et l’on recommençait. Depuis que nous avons pris la grand’route des plaines, nous l’avons perdue de vue, ne savons où nous allons !

Oh ! quelle odeur, dis-moi, ça avait-il, la poudre ? Quel bruit, la fusillade ? Et le canon chantait ! Les barricades, le drapeau rouge… Ah ! quand donc nous aussi, comme nos pères héros levant les pierres des rues… — O voyageur, parle-moi des pays d’où tu viens ! Montre-moi… Ne nous as-tu rien rapporté ?

O voyageur, parle-moi des pays d’où tu viens ! — Ma patrie !

Je voudrais tant la connaître ; je ne l’ai jamais vue. Je voudrais voir un jour la terre où je suis né ; je ne puis être heureux, je suis chez l’étranger. Oh ! la voir, la Révolution ! — et puis mourir.

J’ai su pourtant un peu… mais j’étais si petit ! On était caché derrière des murs ; on avait des fusils ; on faisait pif ! paf ! poum ! Alors des petits soldats s’abattaient. C’étaient ceux de l’Ordre. Ils nous apportaient l’Ordre. L’Ordre ! pas le bonheur. Et la joie, ils l’ont prise.

Hélas ! et cependant on s’était bien battu ! Les uns, c’était pour tuer, les autres pour voler ; d’autres, comme moi, pour rire. Et puis l’on m’a dit depuis, il y en a que c’était pour fonder le bonheur de l’humanité. Oh ! quand pourrai-je me battre pour faire comme ceux-là ?


— Enfant ! enfant !

Dans le fossé de ma mémoire où elles ont culbuté, irai-je les ramasser, les révoltes d’autrefois ? Tu n’as vu que la dernière, j’en ai vu de plus belles ; il y en a dessous, recouvertes d’autres cadavres, qui hérissèrent de plus fringante liberté le rêve lâché une heure dans la réalité. Pouah ! l’Ordre revint toujours, et il le fit rentrer. Mourant de faim et de coups, et bridé solidement, le rêve plus jamais, vois-tu, ne s’échappera.

— Je le délivrerai.

— J’ai vécu pour la honte. Ils sortaient de partout, plus nombreux que les limaces après l’orage ; la terre vomissait toute son abjection. On tua, où dénonça, ce fut atroce et vil ! Enfin l’ordre régna. Il y eut M. Thiers, et on fit des affaires. Et il y eut l’exil, le bagne, et il n’y eut même pas la gloire ! et le nom des héros, des soldats, qui quittèrent l’armée de la France pour l’armée de l’idée, et les jours de triomphe, et le peuple qui mangea son content plus d’un mois, et le pays sauvé des monarchies urgentes, et l’atroce vengeance, la moisson de tout ce qui avait pensé généreusement, — tout s’est pourri sous la pluie lente de l’oubli. Non ! ce n’est pas la lente et douce convalescence, la reprise de forces, viande, fer, pour une vie neuve… Oh ! le peuple, roi pas assez roi, ne tua pas assez !… la trombe qui s’abattit en ébranlant la terre, cassa ce qui se dresse, épargna ce qui rampe ! — Mais eux, je crois qu’ils ont tué suffisamment ! Ce n’est pas la convalescence, c’est l’agonie.

L’on est vieux, l’on est las, et faible, l’on est humble, et la bête blessée lèche le sang de ses plaies.

Ici une société meilleure… maintenant ! Non.

Il est des terres neuves, ou créant de pied en cape la société qu’il rêve, à sa mesure l’homme peut se tailler une patrie.

Qu’elle soit sous des soleils plus heureux, la Nouvelle ! Celle que j’ai vue, et où la force me jeta, ses yeux tièdes, sa bouche de sourire, appelaient l’amour vers son sein de fécondité.

Banni, pouvais-je l’aimer ! Libre, je revins aux anciennes. Je ne pouvais pas comprendre qu’elles m’avaient oublié.

Mais toi, jeune, tu peux partir, fonder un monde ! Tu t’éloigneras des seins stériles et vieillis. Tu iras ou t’attendent les vierges.

— Je ne puis partir ! Jeune, je suis déjà las. Adolescent, la patrie m’a épuisé. Elle m’a retenu mes plus belles années… Je ne suis plus digne des patries vierges.

Et ou irai-je ? je n’ai pas l’argent du voyage. Peu nombreux, l’on a besoin de nous à la maison.

Les patries ! Mais des riches les ont toutes achetées.

Comme un lierre longe un mur, les intrigues d’Europe grimpant le long du globe l’ont couvert tout entier. Continent mystérieux, impossédé, — déjà d’avides nations, avant qu’il fût conquis, avant qu’il fût connu, se partageaient l’ours à tuer : l’énorme Afrique. La France mangeait la tête, l’Angleterre les pieds, les autres mordaient aux flancs, tandis qu’au dedans d’elle-même, entrait le grouillement sémite des trafiquants d’esclaves. La conquête, de loin, montrait déjà les parts, dépeçait par avarice, choisissait les morceaux, et l’on se mettait à table.

Si à la hâte, encore, une patrie pouvait se faire, il y faudrait un roi, un maître, demain la guerre. De nouveau, vieille misère ! Retourner à la nature ! Illusion, défection aux sociétés futures. Tyrannie provisoire, donc qui se perpétuerait. Féodalité, noblesse, clergé, finance, la guerre, la fièvre, famine, les vieux fléaux, tribut de sang fatal aux patries neuves…

Quel est le plus vieux, de la forêt ou d’un peuple ? Qu’est-ce qu’une société à détruire, près de la nature ! Pourtant, de celle-ci on a tiré l’humanité ; nous tirerons l’avenir de cette humanité-ci. Comme la terre fut sauvage, l’homme ne sera-t-il pas, un jour, civilisé !

Je t’ai entendu, vieillard ! Toi, tu n’espères plus ! Tu as jeté toute ta vie à tes rêves, et ils l’ont dévorée. Les miens hurlent de faim ; j’ai toute ma vie devant moi… Écarte les grilles que je la leur jette.

Oh ! parle, vieillard ! parle ! ô vaincu ! Moi, je t’envie. Ta parole comme une flamme me lèche et mon sang bout. Toute ton existence qu’illumine l’aventure, sa défaite même, la chute sublime du rêve qui une fois du moins s’est élancé ! — par l’étroite lucarne d’où je puis l’apercevoir, qu’elle semble belle, radieuse, vaste, souriante ! Et je l’envie, vaincu ! ta vie inaccessible !

Oh ! dis, père ! est-ce que nous verrons des jours semblables ? Est-ce qu’aussi nous aurons pour abreuver nos têtes, l’idée, et l’ennemi pour assouvir nos bras ! Quand tu t’es en allé en crachant de dégoût, tu n’as pas, emmenant la jeune République, la nôtre, celle qu’on chassait de la maison avec toi, refermé sur tes pas et clos à tout jamais l’unique porte de révolte, par où un jour, grandie, nous la ramènerons !

Non ! Non ! ces gens qui passent tranquilles, stupides, gais, tu ne lis pas en leur cœur, tu ne vois que la façade banale de leur âme. Aux jours de fête, drapeau dehors, illuminée, c’est tout autre ! Une idée, des armes ! Un jour de fête ! Que la façade morne des résignés s’illumine !

Vaincus de l’espoir, ridicules de la terreur, farouches de l’amour, bourreaux pour la Fraternité, nos pères !… Nous aussi, de la race magnanime et furieuse, nous avons de l’enthousiasme si plein le cœur, que, noir de toute la rage par vous éjaculée quand vous nous conceviez à l’heure de la défaite, il voudrait tenir l’humanité et la serrer à l’étouffer, dans son amour… Même, même Révolte que votre temps a domptée ! — elle remonte, écrase et ronge et craque la société épaisse, surgit, déborde et va éclabousser la terre !

Hélas ! Cris de colère où il n’y a point de sens ! Mes bras brandissent le vide. Une raison ! Idée. J’attends un glaive ! Il faut une lame claire pour couper !

Je ne l’ai pas trouvé !

Charger les yeux bandés ! Ah ! De loin je voyais. Tout semblait net. De loin ! N’approche pas… Tout est trouble.

O Révolte ! est-ce vrai qu’on ne peut plus croire en toi ! Est-ce vrai ? Se résigner, mourir. Travail, mangeaille, sommeil. Et la tombe. Faire cela, et des enfants qui le feront. Et toujours ! Accepter ce papier fiduciaire : la vie…

J’ai une pièce d’or. Elle est fausse peut-être, mais elle brille !

Le désir ! Seul Paradis qu’aient pu concevoir les poètes !

Concevoir ! Mais je veux en réaliser un !

Bientôt l’humanité va cesser de souffrir…

Croyance peuple aux jours meilleurs qui fait qu’on vit : tout s’arrangera ! Dans l’inconnu.. Je crois à l’inconnu plus beau. On sera riche… on ne travaillera que par plaisir. Les hommes s’aimeront et l’on se partagera en frères — non pas suivant ses œuvres, mais suivant ses besoins.

Principe digne d’un Dieu ! Quel dogme osa pousser aussi loin la bonté ? On le veut tous. Donc cela sera. Quand donc ? cela sera. Écoutez ! Le bonheur n’ayant de frontière que le désir ! Toute la félicité : ce qu’on en peut sentir !

Et cela sera ! Ça ira. Ça va être… Quand donc ! Où ? Ici, sur terre, de notre vivant même, le jour où tout s’arrangera… Et où seront comblés les trous de la logique…

Au lendemain de la Révolution !

Refuge inviolable des postulats, toi dont l’hier n’offre à nos souvenirs quêteurs d’un peu d’espoir qu’échec et abattement, mais dont le lendemain seul peut réparer et expliquer toute la douleur de l’aujourd’hui que nous vivons, et tout le sang que coûtera ta sinistre venue, Révolution !

Petite fleur rouge après toutes les petites fleurs bleues, — dernière fleur, dernier dieu qui ait souri aux hommes !

Aurore indéfinie, et si rouge que le soleil, comme s’il reculait d’horreur, ne parait pas !

Sang qui teinte la nuit, es-tu le souvenir resté au fond de nos yeux et par nous projeté dans notre cauchemar, de tout le sang non séché des révoltes d’autrefois ? Ou bien, rayon d’un astre qui n’émerge pas encore, annonces-tu en ce monde la première réussite d’un rêve des humains ?

Révolution sociale !

Étoile de toute conscience opprimée !

O très-lointaine, nous sommes tous en marche vers toi.

Nous t’atteindrons ! Sectaires, utopistes, socialismes, anarchies, apôtres, prêcheurs, forcenés, assassins, autoritaires, libertaires, gens du passé et du futur, pacifiques, révoltés, impatients et gens de la très sage attente…

Et ceux même qui ne croient pas que tu viendras, et te pleurent sans t’appeler, du fond de leur désespoir…

En marche, en marche vers toi, quoi que tu puisses être, chaumière où l’on trouvera l’abri pour une nuit, ou feu de joie, incendie, flamme dévastatrice, œil de César tueur d’hommes ou de Prométhée libérateur faiseur de feu ! toi que le grossissement des télescopes laisse petite, étoile reculant toujours dans le ciel vide, quoi que tu sois, — lumière !

Quoique tu sois ! ô flamme où nous pouvons brûler un peu de notre douleur, ragaillardir nos membres que la misère engourdit…

Duperie des malheureux que ne réjouira plus l’au-delà de la tombe…

Au lendemain de la Révolution !

Ainsi les enfants disent : quand nous serons grands !

Du jour où des mots, graines réservées des récoltes de la pensée, — et quel besoin est-il que le sillon comprenne ? — jetés au hasard au creux de ces cervelles de pauvres, avaient germé, dans cette terre neuve, follement fertile, germé, poussé, grossi, devenus monstrueux, fleuri en soifs de joie, cupidités terrestres, — où donc ce peuple pour la première fois ensemencé, aurait-il arrêté son escalade des cieux ?

Vide, le ciel, ils avaient toute la place à remplir !

En marche ! Dépasser murs, frontières, océans, lois, homme, vie, idée et le temps et l’espèce et l’espace ! et qu’importaient les règles imprescriptibles de la nature, qu’importait l’impossible et qu’importait la mort, si l’on avait des petits qui iraient plus loin que soi !

En marche ! L’étoile a lui. La Bonne Nouvelle s’est répandue sur la terre.

Ils voient, ils vont. Le progrès abattant quelques heures de travail, la science promenant des lueurs, les a fouettés. La cervelle dessillée, ils voient. Ils vont. Le bonheur est. Plus rien ne les empêchera d’aller. Le bonheur est. Il est sur la terre. Ils y vont.

Mirage qui fait grâce aux lasses caravanes de la vue désespérante du désert infini, — c’est bien plus loin qu’ils ne croient, mais ce n’est pas un mensonge ! Cela existe. Ils y vont.

Comme les aveugles-nés auxquels subitement on découvre la lumière, ils voient, et tâtent contre leurs yeux le vol des oiseaux dans l’air.

Mais ils ne se trompent pas ; elle est bien devant eux…

La Terre promise !

Eugène Morel

(La deuxième partie au prochain numéro.)