Terre Promise (Eugène Morel - La Revue blanche)/2

Terre Promise (Eugène Morel - La Revue blanche)
La Revue blancheTome XIII (p. 345-357).

Terre Promise
deuxième partie [1]
AMOUR

Jean et Georgette se connurent aux florissantes jacinthes. Fleur des pauvres, qui pousse sans terre, n’importe où. Dans l’air qui devient moite à l’agonie de l’hiver, elle surgit, dresse, subite, son corsage de vert tendre, et, sans attendre le printemps, se rendant à un souffle, une vapeur plus tiède, pas même un rayon de soleil, — desserre ses lèvres fermes et rit de ses dents blanches.

Elle passait, vers midi, portant le déjeuner chaud entre deux assiettes. La fumée en montait vers ses cheveux blond fou, et voilait leur soleil d’une brume de matin.

On se disait bonjour ; Jean passait à cette heure-là. Midi, c’est l’heure gaie, le dimanche de chaque journée, où le travail s’interrompt. Un peu de soleil est bon pendant le déjeuner. Jean était heureux de passer là, par hasard, parce que c’était son chemin… Il le fut davantage quand il passa exprès.

Comme s’use la dalle où l’on passe chaque jour, aux choses coutumières fléchit doucement le cœur emporté peu à peu. Rien qu’à passer souvent tout laisse son empreinte, et l’on aime un coin de rue, une enseigne pimpante, l’horloge qui vous hâte ou qui vous ralentit, le chien que l’on caresse, le journal acheté. Mais surtout la verdure qui bourgeonne et qui meurt, le visage des femmes qui sourit ou qui pleure, rongent tout doucement le cœur.

Passer et repasser chaque jour l’un devant l’autre avec la régularité d’étoiles qui se croisent, mais qui, à chaque fois, s’attirant un peu plus, s’attarderaient un peu…

Oh ! sans même y songer !

Un jour elle ne vint pas. Tout ce jour il y songea.

Les dernières neiges tombèrent. Elle ne passait plus. Pilleux désespéra. Avant de naître, déjà mort l’embryon de tendresse ! S’informer de l’absente ? Il ne savait son nom. Il chercha vainement, se résigna enfin. Oublier, non ; changer en souvenir l’espoir. La neige ensevelit les printemps commencés, mais elle les couve ; plus drus, plus forts ils sortent d’elle, quand l’astre qu’on croit mort, gaillard, vient à repasser sur le chemin de l’année.

Quand elle repassa, ils s’arrêtèrent tous deux. Ils se lurent brusquement aux yeux l’émotion vive. Ils admirèrent au fond de leurs yeux l’un de l’autre, leur si jeune tendresse… quoi ! déjà si grandelette ! — Une absence, et déjà on ne la reconnaît plus.

Hier, un regard ; aujourd’hui, un mot ; demain, un baiser. Les pauvres vont très vite, ayant très peu de temps. Entre le repas et le travail, l’amour s’emboîte juste. Très peu de place ! il faut qu’il rogne sur le repos. Il se fait le plus petit et le plus vite possible.

Toute l’histoire. Ils eurent leur baiser de chaque jour. Et ce bonheur remplit son rôle de bonheur : faire souffrir. Chaque jour les fit plus gauches, plus émus, plus malheureux.

Alors Georgette pensa que c’était sans doute à cause… qu’on s’aimait. Jean pensa que ce devait être ça.

Et ils furent l’un à l’autre.

Cérès, reine des blés mûrs, Cérès la bonne déesse, s’épanouit dans une glace de boulanger. Et parmi les épis, dont elle tient les gerbes, encore mêlées de fleurs, le révolutionnaire Pilleux demande une petite place, un bout de glace entre la faucille et les bleuets, pour mirer sa figure hier encore farouche, pour se mirer, lui qu’on aime, lui qui se trouve beau, lui qui est beau.

Il rentre. Voici les champs pelés, la solitude. Il la remplit toute, lui qui plus jamais n’est seul. Avant de couver sous la feuille verte, les oiseaux chantent. Les mots ne servent que ceux qui n’ont rien à se dire. Pour dire vraiment quelque chose, tirer de soi quelque chose qu’on mette dans un autre, il faut chanter, et Pilleux chante, à pleine voix, n’importe quoi, chante pour soi. Pilleux chante, lui qu’on aime, lui qui a une belle voix.

Voici l’humble demeure dont il va faire un nid. Voici la lampe, douce à l’étude, souriante aux pensées que couvait sa tiédeur, maternelle aux rêves jeunes et turbulents qui s’agitaient dans le cercle étroit de sa lumière, la lampe maternelle, et souriante et douce encore, maintenant qu’elle va devenir un foyer.

Le monde aussi, n’est-ce pas, souriait aujourd’hui ? C’était fini. L’humanité ne souffrait plus.

Est-ce que l’humanité avait jamais souffert ?

Il ne se rappelait plus.

Et qu’importait ! Rien d’autre que le temps du lendemain, du magique dimanche de demain, où elle viendrait ! le temps qui se lit, dit-on, dans les yeux des étoiles. Humblement, poliment, comme on parle à des dames, il demandait : Étoiles, demain fera-t-il beau ?

Que ne pouvait-il projeter dans le ciel et dans la nuit, tout le beau, tout le clair qu’il faisait lui-même, en son âme si bleue, si chaude, pleine de soleil…

Très lentement, le lendemain vint.

Dimanche ! jadis douloureuse journée, pour lui, seul à être seul ! Des bandes nombreuses marchaient vers le vert et l’azur, à pas pressés. À très timides pas, il allait, si enveloppé de bonheur qu’il avait peur d’en écraser sous ses pieds.

La Seine souriait aux pieds de Notre-Dame. Paris le Vieux, bronzant sa pierre noire et feuillue au soleil, souriait au printemps comme à un souvenir. Le ciel strié d’oiseaux, le fleuve strié de bateaux, étaient également bleus.

Là elle devait venir. Là en effet elle vint. Et il la vit un peu avant qu’elle parût.

Il n’alla pas à sa rencontre. Ou bien il n’osait pas, et c’était malgré lui, ou bien il espérait que sa venue vers lui s’en prolongerait un peu.

Elle, sentant sans doute d’un reflet sur son âme toute la beauté de sa venue ensoleillée, venait à pas très lents, coquette, fière et joueuse. Vernis qui donne du profond à une couleur, un glacis de larmes ombrait le sourire de ses yeux ; et l’enjouement de son geste, un crispement de doigts le faisait anxieux.

Quand elle fut tout près, ils se dirent bonjour, et se serrèrent leurs deux mains tremblantes un peu. Puis ils demeurèrent là, le cœur gros de paroles trop grosses pour passer.

Jean ne disait rien. Lui-même ne se serait pas entendu parler, tant la joie criait haut en lui, couvrant toutes les paroles qu’il avait envie de dire, et les disant en lui, avant lui, et pour lui : — Ivresse ! ivresse ! C’est donc vrai ! Je t’ai donc, petite femme, petite à moi, petite qui m’aimes. Je t’aime. Viens ! viens en moi, à la lumière ! Le soleil même est terne et sombre. Entre dans moi ! Oh ! je t’emmènerai vers les solitudes vertes, sur l’herbe aimante, et les feuilles mortes qui se souviennent ! Je te ferai heureuse. Le ciel, la verdure et moi, t’enfouirons dans de la joie. Et tu seras à moi, à moi ! Nul ne peut venir te prendre, car nul ne pourra, chérie, te faire plus de bonheur que moi !

La petite main fourrée dedans la paume de la sienne disait oui.

Silencieux, très grand, le fleuve les emmenait. Ils passaient le long des palais, et des ruines, et des taudis à misère, et des usines, des guinguettes où l’on vend le bruit du plaisir, et de la triste banlieue jonchée de tous les cadavres que laisse le combat de la ville et des champs. Mais la verdure enfin triompha le long de l’eau.

Les choses fuyaient sous eux, autour d’eux, au-dessus d’eux. Plus vite encore, en eux fuyait le temps rapide. Félicité de l’entrée de l’amour. Ils ne bougeaient pas, de peur qu’un mouvement hâte le temps. Ils ne bougeaient pas. Le temps, que ne faisait-il comme eux ?

Tout à l’heure ils parleraient. Pour l’instant et du long temps encore, il suffisait de la robe qui frôle et des doigts qui effleurent, et du regard qui de très loin touche très au fond.

Temps très long qui passa très vite. Premier bonheur, qui s’effeuilla, et mot par mot s’en fut au vent de leur parole.

— Où allons-nous ?

Ils se le dirent, ils l’ignoraient.

— Qui êtes-vous ?

Ils se le dirent, ils l’ignoraient.

Et leurs noms ? Georgette. Jean. Ils se le dirent.

Voilà. Ils savent maintenant leurs noms et qui ils sont. — Et cela fut bien inutile, ne leur a rien appris. Leurs mains en se touchant leur en avaient tant dit…

Que se dire à présent ? Le ciel est pur. Il fera beau.

Oui, il fera beau, très beau en leur cœur exalté, où l’amour brille, et chauffe et brûle, pur, radieux. Brille, flambe ! mais se consume.

Mille petites émotions pétillent et crépitent. Plus tard il y aura de la cendre rouge très longtemps. Mille petits troubles, les plus doux de tous : un geste, un mot, un tremblement, — des étincelles. Fatalement irrécouvrables. Choses dites une seule fois.

Solennel, le jour passa. Et comme à des départs pour de longues absences, où tout devient important, où chaque parole qu’on dit se fait inoubliable, ils écoutèrent attentivement chacune et quelconque des paroles vagues qu’ils se purent dire, gravant en eux avidement, profondément, l’air et la forme et tout le souvenir — provision de joie pour tout l’hiver de leur vie — tout le souvenir de chacune des minutes qui composèrent ce premier jour d’amour, leur départ pour la vie.

Minutes douces, ineffablement douces, qu’avares ils buvaient à très petites gorgées, et eussent voulu garder à jamais dans leur bouche…

Tandis que le destin ricanait derrière eux :

— Beau faire ! Beau faire ! Tu ne revivras pas celle-ci. Celle-ci, celle-là, aucune ! Tu ne les revivras pas !

Ils furent aux parcs majestueux, et aux clairières des bois qui dominent la ville.

En bas, Paris, champ d’or, tout prêt à moissonner. Paris ! des toits, des toits… blé dru, égal et fort. — Ils contemplaient. Enfants venus de là-bas, larves des profondeurs de ce champ de toits cachant l’exact sillon des rues, ils s’étonnaient, soudain papillons aux belles ailes, de planer au-dessus des blés sous lesquels ils rampèrent.

Entre les épis naissent d’humbles fleurs. Leur amour était né dans le petit creux de temps que laisse la journée entre le travail et le repas. Jacinthe qui se contente du bord d’une fenêtre. Georgette portait avec précaution deux assiettes chaudes. La fumée entre les deux assiettes s’échappait ; et ça faisait de la brume au soleil fou de ses cheveux. Plus ténu que la fumée, leur amour, filtrant par la fente des heures, était monté pourtant, était monté très haut, faire du soleil fou à la brume de leur âme. Ils s’adoraient sans s’être choisis ni cherchés, comme on lie connaissance sur la route déserte et longue où l’on n’est que deux. Aux solitudes du cœur, ils s’étaient rencontrés, et devaient se rencontrer, puisqu’ils étaient au monde et qu’il n’y avait qu’eux, lui, elle, dans le monde.

Sous l’inerte vie des villes, ciel gris, pierres, travail morne, se coule et rampe la nature qui veille toujours, prête à pousser de l’herbe, prête à vomir du feu. Dans l’homme las, cœur vide, esprit bas, vie maussade, couve la révolte, à moins que ce ne soit l’amour. Paris ! en vain la peur, l’orgie, la paix très longue, tout ce qui abêtit, épuise, et le travail, la faim, la misère et l’ennui, y font calme, lisse et neutre la face d’un lac qui n’a plus de couleur que ce qui vient s’y mirer, — tout cela fume et bout dès que le soleil chauffe. L’antique bête rugit. Ou bien se met à aimer… Mais non, car c’est tout un, elle se révolte, elle aime.

Vieilles choses qui sont toujours, et reparaissent. Villes sous la mer, que l’on revoit dès que la marée descend très bas. Un jour elles n’y seront plus, mais l’homme y sera-t-il ?.. O révolutionnaire ! Voici l’heure venue des revendications. Une fois le peuple, un instant se lèvera. Une fois, un instant, il se croira le maître. Oh ! qu’il profite, afin qu’il se fasse un peu de progrès au monde ! Après, on ne sait ! honte, défaite et renouveau de servitude… Hâte-toi d’agir ! Ce que tu feras aura plus de durée que toi. D’autres viendront. Révolte d’une heure, ton nom doit se perpétuer. Révolte d’une heure, ton nom sera béni, tu seras mère ! Oh ! sois féconde pendant que tu vis, ô révolte, révolte contre tout de nos sociétés stériles, révolte vraie, révolte puissante, — Amour ! Accomplis donc tes rêves, révolté ! Aime-la. Elle est à toi… une heure. Aime-la, retiens-la le plus longtemps possible, serre-la bien le plus fort que tu peux dans tes bras !

Ils rirent aux éclats ; ils semèrent dans les bois. Ils plongèrent et se perdirent dans la verdure. Une verte gaieté crépita dans leur sang. Ils coururent, ils jouèrent, se cachant, se retrouvant, ils s’étreignirent, et ils allèrent entrelacés, se baisant, se mordant, s’enivrant. Morts, ils revivaient. Ils sortaient jumeaux de l’œuf où le printemps couve des âmes neuves pour les vieux arbres et les jeunes bêtes. Jumeaux, ils s’étonnaient, leur coquille brisée, de la lumière, de l’univers étrange, où, frère et sœur, ils allaient aventurer leurs premiers pas — frère et sœur, très petits, qui se donnaient la main.

Ils se tenaient par la main, et puis ils se donnaient le bras, et se prenaient par la taille, et se prenaient par la bouche. Et puis, l’un près de l’autre, ils marchaient très longtemps, sans oser seulement se toucher du petit doigt.

Heureux ! même, l’avenir abattait sa menace, et semblait oublier de compter ces instants : et qu’est-ce que l’avenir sinon le passé qui revient, se pose devant vous, et menace ? Il n’y avait plus de passé ni devant ni derrière eux. Ils étaient. Voilà tout. Ils ne se souvenaient plus.

Puisse la société, cette nature « meilleure », leur être aussi clémente que celle-ci l’est à ceux qui vont se multiplier ! Les gens se retournaient indulgents ou amers, offusqués de la lumière que fait dans un chemin un couple entrelacé. Que donnerait-elle à l’union de ses enfants, la société ? La nature leur donnait les feuilles vertes, le soleil, l’azur clair, l’air plein de joie. Et ils allaient, sentant leur être s’agrandir… Les voyant s’agrandir, la nature de son regard de mère, les suivait.

Ils burent tout leur bonheur, se serrant l’un contre l’autre pour qu’il n’en tombe pas une goutte en dehors d’eux, se serrant fort, très fort, pour que pas une pensée autre ne se glisse en leur étreinte, se serrant, se pressant l’un l’autre tant qu’ils pouvaient, pour s’entrer l’un dans l’autre dans la chair et dans l’âme, afin de s’emporter vifs, lui elle, et elle lui, imprégnés, saturés et gorgés l’un de l’autre, et s’appuyant très fort, le plus fort possible, l’un contre l’autre, comme pour faire tenir et pour tasser de force en cet unique jour, — puissent-ils ne vivre qu’un jour ! — toute la joie de la vie.

Tomba la nuit, chaude dans de l’or, ombrant de rouge les splendeurs métalliques du couchant. Ils allaient toujours, ivres, entre lacés, sans s’arrêter, dans un rêve fou, — de ces rêves qu’on sait être des rêves. Et cependant ils revenaient vers la ville lumineuse, fuyant l’ombre du bras que la nuit étendait.

Alors le soleil sombra. Mais dans un geste d’adieu du plus chaud de ses rayons, il jeta à la volée toute une pluie d’or au ciel, et ne laissa à la nuit le champ parcouru de l’azur, que l’ayant, de toutes ses étoiles, ensemencé. Solennelle, la nuit s’abattit, radieuse. Elle enferma sous son couvercle fatal toutes les joies qui furent en cette journée de plus qu’avait vécue le monde…

En cette journée qui fut une des choses passées.

Fin de beau jour ! Mais les amants, extasiés, en plus de joie présente, savouraient toute celle qui venait de fuir ; ils oubliaient tout leur amour en plus d’amour, comme on oublie, en contemplant les étoiles, le soleil qui se vient d’éparpiller en astres.

Jean repensa alors les rêves éloignés, oh ! si loin ! — droits, révoltes, libertés, luttes, espoirs, tout ce qui agitait les hommes loin de l’amour, tout ce qu’il voulait… changer, régénérer, il ne sait… de l’espèce humaine ! — plus loin que cette poussière d’or criblant le ciel, qu’il eût plus facilement retournée de sa main, que la plus légère, la moins tenace des âmes.

Étreignant sa Georgette, sa femme, il se fortifia d’elle contre l’assaut des pensées. Il était d’autres formes à remplir de sa vie que le creux des utopies. Changer les hommes ! Il pouvait bien plus : en créer. Rêves d’enfant incompris, sornettes pour malheureux, sombres désirs que la nuit profonde des douleurs revêt seule de l’apparence d’une pâle, vague clarté, paradis de malade et fantaisies de pauvres, républiques futures ! — sain, puissant, heureux, riche !… il avait bien plus beau, bien plus grand que vous toutes : lui-même ! lui qui était beau, lui qu’on aimait ! Plus éclatant que tous les rêves de la terre, plus radieux que tous les azurs du ciel, en une forme vivante il tenait et embrassait le monde… Aux lèvres d’une femme buvant la joie de l’Univers…

Elle lava de baisers la suie des mauvais rêves.

Il l’entraîna là-bas, hors la ville, chez lui.

Et dans l’ombre bordée de sinistres choses vagues, champs pelés, lugubres masures, et les fantômes errants des arbres dénudés, — il fut bon d’avoir peur et d’avoir froid un peu, pour se mieux protéger, chauffer, serrer, pelotonner, Jean ayant fait de ses deux bras une aile sure, où s’abritait le nouveau petit être qu’elle était.

— Oh ! que c’est triste, ici ! Où donc t’es-tu niché !

Mais déjà loin, la ville. C’était la demeure, la porte. Elle avait une seconde hésité.

— Chérie, avait-il dit…

Il était entré le premier. Il ne fit pas de lumière, l’attendit dans le noir. Et comme elle ne venait pas, il retourna vers elle et ouvrit grand les bras.

Elle s’y jeta, comme on se jette à la mer. On se jette, on plonge, une seconde ! volupté de vertige et de froid, — l’on revient, flottant et nageant doucement, bercé, caressé, léché par les vagues…

Il l’emporta, sans presque la toucher…

Il l’envola dans un baiser, ne la posa que là-haut, sur les draps blancs, comme sur l’autel…

Et ayant allumé les cierges, se prosterna.

Depuis des siècles, vers une vague Terre Promise, où le ciel serait pur, où l’on aimerait librement, où l’on ne saurait l’envie, le travail ni la misère, — on allait…

On allait, en se disant : c’est là un rêve.

Oui, les puissants, les faiseurs de lois, les garde-barrières de la bien close société, se chargeaient de réveiller durement de ce rêve-là les malheureux que le long des routes épuisantes, le hasard, la fatigue feraient s’y endormir…

Mais pourquoi — rêve ?

Un rêve… N’en est-il pas de bons ? Et tout le cauchemar du reste de la vie, quel droit de plus a-t-il à la réalité ?

Cela, la réalité. Mais sur l’homme endormi dans le travail profond, qu’une douce main se pose même sans tout à fait le réveiller, il connaîtra de suite son rêve pour un rêve, et s’il sait que sa léthargie pèse sur lui si lourd qu’il ne la soulèvera pas, il sent que celte torpeur n’est pas toute la vie ; — esclave enfoui dans la caverne et attaché, à qui il n’est permis de voir des vivants que l’ombre, et qui ne peut se remuer, parler, mais peut comprendre ! et a compris que le noir miséreux qui l’entoure n’est pas tout l’univers, et qu’il est une lumière, et qu’il est tenu loin d’elle par de méchantes mains.

Ils s’aimèrent. Il lui baisa les pieds, s’agenouilla devant elle, pleura sa joie. Ils se ruèrent, s’entrelacèrent, se tordirent. Leurs âmes exultantes, mêlées, s’anéantirent. En des étreintes, ils éparpillèrent la tension de leurs nerfs.

Puis, volupté suprême, loin du temps, de l’espace, des données fondamentales de la pensée, au-delà même de leur amour, hors la conscience, — ils s’endormirent…

Simplement… sans savoir, — ils s’endormirent.

Comme une brume se lève et devient du soleil, leur jouissance se diffusa dans du sommeil.

Comme la lune en son plein répand tant de clarté que la nuit pleine de jour, semble prolonger le jour, leur sommeil lumineux fut si mêlé d’extase, qu’ils semblèrent en songe continuer de s’adorer.

Comme on marche doucement et comme on parle bas dans la chambre où la Mort est entrée, le sommeil sembla ne pénétrer que sur la pointe des pieds dans la chambre où l’Amour venait de s’accomplir.

Comme la neige garde l’empreinte des oiseaux, qui, du ciel, sont venus sur elle se poser, leur visage, quand s’éteignit la flamme des yeux, garda une trace de sourire sur les lèvres.

Croyant jouir encore, ils dormirent.

Tels les petits enfants dorment, tout près de l’inexistence qu’ils viennent de quitter. Ils y retournent, avec joie… Oh ! si profondément ! — La mort qu’ils ont quittée, pas encore perdue de vue… — Ils dormirent… Jusqu’à l’aube ils moururent, heureux.

Car, l’aube parut. Ils ne se réveillèrent pourtant pas. Georgette, un seul instant, se demanda : où suis-je ? Mais elle se sentit toute entourée de lui. Elle se dit ; je suis en lui, et elle fut rassurée. D’ailleurs, la nuit et le jour, et le réel et le rêve, et la vie et la mort, la veille et le sommeil, et lui-elle, qu’importait ! Tout cela n’était qu’un.

Elle embrassa dans le vide et crut sentir sa lèvre. Il parcourut l’air de ses bras, croyant l’étreindre. Il dut dire de belles choses, mais c’était du silence. Elle dut voir des merveilles, mais n’ouvrit pas les yeux.

La mort est-elle aussi loin de la douleur, qu’ils s’en allèrent ?

Un moment, quand le soleil se glissa, oblique, par les volets, quelques mots s’échappèrent de leurs lèvres balbutiantes, pour danser aussi, d’or, au bal de la poussière.

Elle demanda :

— Pour toujours ?

Et lui, dit :

— Pour toujours.

L’un dans l’autre, ils se rendormirent.

Ils se réveilleront plus tard. Il y a, dehors, des gens qui souffrent. Mais ils n’entendent pas les souffrances des hommes. Même leurs propres souffrances, ils ne les entendraient pas ! Demain — demain, aujourd’hui, déjà !… Le soleil monte !

Est-ce que, pour travailler, la société ne les attend pas, dehors ? Oui, dehors, là où il y a des gens qui souffrent. Est-ce vrai ? Peut-être, oui… Mais ils ont oublié.

Ils ne travailleront pas aujourd’hui. Grâce ! un peu…

Il y a des gens qui souffrent… Hélas ! c’est comme cela… Un peu de pitié au moins pour ceux qui sont heureux !

Il y a des gens qui souffrent. C’est, dehors, un chant mélancolique, une longue plainte faite du gémissement de tous, ô douleur !… Non, te dis-je, ce n’est qu’une romance, vraiment vilaine, interminable ; oh ! qu’elle cesse ! Tu sais ? elle ne fait pleurer que pour rire. Ne pleure donc pas ! Donne tes larmes, que je les boive. Mes lèvres se salent de tes yeux ! Que dis-tu ? Il y a, il y a vraiment des gens qui souffrent ? Que ne font-ils comme nous ? Que n’aiment-ils pas ?

Il y a des gens qui ont froid. Que n’aiment-ils pas ?

Il y a des gens qui sont moroses et fatigués. Que n’aiment-ils pas ?

Ils ont faim. Ils ont soif. Je te mange et te bois, tu me chauffes et me recouvres… Que n’aiment-ils pas ?

Mais ceux-ci ragent et hurlent ! Ils crient justice ! Des bêtes qui veulent du sang et dont ce cri : justice, serait le rugissement… Insensés ! Insensés ! Quelle langue parlent-ils, et comment les comprendre ? S’affranchir ? Mais les chaînes de tes bras sont si douces !

Vivre est si bon ! je t’aime, Georgette…

Que n’aiment-ils pas ? Le mal, la haine, la souffrance… Serre-moi bien ; il n’y a plus de place entre nous deux.

Rien ne nous atteint plus. Je t’aime, Georgette.

La vie les atteignit.

Grain à grain, ils prièrent le rosaire des journées et des nuits, toutes journées et nuits d’amour, pleines de ferveur. Et ces jours et ces nuits furent les prières immuables que, toujours à genoux et toujours adorant, l’on récite machinalement des doigts, des lèvres, afin que nul geste et nulle pensée, cherchant des mots, et rien du corps, réduit à machinale besogne, ne vienne distraire de l’extase l’âme pleine de Dieu.

Changeant de nid, comme d’existence, très haut, parmi les fumées et les oiseaux, pas bien loin des nuages, au milieu d’un faubourg, mais dominant, cachés dans le creux d’une vague, la houle de l’océan de toits de la grande ville, les amants installèrent leur ménage et leur joie.

Et là, à la lumière, ils ouvrirent les yeux.

C’était le matin clair après la bonne nuit. Premiers mois de vie commune. Réveil plein de chansons. Gaie, allègre matinée. Il va faire beau tout le jour !

Petits enfants, tout petits, ils bégayèrent une vie neuve. Ils s’avancèrent, hors du nid, en chantant, en babillant, avec des peurs et sans songer. Ils saisissaient bien des traits, ressemblances, indications, qui revivaient du passé, étaient bien des souvenirs. Mais souvenirs d’avant la vie, souvenirs de vie vécue par d’autres, par les ancêtres. — Enfants, ils ne savaient pas qu’ils se rappelaient.

Ils ne se quittèrent plus, englobés l’un dans l’autre, anneaux entresaisis, âmes greffées. Sertis l’un l’autre des lèvres et de leur commune pensée, ils identifièrent leur chair mêlée de leur âme. Patiemment, à force de se penser l’un l’autre, de se posséder, de se frotter, de limer de baisers les parois de leur être, ils s’étaient entrés dedans, ils avaient tué leur moi. Et dans la joie d’être morts tous deux crièrent : enfin ! et rejetant les cadavres distincts de leurs individus, ils s’avancèrent « un ».

Petits enfants, tout petits, ils bégayèrent la vie.

Ils s’extasièrent de tout. L’aurore et le crépuscule étonnèrent leurs yeux. La splendeur du soleil les surprit. La tristesse du soir quand on attend, la tendresse de la lampe qui fait un large cercle que l’on remplit d’amour, les retours d’atelier ou l’on flâne et l’on traîne, les rues désertes, le soir, où les baisers font peur, la gaieté des matins où l’eau froide éclabousse, même le pénible réveil où il faut des baisers pour endormir le sommeil, tout les trouva réjouis et joueurs, étonnés. Et amusés d’essayer leur amour neuf sur ces vieilles choses.

Heureux…

Ils apprenaient, et ils grandissaient chaque jour.

Ils vivaient comme on assiste à d’étranges spectacles, à de passionnantes féeries, ivres d’angoisse et crispés de joie. Ils écoutaient leur vie avec admiration. Ils vivaient en une béatitude fiévreuse qui comptait et mesurait anxieusement les heures, comme pour aiguiser les jouissances du regret de les voir fuir ; ils étreignaient chaque seconde de leur vie comme une amante qui part et qu’on ne reverra plus. Chaque instant de leur vie jetait l’ancre en leur âme, eût voulu s’y fixer, s’attacher à jamais, et la mémoire pleurait de n’avoir pas de place pour les abriter tous. Ils vivaient comme on vit dans le souvenir, dans ces vastes bonheurs qu’on croit que l’on a eus. Ils vivaient en s’aimant tendrement.

Aux enfants qu’ils étaient, chacun d’eux se sentant pour l’autre une petite mère, la joie fut d’orner le berceau et la chambrette, langes et duvet, un hochet même, toute la richesse d’amour et le luxe de gaîté que peuvent les pauvres. Petit à petit, après les chaises et la table, la vaste riche armoire péniblement acquise et les chromos piquées au mur, et les vases de verre peint où moururent des fleurs, ils piquèrent du bec toutes les économies, pour faire le nid bien tiède, et tiède aussi aux yeux, et réchauffant à l’âme, et même ô rêve ! un jour, pas tout de suite, bientôt ! — y mettre la pendule et de doubles flambeaux.

Dodo ! enfants… Ils se berçaient insoucieusement. Et ils marchaient sur toutes les craintes de l’avenir, comme sur un tapis étendu sous les pas royaux de leur espoir.

Ils trébuchèrent pourtant. L’avenir faisait des plis.

L’argent manqua.

Morte saison. L’ouvrage manqua, l’argent par suite. Et par suite le pain. Mon Dieu ! est-ce qu’ayant faim, leur amour pâlirait ? — Il y a dehors des gens qui souffrent… Que ne s’aiment-ils pas ?

Eux s’aimaient.

Mais ils aimaient aussi tout ce cadre de leur amour, ces infimes choses acquises par eux-mêmes, avec peine, embryon de luxe, graine de richesse ? pas même ; cadre mal doré, mais où leur tendresse faisait bien, — et que le malheur, qui guette à la première dette, menaçait de décrocher de ces murs et de leurs cœurs.

Venant à peine de naître, leur union s’est liée déjà, et embourbée, socialisée ! déjà dépend des autres, et attend d’eux sa vie… Ah ! la vie ! il est temps d’y songer.

— C’est ta faute !

— Ma faute ! Toi, au contraire…

Ils éclatèrent de rire. Première dispute ? Non pas.

C’était pour voir. Il faut tout connaître. Ils s’aimaient.

— Je t’aime ! je t’aime !

Elle se jeta dans ses bras.

Je t’aime ! Ils le crièrent l’un et l’autre, à haute voix. Et la misère, qui les menaçait, ils la défièrent.

Ah ! qu’elle vienne, l’affamante, la querelleuse, l’envieuse ! qu’elle vienne, cette fille naturelle du luxe, l’éteigneuse de tendresse, la marchande de rages, la misère ! Elle les trouverait ligués, de pied ferme, et tenant tête.

Pas d’ouvrage ! Libres donc ! C’était fête en semaine, comme pour les bourgeois. Ils s’aimèrent.

Pas d’huile ! La nuit ! Soit. Les baisers qu’on ne voit pas sont doux. Ils s’aimèrent.

Ils se blottirent dans leur amour, ne vendirent rien de chez eux, ne quittèrent pas un objet, pas une gaieté. Ils se privèrent de tout et conservèrent tout. La faim leur fit trouver tendres les croûtes dures qu’ils trempaient dans leur joie. Ils ne s’endettèrent même pas. L’orage passa. Alors ils sortirent de leur cache, se sourirent, et allèrent travailler. L’orage était passé. Eux n’étaient pas mouillés, ah ! ils défiaient bien.,.

Qui ? la misère ? Les voyant si unis elle avait reculé. Mais elle allait revenir, en force cette fois, — avec l’hiver, avec le froid, avec…

Qui donc encore ?

Quoique bien las, Pilleux veillait. Le feu mourait. Georgette paraissait dormir…

Et c’était pour cette nuit, — demain matin peut-être…

— À quoi songes-tu ? dit-elle.

— Tu ne dors donc pas ?

— À quoi songeais-tu, dis !

— Je songeais à…

Elle savait bien à quoi. Aussi ne le dit-il pas.

Simplement il vint s’asseoir sur le bord du lit, avec soin, de façon très douce, pour ne pas la remuer. Il lui prit les deux mains, longtemps, et de ses gros yeux mouillés, la regardant, il l’embrassa au front, et dit :

— Comme nous l’aimerons !

Mais tous les deux ensemble, soudain, tournèrent la tête. Du regard et, vainement, ils parcoururent la chambre. — Pourtant on eût bien dit que par les portes closes quelqu’un venait d’entrer…

— Parfois, c’est le silence, la nuit, qui fait de ces peurs.

Mais s’il est vrai que du ciel Dieu détache de petites âmes qu’il envoie animer les enfants qui vont naître, ne fallait-il pas bien que quelqu’un fût entré, cette nuit-là, dans la chambre, malgré les portes closes ?

Quelqu’un ! Le bonheur peut-être ! Le vrai durable bonheur ! Le bonheur dans une vie qui prolonge la vôtre ! Oui, il était venu, malgré les portes closes, s’asseoir près d’eux, au coin du feu, à ce foyer fondé maintenant, s’asseoir comme chez lui, pour ne plus les quitter !

Les portes étaient mal closes, et il n’y avait plus de feu. Ah ! vite une belle flambée pour la venue du bonheur ! Il mérite bien cela !

— J’ai froid, ranime un peu le feu ; il se meurt, dit Georgette.

— C’est… qu’il n’y a plus de charbon. Peut-être on pourrait en chercher… Le charbonnier…

— Oh ! il est bien trop tard, et tu n’as plus d’argent ; d’ailleurs tout est fermé. Viens te coucher, dit-elle.

IL s’obstina à tisonner les cendres froidies. Il tenta de boucher les fentes des portes mal closes. Et il lui demanda :

— Comme cela, as-tu froid ?

— Non, dit-elle faiblement.

Mais il ne la crut pas. Il s’approcha de la malade, borda le lit attentivement, lui mit quelque chose sur les pieds, prit ses mains dans les siennes…

— As-tu froid ? demanda-t-il.

— Non, dit-elle en riant.

Satisfait, il se coucha, et se serra contre elle. Dans ses bras, de tout son corps, il la tiédit, elle, près d’éclore, il la couva.

— Comme cela, tu n’as plus froid ? dit-il.

— Non, dit-elle avec force.

Mais le sommeil ne venait pas. Elle se plaignait parfois, et ils auraient voulu que ce soit déjà le jour. Mais la douleur prolongeait la longue nuit.

Pilleux inquiet, et la sentant qui grelottait, se releva, chercha ses hardes, un paletot, mit tout ce qu’il put sur le lit, tout ce qui pouvait tenir chaud, comme on jette à la flamme tout ce qui peut brûler, lorsque l’on a du feu.

— Tu n’as plus froid ? dit-il.

— Non, dit-elle avec défi.

Déjà les gémissements commençaient.

Mais celle qui était entrée, cette nuit de l’enfantement, celle qui, après le dernier charbon et le dernier sou, était venue s’asseoir à ce foyer sans feu, celle-la — qui n’était pas le bonheur — se mit à siffler sous les portes mal closes.

La Misère entra, cette nuit-là.

Mais elle ne resta pas à gémir sous la porte, elle ne resta pas assise auprès du feu éteint, elle voulait avoir chaud, et elle grimpa sur le lit, elle se mit entre eux deux, leur demanda là, une petite place, pour se réchauffer, et leur demanda de bien l’aimer, et de la nourrir, l’élever, qu’elle soit grande ! Elle tendit sa petite bouche à leurs baisers…

Ils ne surent pas que c’était elle. Ils lui sourirent.

Eugène Morel
(La troisième partie au prochain numéro)
  1. Lire la première partie de ce roman dans La revue blanche du 15 août 1897.