Telliamed/Deuxième journée

Texte établi par Jean-Baptiste Le Mascrier, Pierre Gosse (Tome Ip. 86-180).


SECONDE JOURNÉE.

Suite de la même vérité prouvée par les faits.



Telliamed ne manqua pas de se rendre le lendemain à l’assignation ; & m’abordant d’un air de confiance : Je ne sçai ce que vous pensez Monsieur, me dit-il, de notre conversation d’hier, & si j’ai eu le talent de vous persuader de la vérité dont j’ai prétendu vous instruire. La variété des matières différentes dont ce globe est composé, le ciment qui les unit, leur arrangement presque uniforme par lits appliqués horisontalement les uns sur les autres, leur position enfin & leur aspect, & la conformité étonnante que je vous ai fait observer dans tout cela avec le travail actuel de la mer dans son fond ou sur ses rivages, toutes ces circonstances réunies sont sans contredit une preuve bien forte & bien sensible de l’origine de nos terreins. Mais peut-être doutez-vous encore. Permettez-moi donc de confirmer ce que j’ai dit par des faits constans & avérés, & par-là de vous démontrer la vérité de mon systême.

Corps étrangers trouvés dans la pierre & dans le marbre.

Un Auteur Arabe que vous m’avez prêté[1], rapporte qu’en creusant un puits derrière le Château du Caire qu’on appelle en Arabe le Carafé, après avoir percé un roc de plus de deux cens pieds de profondeur, on trouva en arrivant à l’eau une poutre entière. Mais parce que le témoignage d’un Auteur de cette Nation peut vous être suspect, en voici un autre d’une découverte de même espèce, qui ne vous permettra pas de douter de la vérité du premier fait.

En l’année 1714. de votre Ere, le Grand Duc de Toscane faisant creuser un fossé depuis les nouvelles Infirmeries de Livourne jusqu’aux vieilles appellées de S. Jacques, au travers d’un terrein de roc qui à vingt pieds de profondeur aboutissoit à de la vase, on rencontra un arbre de dix à douze pieds de longueur creusé en dedans, que l’on a crû, comme moi, avoir servi de pompe à quelque bâtiment. Il étoit enfoncé de deux à trois pieds dans la terre argile, dans laquelle il se trouva aussi des coquilles de mer de diverses espèces, même d’inconnues dans la mer voisine, quelques pommes de pin très-entières, des cornes, des os & des dents d’animaux. J’étois à Livourne lorsqu’on y fit cette découverte, à laquelle je fus présent ; & je vis de mes propres yeux remplir deux grandes corbeilles de ces matières, qui avec la poutre furent présentées au Grand Duc.

Corps de bâtimens pétrifiés.

J’ai vu aussi dans un rocher escarpé de l’Apennin qu’un torrent avoit miné par sa chute, la proue d’un bâtiment qui s’avançoit en dehors de six coudées. Il étoit pétrifié ; & sa dureté avoit résisté à la force du torrent, tandis que la pierre du rocher en avoit été minée. Ce lieu n’est pas éloigné du Mont-Joué. Il eût fallu avoir une longue échelle de corde qui me manquoit, pour descendre du sommet de la montagne jusqu’à l’endroit où ce bâtiment paroissoit, afin de l’examiner de plus près. Il seroit même très-curieux de le tirer entier du sein du rocher, pour connoître la forme des bâtimens dont on se servoit au tems du naufrage de celui-ci. Quoiqu’il soit assez ordinaire de rencontrer des débris de bâtimens dans les carrières, il est très-difficile d’en connoître la forme, parce que faisant aujourd’hui partie de la pierre même, ils sont brisés & mis en pièces par les Ouvriers, avant qu’on ait pû reconnoître quel est le tout que formoient ces parties.

Ces faits paroîtront surprenants sans doute ; mais ils sont confirmés par une infinité d’autres qui ne tiennent pas moins du prodige. Fulgose, Auteur Italien, rapporte qu’en 1460. on découvrit dans le Canton de Berne, en un lieu où l’on travailloit à tirer de la mine & à cent brasses de profondeur, un vaisseau entier à peu près semblable à ceux dont on se sert aujourd’hui sur mer, & dans ce vaisseau où l’on remarquoit encore les vertiges des voiles, des cordages & des ancres, les corps ou les os de quarante personnes. Cette avanture qui fit alors grand bruit dans toute la Suisse, & même dans tout le monde Chrétien, avoit eu une infinité de témoins, de plusieurs desquels l’Auteur assure l’avoir apprise ; Bertazzolo rapporte de même qu’en jettant les fondemens de l’écluse de Governolo dans le Mantouan, il rencontra en creusant la terre plusieurs pièces de bâtimens, des joncs & des herbes marines en quantité.

On trouva en Dalmatie il n’y a que peu d’années, en travaillant aux fortifications du Château supérieur de la Citadelle de Castelnuovo sur le golfe de Cattaro, dix pieds au dessous du fondement des anciens murs, une ancre de fer si consumée du tems & de la rouille, qu’elle se plioit comme si elle eût été de plomb. L’Ingénieur François, nommé Binard, qui dirigeoit ces fortifications, m’a assuré avoir vu l’ancre. On en avoit trouvé une autre vingt-cinq à trente ans auparavant, en creusant les fondemens d’une maison à Padoue.

Il est assez ordinaire à ceux qui voyagent par les déserts sablonneux de la Libye & de l’Afrique, de trouver en creusant des puits des corps de petits bâtimens pétrifiés, qui sans doute avoient fait naufrage dans ces endroits lorsque la mer les couvroit encore.

On y rencontre aussi des bois pétrifiés en grand nombre ; & ce sont probablement les débris de quelques autres bâtimens semblables. A une journée de demie ou deux journées tout au plus du Caire, & à son Couchant, il y a au milieu d’un désert de sables une assez longue vallée bordée & semée de rochers remplis aujourd’hui en partie de sables. Ce lieu est appellé des Arabes Bahar-Balaama, c’est-à-dire, mer sans eau, parce que cette plaine est en effet desséchée. Il s’y rencontre un très-grand nombre de barques & de bâtimens qui autrefois y avoient fait naufrage, & qui sont à présent pétrifiés. On y trouve sur-tout des mats & des antennes, dont plusieurs sont encore entiers. Lorsque ce lieu servoit de lit à la mer, il étoit sans doute très-dangereux pour la navigation, comme les sortes de ces bâtimens entassés les uns sur les autres en font foi.

Os d’hommes et d’animaux.

Ce qu’il y a d’étonnant, est que dans les pierres on trouve jusqu’à des os d’hommes & d’animaux. J’ai vû dans la Bibliothèque Royale de Paris un os séparé du squelette d’un homme entier pétrifié trouvé dans la carrière de plâtre de Montmartre. On m’assura aussi dans cette Capitale, que quelque tems auparavant il s’en étoit trouvé un autre dans les carrières d’Arcueil ayant auprès de lui une épée consumée de la rouille. On en déterra un il y a peu de tems à Saint-Ange terre voisine de Moret en Gâtinois appartenante à M. de Caumartin. Il fut trouvé dans une montagne de marbre située dans l’étendue de cette terre. Son squelette étoit de la longueur de quatorze pieds ; ce qui sert encore à justifier la tradition qu’il y a eu des Géans. On en découvrit un quatrième il n’y a guères plus de trente ans au cap Coronne près de Martigues, dans les carrières de pierres de taille qu’on emploie aujourd’hui aux bâtimens de Marseille. Ce corps posé sur son dos avoit les jambes retroussées, & étoit sans doute une de ces victimes fréquentes que recevoit le golfe de Lyon où il avoit été englouti, ensuite couvert de sable dans la posture que j’ai décrite. Il n’y a que peu d’années qu’un autre fut trouvé dans un bloc de pierre employé au bâtiment d’une Eglise de cette ville ; & lorsque j’y étois, on me fit voir chez un Curieux appellé Chevalier, un morceau de pierre dans lequel étoit une cuisse d’homme pétrifié. Ce qui me surprit, est que dans cette cuisse on distinguoit l’os & la chair également pétrifiés & de couleurs différentes, ce que je n’avois vu nulle part ailleurs. On rencontra il y a quelques années dans un bloc de pierre tiré de la carrière de plâtre de Pisse-fontaine près de Poissi, un œuf de la grosseur au moins de ceux des poules d’Inde encore plein d’une liqueur jaunâtre, & tout proche une grosse coquille de mer. Enfin le Roi d’Espagne Philippe V. ayant ordonné quelques embellissemens de marbre à l’Escurial, on trouva dans une pierre qui fut sciée un serpent enterré sans aucune altération. On l’en tira ; & on remarqua sa place creusée dans le marbre en spirale, selon la position de son corps. Toute la Cour d’Espagne fut témoin de ce prodige.

Toutes les pierres du monde, si l’on en excepte celles qui ont été formées avant la découverte du sommet des hautes montagnes, sont plus ou moins remplies de ces hazards. Ces corps d’une nature & souvent d’une couleur différente de ceux dans lesquels ils sont insérés, ne sont pas moins que ceux dont je parlerai ensuite, une preuve certaine & incontestable qu’ils sont entrés dans la composition des pierres où ils se rencontrent, en des tems où la fabrication de ces carrières n’en étoit encore qu’à la hauteur où ils se trouvent ; qu’elles étoient par conséquent d’une substance molle & presque liquide, soit que le mortier en soit de sable ou de vase ; que cette fabrication n’a pû se faire que par le secours de la mer & dans son sein ; & que pour porter la masse de ces montagnes jusqu’à leurs derniers sommets, & achever, pour ainsi dire, ces hauts édifices, il a été nécessaire que les flots les couvrissent totalement.

Cailloux, galets, & pierres de couleurs différentes.

Il se trouve beaucoup de petits cailloux ou de gros graviers dans vos pierres de taille de Paris, sur-tout aux endroits par lesquels elles aboutissent aux couches de sable, sur lesquelles on voit qu’elles ont été formées d’un autre plus fin & propre à la pétrification. Ces pierres sont plus nettes ou plus sales jusqu’à une certaine épaisseur. D’où vient cela, Monsieur ? si ce n’est que dans le tems que cette couche sale se fabriquoit, les cailloux ou les graviers y ont été portés par les eaux de la mer, & qu’après un certain tems le gravier & les cailloux venant à manquer, ses eaux y ont voituré un sable plus net. C’est ainsi, comme je vous l’ai fait remarquer, qu’elle l’a pratiqué dans la formation du cailloutage, au dessus duquel elle ne poussoit plus que du sable fin. J’ai vû, dit un de vos Auteurs, dans les carrières de grais de Saint-Leu-Taverni ouvrir des pierres de grais, dans lesquelles les petites coquilles & les petits galets dont le bassin de toutes les mers est ordinairement rempli, se trouvent renfermés ; & je remarquai, que la superficie de ces lits de grais est couverte d’un sable tout à fait semblable à celui du bord de la mer[2].

Remarquez encore, que dans la pierre blanche employée au bâtiment de l’Eglise Cathédrale de Rouen, & en cent autres lieux de Normandie, on trouve de gros morceaux de pierre noire ; & ailleurs des morceaux de pierre blanche dans de la noire, ou de gros cailloux d’une qualité fort différente de la pierre où ils sont renfermés ; des pièces de marbre dans des blocs de pierre ordinaire, de la pierre commune dans les marbres, de la marne & cent autres corps étrangers dans des galets, ou même dans des Cailloux ? Comment rendre raison de ce prodige, si on n’admet que pendant que la mer étoit occupée, par exemple, à former cette pierre blanche, les courans ou une tempête ont porté dans la vase ou dans les sables de cette couleur qu’elle amassoit alors sur une côte, quelques morceaux détachés d’un rocher de pierre noire, & les ont insérés dans ce sable ou dans cette vase, au milieu de laquelle on trouve aujourd’hui ces bigarrures ?

On m’a assûré lorsque j’étois à Paris, qu’en sciant ce grand morceau de pierre dont les parties égales forment le haut du frontispice de la grande entrée du Louvre du côté de Saint Germain, on rencontra vers le milieu une barre de fer de la forme d’une platine de fusil que la scie ne put entamer d’aucun côté, en sorte qu’on fut obligé d’employer les coins pour séparer ces deux morceaux. Ce fait est d’autant plus singulier qu’il est notoire ; qu’il prouve qu’il y a une espèce de fer que la rouille ne consume point.

N’apperçoit-on pas tous les jours sur les bords de la mer ces hasards se préparer de même pour les siècles futurs ? Ne voit-on pas, lorsqu’elle découvre dans son reflux sur les côtes de l’Océan des plaines de sables ou de vase qu’elle vient d’inonder, des morceaux de pierre & des cailloux d’une couleur différente à leur substance déjà à moitié ensevelis dans ce sable ou cette vase ; & ne les perd-on pas de vûe quelques jours après par de nouvelle vase du sable nouveau qui les ont totalement couverts ? On rencontre le même ouvrage en fouillant les montagnes voisines. C’est ce qu’on remarque dans celles qui bordent votre rivière de Seine depuis le Havre jusqu’à Paris. C’est ce qu’on découvre dans les pierres dont les fortifications du Havre & les moles de ce port sont bâtis. J’ai vû dans l’isle de Scio, en un endroit très-supérieur à la mer, des morceaux de pierre verte insérés dans de la blanche ; & en parcourant les rivages de cette isle, je remarquai qu’il s’en formoit encore de vertes du côté du Nord à la faveur d’une herbe qui se nourrissoit dans la mer, & qui par son suc teignoit en verd le sable qui s’y amassoit. Il est naturel de penser que de tout tems cette herbe a crû autour de l’isle ; que c’est en cette sorte que nos marbres verds ont reçu cette couleur ; & que dans le tems que ces morceaux de pierre verte furent insérés dans la blanche à plus de cent toises de la superficie présente de la mer, les flots baignoient encore l’endroit où je remarquai cette singularité ; qu’alors ils travailloient à la fabrication de cette carrière de pierre blanche, où dans quelque tempête ils jettérent ces morceaux de pierre verte détachés de quelques autres rochers de cette nature de pierre.

Herbes & plantes.

Mais ce qui se trouve très-communément dans une infinité de carrières, ce sont des herbes & des plantes, souvent inconnues, ou qui ne croissent que dans des pays fort éloignés, insérées dans la pierre & y formant une espèce d’Herbier naturel. Ce qu’un de vos Sçavans[3] rapporte à ce sujet, en parlant de certaines pierres qu’il avoit trouvées dans le Lyonnois, est trop singulier pour ne pas mériter votre attention.

« Ces pierres sont écailleuses, dit-il, voisines des lits de pierre à charbon entre lesquels elles se trouvent ; & selon qu’elles approchent de ces lits ou s’en éloignent, elles sont plus claires ou moins luisantes, plus noires dans leur plus grande proximité & moins dans leur éloignement, où elles ne sont plus que d’un gris cendré.

» Entre les écailles de ces pierres se trouvent des empreintes d’herbes de diverses sortes, très-aisées à distinguer, mais qui ne pénétrent point la substance de la pierre, ainsi que certaines pierres de Florence sont pénétrées de la couleur des herbes qui se rencontrent entre leurs écailles.

» Le nombre de ces feuillets, continue cet Auteur, la facilité de les séparer, & la grande variété des plantes que j’y ai vûes imprimées, me faisoit regarder chacune de ces pierres comme autant de Volumes de Botanique, qui dans une même carrière renferment la plus ancienne bibliothèque du monde, & d’autant plus curieuse, que toutes ces plantes n’existent plus, ou que si elles existent, c’est dans des pays si éloignés que nous n’aurions pû en avoir connoissance. On peut cependant assûrer que ce sont des plantes Capillaires, des Cétéracs, des Polypodes, des Adiantum, des Langues de Cerf, des Lonchites, des Osmondes, des Filicules, & des espèces de Fougères qui approchent de celles que le P. Plumier & M. Sloane ont découvertes dans les isles de l’Amérique, & de celles qui ont été envoyées des Indes Orientales & Occidentales aux Anglois, & communiquées à Plukenet, pour les faire entrer dans ses recueils de plantes rares. Une des principales preuves qu’elles sont de cette famille, est que comme elles sont les seules qui portent leur fruit colé au dos de leurs feuilles, les impressions profondes de leurs semences se distinguent encor sur quelques-unes de ces pierres. La multitude des différences de ces plantes est d’ailleurs si grande aux environs de Saint Chaumont, qu’il semble que chaque quartier y soit une source de variétés.

» Outre ces empreintes de feuilles de plantes capillaires, j’en ai encore remarqué qui paroissent appartenir aux Palmiers & à d’autres arbres étrangers. J’y ai aussi observé des tiges & des semences particulières ; & à l’ouverture de quelques-uns des feuillets de ces pierres, il est sorti des vuides de quelques sillons une poussière noire, qui n’étoit autre chose que les restes de la plante pourrie & renfermée entre deux couches depuis peut-être plus de trois mille ans.

» Une remarque singulière, ajoûte-t’il, est qu’on ne trouve dans le pays aucune des plantes dont les empreintes sont marquées sur ces pierres, & que parmi ce nombre infini de feuilles de diverses plantes, il y en a bien véritablement de brisées, mais aucune de repliée, & qu’elles y sont toutes dans leur étendue, comme si on les y avoit colées avec la main. Cela suppose que ces plantes inconnues à l’Europe n’ont pû venir que des pays où elles croissent, qui sont les Indes & l’Amérique, & qu’elles n’ont pû être imprimées & posées ainsi qu’elles se trouvent en divers sens, que parce qu’elles flottoient dans l’eau surnageante à la couche, sur laquelle elles sont insensiblement tombées dans l’étendue où elles étoient maintenues par l’eau ; qu’enfin cette eau étoit celle de la mer nécessaire à les apporter de si loin. C’est ce qui est encore prouvé par le grand nombre de coquillages qui se trouvent dans les terres voisines, & dont aucuns ne ressemblent à ceux de nos rivières de France ou même d’Europe, mais qu’on voit uniquement, les uns sur les côtes de nos mers, d’autres sur celles des mers les plus éloignées. »

Ainsi s’est exprimé en faveur de mon systême un des hommes de votre France des plus versés dans la Botanique, & même dans l’Histoire naturelle. Ces preuves de la diminution de la mer, & de la fabrication de nos terreins dans le sein de ses eaux, sont fortes sans doute ; mais j’ajoûte que vous en avez une démonstration dans les coquillages & autres corps marins dont les plaines & les montagnes de ce globe sont parsemées.

Corps marins répandus dans toutes les parties du globe.

Vous avez vu sans doute, continua notre Philosophe, des pierres de Syrie remplies de petits poissons pétrifiés : en même-tems il en tira deux ou trois de sa poche. Observez, ajouta-t-il, la forme & la diversité de ces petits poissons. Ils sont absolument les mêmes qu’on pêche encore aujourd’hui sur les côtes de Syrie, d’où les carrières où j’ai pris ces pierres sont éloignées de deux journées, & dans une élévation très-considérable de la superficie de cette mer. Ces pierres sont de deux carrières différentes séparées l’une de l’autre de quatre à cinq lieues ; la diversité seule de leur couleur justifie cet éloignement. Or ces petits poissons n’ont pû être jettés & ensevelis dans les sables pétrifiés dans lesquels ils se trouvent, que par les eaux de la mer, & en des tems où elles couvroient encore ces lieux.

Remarquez, je vous prie, que tous ces poissons se trouvent entre les lits minés de cette pierre, & toujours couchés de leur plat horisontalement à la mer, ainsi que tous les corps étrangers que l’on rencontre dans la composition des pierres & des marbres de nos montagnes. Cette observation est très-essentielle, comme vous venez de le voir, puisque c’est une preuve indubitable que ces corps sont tombés, ou ont été jettés & portés aux endroits où ils se trouvent dans des tems où ces lieux formoient encore le lit de la mer ; & que toute la pierre & le marbre qui les couvre aujourd’hui y a été ensuite amassé dans le sein des eaux couche à couche & lits sur lits, entre lesquels on rencontre partout l’univers des coquilles & des poissons de mer, les uns entiers, les autres brisés. Je pourrois vous rapporter en ce genre mille singularités, qui ont été découvertes dans les carrières & les montagnes de mon pays. Mais pour ne vous rien citer de cette espece qui ne soit à votre portée & que vous ne puissiez vérifier, ou que vous n’ayez peut-être déjà vérifié vous-même, je me bornerai aux faits suivans.

En parcourant les montagnes dont le cours de la Moselle est bordé, j’entrai dans un vallon qui est à sa droite entre Metz & Thionville. La curiosité m’y avoit attiré pour visiter une mine de fer à laquelle on travailloit plus haut, proche d’un village appellé Moyeuvre situé entre deux montagnes fort hautes, au milieu desquelles coule un ruisseau qui fait aller la forge. J’entrai dans la carrière de la mine, qui en est fort voisine. La veine ou le lit de cette mine, de l’épaisseur à peu près de six pieds, non-seulement s’étend horisontalement sous une de ces montagnes à deux ou trois toises seulement de l’élévation du ruisseau ; mais elle court encore à pareille hauteur & de la même épaisseur sous la montagne opposée, & sous toutes les autres qui leur sont contiguës, soit qu’elles en soient séparées ou non par de profondes vallées. Je retrouvai la même mine, & à la même hauteur, sous les montagnes de la Lorraine Allemande au-delà de la Moselle, & sous d’autres montagnes du Bassigny & des pays voisins ; c’est-à-dire, dans l’étendue de plus de trente lieues. Il n’y a point de doute que ce lit si égal de cette vaste mine ne soit un dépôt que les eaux de la mer ont formé en ces lieux, lorsque toutes les montagnes dont elle est couverte n’étoient pas même encore commencées. Ce fait est justifié non-seulement par la vaste étendue de cette mine dont les bornes ne sont pas connues, par la qualité & l’épaisseur de son lit qui sont les mêmes dans tous les lieux où elle se découvre ; mais encore par le nombre infini de couleuvres de mer & de coquilles de Cornéamons qu’on trouve pétrifiés dans cette vase ferrugineuse.

Comment en effet ces animaux se trouveroient-ils pétrifiés sous ces épaisses & vastes montagnes dans le sable vaseux qui compose cette mine, s’ils n’y avoient vécu & s’ils ne s’y étoient multipliés ? Mais comment ont-ils pû y vivre, sinon en des tems où cette vase encore liquide ne se trouvoit point ensevelie sous le poids des montagnes qui la couvrent ; en sorte qu’elle laissoit à ces animaux la liberté de respirer l’air toujours mêlé aux eaux, & le moyen de se multiplier dans cette mine alors pénétrable & habitable pour eux ? A cette matière en succéda une autre d’une qualité différente dont cette première fut enfin couverte, & qui étouffa les serpens & les coquillages ; après quoi survinrent toutes les suivantes, dont sont composés les différens lits de ces montagnes depuis cette mine jusqu’à leurs sommets. Il faut encore observer, que dans ces lits on trouve aussi un grand nombre d’autres coquillages, surtout aux environs de Thionville. La pierre qu’on y emploie à faire la meilleure chaux, composée d’une vase différente de celle de la mine de fer, est de même remplie de coquillages de mer, qui rendent sans doute cette chaux beaucoup plus forte.

J’ai vû de même dans le rocher escarpé sur lequel la forteresse de Porto-Hercole est bâtie, la côte d’une Baleine. On la fit remarquer à Philippe V. Roi d’Espagne, lorsque ses galères passerent dans ce port pour porter ce Prince de Naples au Duché de Milan.

Mais quoique les montagnes & les Carrières de votre Europe renferment comme les nôtres une infinité de témoignages de la manière dont elles ont été formées, je n’en ai trouvé nulle-part en plus grande quantité que dans celles de Suisse, & dans les Cabinets ou les Bibliothèques publiques de ce pays-là. Le Cabinet de M. Scheuchzer à Zuric est orné d’un grand nombre de pierres dans lesquelles on voit des poissons pétrifiés de diverses espèces : il y en a même une dans laquelle on trouve une plume pétrifiée. J’en ai apporté plusieurs de ce pays-là que j’ai détachées de quelques montagnes, & qui renferment diverses sortes de poissons. J’en ai aussi une très-singulière que je trouvai à mon passage à Malte, en visitant une carrière qui est au fond du port. Elle renferme une nageoire d’un grand poisson, qu’un coup de coignée a si heureusement partagée par le travers, qu’elle se voit tout entière dans les deux parties du morceau où elle étoit ensevelie. L’endroit de la carrière où je trouvai ces deux pièces, étoit élevé de plus de trente toises au-dessus de la superficie présente de la mer ; & on avoit déjà enlevé au moins trente autres toises au-dessus, comme il étoit aisé de le reconnoître par le sommet de la suite de cette montagne. Ainsi cette nageoire étoit ensevelie au centre de cette masse supérieure à la mer de soixante toises.

Montagnes de coquillages, coraux, &c.

Outre ces témoignages sensibles de la fabrication de nos montagnes dans le sein des eaux de la mer, vous avez encore dans leur superficie des preuves constantes, que les plus hautes d’entr’elles ont été pendant très-long-tems ensevelies sous ses flots, comme le sont encore aujourd’hui, beaucoup d’autres qu’elles couvrent. Le Mont Pelare en Suisse, situé dans le canton de Lucerne, porte sur ses épaules une autre montagne fort haute nommée en la langue du pays le champ du Belier, sur laquelle on voit de très-gros rochers, dont la substance est toute composée de coquilles de mer pétrifiées. En les considérant, il n’est pas permis à la raison de douter que la mer ne les ait formés, comme elle en forme encore de cette sorte en mille endroits de ses rivages, en y ajoutant pendant des siécles entiers coquillages sur coquillages, & les y attachant avec un sable & un sel qui leur sert de cole. Il y en a de cette espèce dans toutes les grandes montagnes des Continens, dans celles des Pyrénées, de la Chine & du Pérou. On trouve cette même disposition dans tous les pays où il s’en voit de hautes, quoique plus remarquable en certains lieux qu’en d’autres.

On rencontre aussi presque partout sur le penchant des montagnes des coquillages de mer qui y sont attachés, surtout aux endroits que les débris des rochers & la terre ont couverts & garantis des injures du tems. On y trouve des Madrépores encore adhérentes aux pierres[4], & des tuyaux formés par certains vers marins qui s’y renferment, tels qu’on en remarque dans les rocailles des lieux d’où l’on arrache le corail ; ce qui prouve incontestablement que ces endroits ont servi de lit à la mer, puisqu’il ne s’en forme que dans son sein. On rencontre de même des coraux pétrifiés & encore adhérans aux rochers qui seuls les ont produits dans la mer. On en trouve d’ensévelis dans la substance des montagnes, & faisant partie de leur pétrification ; preuve sans réplique de l’état précédent des lieux où ils se rencontrent.

Champignons à doigts.

Les champignons à branches ou à doigts dont les habitans de la Guadeloupe se servent pour faire de la chaux, sont une espèce d’arbre de mer, qui n’est produit que dans son sein ou dans ses fonds de peu de profondeur. On les voit même croître assez vîte & renaître de leur tronc, lorsque l’arbre en est arraché par ceux qui vont le pêcher. Cet arbre pierreux comme tous les autres arbres de mer, a quelquefois la tige d’un pied de diametre, & n’est pas plûtôt élevé au dessus du sol où il croît, qu’il s’enfle par les côtés en guise de bourlet ou de champignon, ainsi que fait le chêne lorsqu’il est planté dans un mauvais terrein. De ce bourlet sortent plusieurs branches en forme de doigts plats ; & ces doigts en produisent d’autres de même figure. Les fibres du tronc sont perpendiculaires ; celles des doigts sont horisontales. Comme en creusant le terrein de la Guadeloupe & de la grande terre on trouve beaucoup de ces arbres encore en pied, ou brisés, il est indubitable que la mer dans laquelle ils ont été produits couvroit les endroits où ils se rencontrent, & que par conséquent ses eaux ont diminué de tout le volume qu’elles avoient alors de plus.

Marrons de Mer.

Ajoutons à cette merveille celle des marrons de mer, connus à Malthe sous ce nom parce qu’on les tire de la mer, & dont il n’y a pas un seul Chevalier ou Grand-Croix qui n’ait connoissance. A consulter leur forme & leur extérieur, ce sont des marrons tels que les nôtres, mais formés du caillou le plus ferme & si dur qu’on ne peut les casser qu’à coups de masse. Alors, & après les avoir brisés, on trouve dans leur intérieur de véritables marrons pétrifiés aussi durs que la pierre d’où ils ont été tirés, mais qui étant fricassés, s’amollissent, & se mangent ainsi que nos marrons ordinaires.

Bancs d’écailles d’huîtres.

Mais je n’ai rien vû de plus singulier en ce genre, de plus digne d’attention & de plus parlant, que les bancs d’écailles d’huîtres, dont sont couvertes en Toscane plusieurs collines de celles qu’on appelle de Pise ; parce qu’elles sont voisines de la Ville de ce nom. Il y en a de deux à trois milles d’étendue. Ces bancs sont couverts de terre ou de sable de l’épaisseur de trois à quatre pieds, que les vents y ont apportés depuis que ces collines sont sorties du sein de la mer ; & les coquilles qui ont été détachées de ces bancs par les pluies, ou entraînées d’une autre façon dans les campagnes voisines, couvrent tous les terreins des environs, comme les nôtres sont parsemés de pierres & de cailloux. Votre Pere Feuillée qui passa en Amérique pour y faire ses observations, m’a assûré avoir vû de pareils ouvrages de la mer dans les montagnes du Pérou. Un illustre Anglois m’a dit en avoir rencontré dans celles de la Virginie. Il s’en trouve de semblables dans le pays des Acaoukas au Micissipi, éloigné de cent cinquante lieues des bords de la mer. Il y en a de très-remarquables sur la côte de l’isle Dauphine. Il s’en voit même en France à six lieues de Bordeaux dans la paroisse de Sainte Croix du Mont, entre Cadillac & Saint Macaire, à la distance de sept à huit cens pas de la Garonne. Là sur la croupe d’une montagne assez élevée, qui s’avance du milieu des autres dont elle est séparée par des vallons, on voit entre deux lits de pierres dont le supérieur peut avoir cinq ou six pieds d’épaisseur, un banc d’huîtres qui en a vingt ou vingt-quatre, & qui a d’étendue environ cent toises qu’on découvre, le reste étant caché dans le rocher. On y a pratiqué une Chapelle de quinze pieds de profondeur, où l’on célèbre la Messe. La plupart de ces huîtres sont fermées ; & dans celles-ci on trouve une espèce de terre argile en petite quantité. C’est sans doute la substance de l’huître qui s’est fondue. Ces écailles d’huître sont unies dans ce banc par un sable, qui mêlé & pétrifié avec elles n’en fait aujourd’hui qu’un même corps. Les Sçavans qui travaillent à Bordeaux à l’Histoire de la Terre[5], vous rendront compte sans doute de la manière dont ce banc s’est formé, si les préjuges dans lesquels ils ont été élevés ne les empêchent pas de reconnoître la raison de ce Phénomène. Pour moi, je pense qu’il n’est pas possible de ne pas rester persuadé à la vûe de ces bancs d’huîtres, surtout de ceux des collines de Pise qui sont si nombreux & si grands, & qui ne sont couverts que d’un peu de sable, qu’ils étoient tous des huîtrieres lorsque la mer les couvroit totalement, semblables à celles qu’elle renferme aujourd’hui en une infinité d’endroits d’où l’on tire les huîtres que nous mangeons.

Beaucoup d’autres contrées de notre globe fournissent encore des témoignages non suspects de la supériorité de la mer à son état présent, & du long séjour qu’elle a fait sur nos terreins. Nous étions alors assis sur la montagne du Mokatan, au pied de laquelle le Caire est bâti. C’est l’endroit où Herodote disoit que de son tems on voyoit encore dans la pierre les anneaux de fer ausquels on attachoit les vaisseaux qui vendent à Memphis. A trois lieues d’ici, continua notre Philosophe, & dans cette longue chaîne de montagnes, qui se terminant à cette Ville s’étend jusqu’aux frontières de l’Abyssinie, il y a une longue vallée qui par une pente douce conduit en trois jours à la mer Rouge. Cette vallée qui a un mille & quelquefois deux de largeur, est remplie dans son fond à la hauteur de plusieurs coudées de coquillages de toutes les espèces depuis son entrée jusqu’aux rivages de la mer, où ils se multiplient d’un jour à l’autre. Qu’en peut-on conclure, sinon que ces coquillages ont été amassés par les flots & entassés dans cette vallée, & que la mer les y a abandonnés successivement, en se retirant dans les bornes où nous la voyons ? Comment sans supposer un très-long séjour & une supériorité réelle de ses eaux dans tous les endroits où l’on trouve de ces corps marins, pouvoir rendre raison de l’amas qui s’en est fait dans toutes les parties du monde ?

A demi-lieue de Francfort, de l’autre côté du Mein, il y a une montagne nommée Saxenhausen, d’où l’on tira des pierres dont toute la substance est composée de petites coquilles pétrifiées. Elles sont unies par un sable fin, qui forme une pierre très-dure dont les murs de cette belle Ville sont très-solidement bâtis. La plûpart de ces coquilles renferment leur poisson aussi pétrifié. On trouve à Vaugine, petit bourg de Provence, une autre montagne entièrement remplie de coquillages de mer & de grosses huîtres ; il s’y en rencontre même de vivantes. Les environs de Grace sont remplis d’écailles d’huîtres. Il y en a en beaucoup d’autres endroits de la France ; il y a même à Issy proche de Paris un banc de coquillages de mer. La Toscane en renferme un très-grand nombre, outre ceux dont je vous ai parlé ; il s’en trouve dans tous les pays du monde. « Dans tous les fouillemens que j’ai faits, dit un homme fort versé dans ces matières[6], j’ai trouvé des traces sensibles du séjour de la mer sur nos terreins. J’ai ouvert des rochers par le moyen des mines, & j’y ai trouvé des coquillages de toutes les espèces, du sable de mer, & des bois tellement pétrifiés & unis les uns aux autres, que les meilleurs ferremens pouvoient à peine y pénétrer. Ce n’est pas dans un lieu seulement que j’ai fait ces remarques ; c’est dans des isles entières composées de toutes sortes de coquillages, de sable, & d’autres matières que la mer produit. Je viens à présent d’un quartier de S. Domingue nomme Jaquemel, où j’ai fait creuser un canal de quatre mille pas. J’ai été obligé de faire sauter pour cela des rochers à cinq cens pieds ou environ au-dessus du niveau de la mer, & j’y ai rencontré de même des herbes marines, & des coquillages de toutes les espèces. »

Comment n’être pas persuadé après cela que ce globe que nous habitons est l’ouvrage de la mer, & qu’il a été formé dans son sein, comme se forment encore sous ses eaux de pareilles compositions, ainsi que nous le voyons de nos propres yeux sur les rivages qui ont peu de profondeur, & comme les Plongeurs nous en assurent ? Ils y remarquent des montagnes, des vallons, des plaines, des lieux escarpés, des chaînes même de montagnes, telles que nous en voyons en certains endroits de nos Continens se prolonger l’espace de trois, quatre & cinq cens lieues. Ce banc si connu dans votre Europe, qui commence à la presqu’Isle de Jutland, & qui s’étend plus de trois cens lieues sous les eaux de la mer prêtes à le laisser paroître, est un témoignage autentique de ce que j’avance. Il vous apprend que comme la formation de ces chaînes de montagnes sous-aquatiques est l’effet de deux courans opposés, qui ont élévé entr’eux une barrière de sable ou de vase, les longues montagnes de notre globe se sont formées de la même sorte tandis que la mer les surmontoit encore. Les coquillages & les poissons de mer que ces montagnes renferment, la position même de ces corps marins toujours couchés de leur plat, ne nous laissent aucun lieu d’en douter. C’est ainsi que les montagnes qui bornent la plaine d’Antioche du Levant au Couchant jusqu’à la Tartarie, ont été formées entre deux courans qui partoient du Midi & du Nord, tandis que ces montagnes ont été séparées par un troisième, qui coupant ceux-ci du Levant au Couchant, a creusé & entretenu la vallée qu’on remarque entr’elles. C’est ce qu’il est aisé de reconnoître du haut du Château d’Antioche, d’où l’on découvre l’endroit par où ce courant venoit de la Méditerranée, & la route qu’il tenoit en se prolongeant vers la Tartarie.

Souvent même ces chaînes se forment d’une autre manière par des doubles courans. Car l’un, par exemple, allant du Levant au Couchant, & l’autre du Couchant au Levant, ils établissent entr’eux une barrière de leur propre sens, plus large ou plus étroite suivant la disposition du fond de la mer. C’est en cette sorte que le courant qui vient du Détroit de Gibraltar, & qui se porte vers l’Orient en côtoyant la Barbarie, & celui qui vient de l’Orient par les bouches des Dardanelles, & va se terminer au Détroit en côtoyant la Morée, l’Italie, la France & l’Espagne, ont formé les Isles d’Ivique, de Mayorque & de Minorque, de Corse, de Sardaigne & de Sicile presque sur une ligne droite, comme les Cartes nous le montrent.

Vous comprenez, ajouta notre Philosophe, que dans des routes aussi longues que de votre Méditerranée en Tartarie, & du Détroit de Gibraltar au fond de la Méditerranée, les eaux de ces courans reçoivent des impressions qui les écartent quelquefois de la droite ligne ; qu’une partie de leurs eaux se détache aussi, & parcourt la vase & le sable qui les séparent & dont leurs lits sont bordés ; & que ces petits courans détachés des grands s’insinuant dans ces amas de sable & de vase, s’y creusent des routes particulières. Ce sont les vallées & les inégalités que vous reconnoissez dans vos montagnes, & que vous trouvez également dans celles que la mer renferme encore dans son sein. Les réparations de nos montagnes, les vallées dont elles sont entrecoupées, nous montrent les diverses routes que tenoient les courans de la mer, lorsque les couvrant totalement, elle travailloit à leur fabrication, & nous indiquent la façon dont elles se sont bâties. Le flux & reflux de l’Ocean remontant dans les gorges de certaines montagnes ou dans les rivières, & se retirant ensuite, vous enseigne la manière dont les vallées se sont approfondies, & par quel moyen les eaux de la mer ont formé le cours des rivières & des ruisseaux. Cette étude est une des plus nobles ausquelles on puisse s’appliquer ; & j’espère que vos Sçavans, ceux sur-tout dont les Académies sont établies dans des Villes maritimes, après avoir bien médité la disposition des montagnes, nous donneront l’histoire de la formation de notre globe par les courans de la mer, avec une juste description de son extérieur, & un plan exact de la terre découverte.

Car pour combattre cette vérité, pour répondre à tant de faits qui l’établissent invinciblement, il est inutile, Monsieur, de m’opposer avec quelques-uns de vos Auteurs, l’histoire de ce déluge universel, que vous prétendez avoir couvert toute la face de la terre. Pour réfuter ce sentiment, il est constant d’abord qu’un de vos plus sçavans Pères de l’Eglise convient[7] qu’un événement si considérable a été absolument inconnu aux Historiens Grecs & Latins. Josephe assûre à la vérité[8] que Bérose Chaldéen, Nicolas de Damas & Jérôme l’Egyptien en avoient parlé à peu près comme Moyse. Mais le fait dût-il passer pour constant, est-il étonnant que Bérose & les autres qui vivoient en Orient sous l’empire des Macédoniens, dans un tems & dans un pays où les Juifs étoient si connus, ayent inséré dans leurs histoires ce que les Livres de ceux-ci contenoient à ce sujet ? J’ajoûte que les circonstances même rapportées par ces Historiens font voir combien on doit peu compter sur leur bonne foi, s’il est vrai qu’ils ayent écrit ce qu’on leur fait dire. En effet le passage que Josephe cite de Bérose, parle des restes de l’Arche qu’on voyoit encore, dit cet Auteur, sur une montagne d’Arménie, & dont on emportoit des morceaux qui servoient de préservatif. J’avoue que quelques Arméniens grossiers sont encore aujourd’hui dans cette opinion ridicule touchant les restes de l’Arche. Mais on sçait aussi que nos Voyageurs les plus sensés conviennent que c’est une fable puérile ; que le Mont Ararat sur lequel on dit que l’Arche s’arrêta, est en tout tems couvert de neiges, & tellement inaccessible que jamais il n’a été possible de parvenir jusqu’à la moitié de sa hauteur. Il est donc évident que jamais on n’a pû sçavoir si l’arche s’est véritablement arrêtée sur cette montagne, ni si elle y a laissé de ses restes, à moins qu’on ne suppose que quelqu’un l’ait appris par une révélation de Dieu, ce qui resteroit à prouver. Les Habitans du pays ont d’ailleurs une tradition au sujet de ce Mont Ararat, qui ne s’accorde nullement avec ce que les Juifs racontent du déluge. Ils disent que Noé se sauva dans l’Arche avec soixante & dix-neuf personnes, & que le bourg Tamanin situé au pied de cette montagne a tiré son nom qui en Arabe signifie quatre-vingts, d’autant de personnes qui sortirent de l’Arche & qui s’établirent en cet endroit.

Du reste n’est-il pas étonnant que les Grecs qui saisissoient si avidement tout ce qui tenoit du merveilleux, que les Romains qui sçavoient si bien démêler la vérité d’avec les fables, que ces Nations qui nous ont transmis la mémoire des Déluges d’Osiris, d’Ogyges, de Deucalion, n’ayent jamais parlé de ce Déluge universel qui dut engloutir tous les hommes en général ? Est-il concevable, qu’un événement si marqué & si terrible ait pû s’abolir de la mémoire des hommes qui s’en étoient sauvés & de toute leur postérité, à un point que ni les Indiens ni les Chinois dont nous avons des histoires si anciennes, même antérieures à l’époque que vous donnez à ce Déluge, ni aucun autre peuple du monde n’en a conservé le moindre souvenir ; en sorte qu’un évenement qui intéressoit également tout le genre humain, ne se trouve dans la tradition d’aucun pays ni d’aucune nation, si l’on en excepte ce petit coin de la terre habité par les Juifs, peuple que l’Histoire & l’expérience prouvent avoir été, & être encore aujourd’hui dans son humiliation le plus vain & le plus crédule du monde[9] ?

Ajoûterai-je à ce silence général des Nations sur un fait si important & si sensible, qu’il n’est pas possible de concevoir d’où en quarante jours seroit venu ce volume d’eau prodigieux, capable de faire hausser la mer du point où elle est aujourd’hui jusqu’à quarante coudées au-dessus des plus hautes montagnes du monde : que l’on ne comprend pas de même où ces eaux immenses se seroient retirées en si peu de tems, puisque je défie de prouver qu’un volume d’eau capable de surmonter nos montagnes les plus élevées ait pu trouver place dans le centre de la terre, & que même le contraire est aisé à démontrer : qu’enfin il est également inconcevable, que dans l’espace de quelques mois ces eaux immenses ayent pu se dissiper, tandis que pour en faire perdre trois ou quatre pieds il faut aujourd’hui des milliers d’années, comme je l’établirai dans la suite. De-là n’est-il pas naturel de conclure, que pour soutenir cette opinion de l’universalité du déluge il faut avoir recours au miracle, & dire qu’après avoir tiré du néant ces eaux prodigieuses, Dieu les anéantit ensuite ; ce qui est absurde. Car pourquoi donner tant d’affaires à la Divinité ? pourquoi l’obliger à un si grand appareil pour exterminer une race maudite ? Ne pouvoit-elle pas l’anéantir de son souffle ou d’un seul mot ? D’ailleurs ce fait est contredit par vos propres livres. Ne donnent-ils pas à entendre que ces eaux furent l’effet d’une simple pluie, d’une pluie qui ne dura que quarante jours[10], & qui par conséquent ne put égaler celles qui tous les ans tombent pendant quatre à cinq mois en Abyssinie & dans quelques autres pays du monde ? N’ajoutent-ils pas que ces eaux ne se retirerent que peu à peu[11] ; ce qui ne marque qu’un effet successif des causes naturelles, & non un prodige subit de la toute-puissance de Dieu ?

Vous vous troublez, continua Telliamed, & vous trouvez mauvais sans doute que j’ose attaquer si puissamment une tradition que vous croyez canonisée par vos écritures. Cependant si vous y faites un peu d’attention, vous conviendrez que mon sentiment sur cet événement si fameux n’est nullement opposé à ce que vous apprennent ces Livres que vous regardez comme sacrés : Que ces mots toute la terre, dont ils se servent pour désigner l’espace qui fut couvert par le Déluge, peuvent également s’entendre, ou de tout le globe, ou seulement d’une de ses parties, par exemple, de cette contrée de l’Asie habitée par Noé & par sa famille : Qu’en effet ils ont été entendus en ce sens par plusieurs de vos Sçavans, qui ne se sont pas crus obligés de reconnoître cette universalité qu’on veut soutenir malgré toutes les raisons qui la combattent : Que vos Livres mêmes favorisent cette dernière opinion, puisque par tout ce qu’ils contiennent il est évident que Moyse n’a eu pour but que d’écrire l’histoire du peuple Juif, & nullement des autres Nations ; en sorte qu’on peut dire avec lui, que le Déluge dont il parle couvrit véritablement toute la terre, c’est-à-dire, toute la contrée qui étoit alors habitée par Noé & par ses voisins : Qu’on ne peut pas d’ailleurs l’entendre autrement, sans donner aux paroles mêmes de cet Ecrivain les explications les plus absurdes : Que lorsqu’il dit, par exemple, que tout ce qui eut vie périt sous les eaux[12], il est impossible d’entendre ces mots des poissons, qui ne sortirent point de leur élément tant que dura ce Déluge : Qu’il est également absurde & ridicule de penser, que tous les autres êtres créés périrent dans ce naufrage général, & ne se sont perpétués que par les soins que Noé prit d’en conserver dans l’Arche, puisque pour soutenir cette fable il faudroit admettre qu’il y fit entrer avec lui, je ne dis pas des Eléphans, des Rhinocéros, des Chameaux & autres animaux grands ou monstrueux, qui dans un lieu assez étroit devoient occuper beaucoup de place, je ne dis pas encore des puces, des punaises & autres vermines fort incommodes, mais jusqu’à des cirons & un millier d’autres animaux, qui quoique plus petits encore que le ciron, ne laissent pas de subsister dans la nature : qu’enfin comme le Déluge de Deucalion passoit chez les anciens Grecs encore grossiers pour avoir été universel, quoiqu’il ne se fût fait sentir que dans la Grece ; comme selon vos propres Livres, après l’embrasement de Sodome les filles de Loth s’imaginerent que leur père étoit le seul des hommes restés sur la terre, il ne seroit point du tout étonnant, que Noé sauvé avec sa famille d’un Déluge qui avoit inondé tout son pays, eût crû qu’il eût couvert en effet toute la face de l’univers.

Mais en admettant même votre systême sur ce sujet, je soutiens qu’il ne peut Satisfaire à tout ce qui dans notre globe parle de la fabrication insensible de nos terreins, & des divers matériaux que la mer y a employés. Ce que vous dites de ce Déluge m’a engagé à donner une plus grande attention à l’examen des montagnes d’Arménie, sur l’une desquelles vous prétendez que s’arrêta l’Arche où Noé s’étoit enfermé. Or j’ai reconnu que ces montagnes contenoient dans leurs entrailles autant qu’aucunes autres du monde des arrêtes de poissons de mer, des coquillages & d’autres matières étrangeres à leur substance, toutes posées de leur plat & horisontalement comme elles le sont ailleurs ; preuve sans réplique qu’elles n’y ont point été insérées du tems du Déluge.

En effet si l’insertion de ces corps étrangers dans ces masses énormes devoit s’attribuer à ce grand événement, n’est-il pas certain qu’ils y seroient placés avec confusion & en tout sens, le peu de durée de cette inondation ne leur ayant pas permis de s’affaisser naturellement, de leur plat, & horisontalement au globe ? D’ailleurs pour comprendre que ces corps étrangers eussent pénétré dans ces montagnes, il faudroit supposer, ou que ces masses entières se fussent formées pendant le peu de tems que dura le Déluge, ce qui est impossible, & même contredit par vos Livres, qui supposent qu’elles existoient auparavant ; ou bien on seroit obligé de dire qu’alors ces montagnes se seroient tellement amollies, que ces corps étrangers auroient pû y entrer. Or, je vous demande d’abord s’il n’est pas absurde de le penser ? A qui ferez-vous croire que dans l’espace de six à sept mois, les eaux, quelqu’immenses que vous les supposiez, ayent pu pénétrer, amollir & liquéfier quatre à cinq cens pieds d’épaisseur de pierre ou de marbre ? Car c’est dans leur sein que se trouvent ces corps étrangers, autant que nulle part ailleurs. Pour opérer un tel prodige n’auroit-on pas besoin d’un nouveau miracle ? Mais répondez-moi encore. Au bout de sept mois que le Déluge eut duré, l’Arche ne s’arrêta-t-elle pas sur les montagnes d’Arménie[13] ? La Colombe ne rapporta-t-elle pas à Noé encore enfermé dans cette Arche une branche d’Olivier[14] ? Ces montagnes n’étoient donc pas alors des masses molles & fluides, puisqu’elles étoient capables de soutenir une aussi lourde machine qu’étoit l’Arche, & qu’elles portoient des oliviers, arbres, comme l’on sçait, qui sont longs à croître. Mais revenons aux preuves de la diminution de la mer.

Villes de Lybie ensévelies sous les sables.

L’Egypte où nous nous trouvons m’en a fourni une espèce très-singulière, & à mon avis, bien convaincante. A deux ou trois journées du Nil du côté de la Libye, & dans les déserts qui terminent l’Egypte à son Couchant, on trouva plusieurs ruines de Villes considérables. Les sables sous lesquels elles sont ensevelies, ont conservé les fondemens & même une partie des édifices, des tours & des forteresses dont elles étoient accompagnées ; & comme dans ces lieux il ne pleut jamais, ou fort peu & très-rarement, il y a apparence que ces vestiges y subsisteront encore pendant plusieurs milliers d’années. Ces Villes détruites sont placées à peu près sur une ligne du Nord au Sud, ou si vous voulez, de la Méditerranée vers la Nubie. Elles sont éloignées, comme je vous l’ai dit, de deux à trois journées de l’Egypte habitable, & enfoncées d’autant dans les déserts. Leur distance entr’elles est d’une, de deux & quelquefois de trois journées.

Si vous consultez les Auteurs Arabes qui ont écrit de l’Egypte ou les traditions du pays sur ces ruines, elles sont les restes de diverses Villes bâties dans ces déserts, ou par des Fées, ou par des Princes qui avoient voulu signaler leur puissance en choisissant des positions si extraordinaires pour placer des colonies ; ou bien ils pensoient à se procurer des lieux d’azile contre leurs ennemis, en bâtissant dans des lieux inaccessibles à des armées. Il seroit aisé de faire voir le peu de fondement de ces fables, & l’impossibilité aussi bien que la folie qu’il y eût eu à bâtir des Villes en des endroits éloignés de deux à trois journées des pays habités. Elles n’auroient pû y être construites, ni les habitans y subsister, que par des dépenses immenses, puisqu’il eût fallu y porter jusqu’à de l’eau, & que par la moindre interruption des caravanes de l’Egypte avec ces Places on auroit été contraint d’y mourir de faim& de soif. Ajoutez que les Habitans de ces Villes qui devoient être peuplées, comme on le juge par l’étendue de leurs ruines, n’auroient eu aucun commerce par le moyen duquel ils eussent pû se maintenir.

Preuves qu’elles ont été des Ports de mer.

Mais indépendamment de ces considérations, que l’on examine la position de ces Villes, comme je l’ai fait, en commençant par celle où étoit situé du tems d’Alexandre & des Romains le Temple de Jupiter Ammon ; il sera évident qu’elles ont été successivement les Ports de Mer de l’Egypte où les Etrangers abordoient par mer, & où les Egyptiens eux-mêmes tenoient les vaisseaux par le moyen desquels ils portoient réciproquement leurs marchandises dans les pays étrangers. La Ville & les Ports d’Alexandrie ont succedé à la Ville & au Port célèbre par le Temple de Jupiter Ammon ; celui-ci avoit succédé à la plus prochaine des autres ruines que l’on rencontre en remontant vers la Nubie, & celle-là aux suivantes. Pour preuve de ceci, on remarque au devant de toutes ces ruines, du côté du Septentrion & de la mer Méditerranée, l’endroit qui leur servoit de port. Les badins n’en sont pas même encore totalement comblés, & l’on en distingue aisément la forme & l’étendue. Je ne doute point que si en divers endroits de ces bassins on creusoit dans les sables dont ils sont en partie comblés, on n’y trouvât des restes de bâtimens. Mais je n’avois ni assez de monde, ni assez de vivres & d’eau pour entreprendre un pareil travail, que le hazard pouvoit prolonger infiniment.

La position de ces ruines est toujours sur un lieu plus élevé que les bassins ; & à l’exception de quelques endroits, ces bassins sont presque tous environnés de rochers, qui sans doute servoient d’entrée à chaque port. On voit au devant de quelques-unes de ces ruines, des terreins élevés comme elles, avec quelques vestiges de bâtimens ; c’étoient probablement des Isles dont le port étoit formé. Ces Villes n’ont pû servir à d’autres usages ; & il n’a pas été possible que leurs habitans subsistassent en ces lieux autrement que par le secours de la mer. Ils n’ont dû être occupés qu’au trafic ; & ils ne pouvoient recevoir les choses nécessaires à la vie qu’à la faveur des bâtimens qui les leur apportoient des bouches du Nil, alors bien supérieures à l’endroit où elles sont situées à présent.

A mesure que celle de ces Villes qui étoit la plus voisine de la Nubie, fut abandonnée des eaux de la mer qui baissoit, on en bâtit une autre sur ses rivages au lieu le plus propre pour l’abord des bâtimens : c’est la seconde des Villes ruinées qu’on rencontre en descendant par le désert de la Nubie vers la mer. A celle-ci en succéda une troisième, qui fut remplacée par celle de Jupiter Ammon. Enfin cette derniere a été remplacée elle-même par la Ville & le Port d’Alexandrie, qui servent aujourd’hui d’azile aux Vaisseaux qui abordent en Egypte au Couchant au Nil, comme Damiette en sert à ceux qui abordent du côté du Levant. Mais dans peu de tems ce port déjà plus d’à moitié comblé obligera les marchands à l’abandonner, & à profiter d’un nouvel azile que la diminution successive de la mer offrira à leurs bâtimens. Des terreins plus avancés & prêts à paroître dans un fond déjà peu profond, ne tarderont pas à se montrer ; & je suis persuadé que dans deux à trois mille ans Alexandrie sera plus éloignée des bords de la mer, que ne le sont aujourd’hui les ruines du Temple de Jupiter Ammon, où l’on ne trouve déjà plus que quelques sépultures anciennes. Les belles Eglises d’Alexandrie converties en Mosquées sont, comme vous sçavez, les seuls édifices qui restent dans l’enceinte des nouvelles murailles où elle fut renfermée il y a six à sept cens ans. Les Maisons que le peuple habite sont bâties sur le sable, dont la plus grande partie de son port a été comblée il y a deux ou trois cens ans.

La grande & la petite Syrte si renommées dans l’histoire Romaine, & toutes deux assises sur le bord de la mer il n’y a que seize à dix-sept cens ans, en sont déjà assez éloignées. Il est vrai, que c’est autant à cause du peu de fond de la mer sur toute cette côte Africaine, que par la diminution de ses eaux. Si vous entrez dans les déserts dont cette côte est bordée, quels vestiges & quelles traces n’y trouverez-vous pas comme en Egypte, des Villes & des Ports qui y fleurissoient autrefois ? Les apparences des Ports, & les vestiges des bâtimens qui les environnoient, y subsistent en cent endroits. Des barques pétrifiées entiérement ou en partie, qu’on trouve à trente & quarante journées de la mer ainsi que dans les endroits qui en sont plus voisins ; des coquillages sans nombre mêlés aux sables des déserts, ou attachés à des rochers & à des montagnes qu’on y rencontre de tems en tems ; des vallons à leur pied remplis aussi de coquillages ; des bancs entiers qu’on en découvre dans d’autres endroits, sont des témoignages certains que la mer a couvert toutes ces contrées.

En effet si la mer ne leur avoit pas été supérieure, si elle n’avoit pas surnagé aux déserts brûlans de la Libye, trouveroit-on ces traces de son séjour en des lieux si éloignés d’elle, surtout ce grand nombre de coquillages de mer dont leurs sables sont parsemés, ou qui sont attachés aux rochers ? S’est-on apperçu jusqu’à ce jour qu’il se formât même des coquillages de terre en des lieux, qui comme ceux-là n’éprouvent jamais aucune humidité ?

Visitez, Monsieur, ce monticule situé au Sud-Est du grand Sphinx des Pyramides, supérieur à leurs bases de quelques toises, & éloigné d’elles de eux ou trois cens pas seulement. Vous trouverez encore sur son sommet beaucoup de coquillages, & des vestiges de celle du sein de laquelle il est sorti. Le désert à l’entrée duquel ce rocher & les Pyramides sont situées, est le même qui conduit en Libye ; & la sécheresse qui y regne malgré le voisinage du Nil, est une juste peinture de ce qui se voit dans la suite du désert.

La dénomination d’une infinité d’endroits que la mer y a couverts comme dans le reste de l’Afrique, en est encore un autre témoignage subsistant parmi les peuples les plus voisins de ces déserts. C’est ainsi qu’ils disent la mer de Barca, la mer de Borneo, de Cyrene, de Jupiter Ammon, pour désigner les déserts qui leur ont succédé. Vos Géographes mêmes les désignent encore sur leurs Cartes par ce terme de mer, le nom de leur état précedent s’étant conservé même après la retraite des flots. On lit dans l’Histoire du premier & du second siècle du Mahométisme, qu’on creusa un canal de cette ville du Caire à la mer Rouge, par lequel à la faveur du Nil on voituroit jusques dans cette mer les provisions nécessaires pour la Mecque & pour l’Arabie. Il n’en reste plus de vestiges ; on voit seulement à l’extrémité de la mer Rouge le bout d’un canal creusé dans le roc, dont la suite est couverte de sable. Que ce soit celui dont l’histoire nous parle ou quelque autre, il est toujours certain que lorsque ce canal fut creusé, la mer Rouge étoit au moins supérieure de quelques pieds, au niveau du fond de ce canal, qui aujourd’hui est lui-même supérieur de plusieurs pieds à la superficie de cette mer ; preuve sans réplique de sa diminution. Aussi les vaisseaux qui venoient jusqu’au Suez il n’y a pas cinquante ans, sont obligés aujourd’hui de mouiller à quinze ou seize milles de-là. On ignore même où étoient situées la ville & le port de Colzum dont parlent les premières histoires du Mahométisme, & qui donnaient alors leur nom à l’extrémité de la mer Rouge.

Suites funestes de la diminution de la mer.

C’est dommage que Néron n’ait pas eu le loisir d’achever le canal qu’il avoit entrepris de creuser entre l’Epire & la Morée ; il seroit déjà pour nous une preuve sensible & remarquable de la diminution du volume de la mer qu’il y auroit fait couler. Il y a cependant dans vos histoires, comme dans les nôtres, beaucoup de témoignages de semblables ouvrages portés à leur perfection, sans que nous ayons fait plus d’attention aux causes de leur abolition & de la cessation de leur usage. Un jour on passera de France en Angleterre & d’Espagne en Afrique à pied-sec, sans qu’on soit peut-être plus instruit alors de la diminution des eaux de la mer que nous le sommes aujourd’hui, en parcourant une infinité de terreins contigus qui n’étoient pas autrefois séparés par des eaux moins profondes[15]. Combien d’Isles se sont unies ainsi les unes aux autres, ou ont augmenté nos Continens ? L’union d’un terrein à un autre est l’ouvrage actuel de la diminution des flots ; mais comme il est long & insensible, nous n’en sommes pas mieux instruits de la cause dont il est l’effet ; parce que nous ignorons l’état antérieur des lieux déjà effacés de la mémoire des hommes. Quel sera leur étonnement, lorsque par l’épuisement des mers qui conduisent d’Espagne en Amérique, ils trouveront dans les terreins qu’elles auront abandonnés des piastres Méxicaines & des lingots d’or & d’argent ! On en trouvera dans les pierres qu’on tirera des montagnes pour élever des bâtimens. Il s’y verra des émeraudes, des perles, des diamans, & de toutes les pierres précieuses qu’on rapporte de l’Orient, & qui se sont perdues avec les vaisseaux brisés sur la route de nos côtes à celles de l’Amérique. On y rencontrera même des vaisseaux entiers ; & si le bronze & le fer n’étoient pas sujets à la rouille & à se consumer, on y verroit des canons de bronze & de fer dont on ignorera peut-être alors l’usage. Mais on remarquera leur forme dans la pierre ; & ce qui paroîtra plus surprenant encore à cette postérité, on y découvrira l’empreinte des armes & des devises que portent nos canons de bronze.

Comment, Monsieur, m’écriai-je en cet endroit, comment au milieu des plaines éloignées de tous les Continens que le vaste Océan tient aujourd’hui ensevelies sous ses flots, où il n’y aura ni rivières ni terres, pourroit-il se faire qu’il y eût un jour des habitans ; qu’on y bâtit des villes, & qu’on y ouvrît le sein des montagnes pour en tirer les matériaux propres à leur construction ? Quand même il seroit possible, comme vous voulez le persuader, que les eaux immenses dont ces lieux sont à présent couverts vinssent à s’épuiser totalement, comment ces terreins saumâtres d’une substance de sable ou de vase, sans aucun secours d’eau douce, pourroient-ils devenir fertiles, habitables & habités ?

Comment nos terreins ont commencé à se découvrir.

Oui, Monsieur, répliqua notre Voyageur ; ce fait est très-possible : il arrivera même, comme je vous le prédis ; & ces plaines aujourd’hui sous-aquatiques ne seront pas un jour moins fertiles, du moins en plusieurs endroits, que les pays les plus cultivés de votre Europe. Faites attention, s’il vous plaît, que les ruisseaux, les rivières, les fleuves, la substance même de notre terre où nos plantes & nos bleds se nourrissent, sont des choses accidentelles au globe, postérieures à la découverte de ses premiers terreins, & qu’elles leur doivent leur origine. Imaginez-vous donc qu’il n’y avoit rien de tout cela, lorsque la première & la plus haute de nos montagnes éleva sa tête au-dessus des flots, & commença à se montrer. Ce point s’accrut à mesure que les eaux de la mer s’abaisserent ; & s’augmentant d’un jour à l’autre, il forma enfin une petite isle. Il en parut ensuite plusieurs autres autour d’elle ; & les eaux qui les séparoient continuant à diminuer, elles s’unirent ensemble & formerent une plus grande étendue. Ce qui arriva en un endroit du globe, se fit de même ensuite dans plusieurs autres. C’est de ces nouveaux terreins d’abord fort petits, que par la diminution insensible & continuelle de la mer sont sortis depuis ces grands Continens que nous habitons, cette infinité d’Isles dont ils sont environnés & dont la mer est semée ; & ces Isles avec ces Continens ne feront qu’un tout, lorsque les eaux de la mer seront totalement épuisées.

Qu’il ait régné des vents sur la mer ou qu’il n’y en ait point eu avant que nos premiers terreins ayent commencé à se montrer, il est fort indifférent de le sçavoir. Mais il y avoit certainement des courans dans la mer, puisque c’est par leur secours que nos montagnes se sont élevées, & que se sont creusés les abîmes dont la matière a servi sans doute à leur composition.

Aussi-tôt qu’il y eut des terreins, il y eut certainement des vents & des pluies qui tomberent sur les premiers rochers. Il se fit alors une veine d’eau, qui reporta ces pluies à la mer d’où elles avoient été tirées. Cette veine se grossit & se prolongea à mesure que le terrain s’étendit. La veine d’eau forma le ruisseau, plusieurs ruisseaux formerent une rivière, & des rivières se formerent les grands fleuves. Les rayons du Soleil, le chaud, le froid, les vents & les pluies agissant sur le sommet des rochers, les moulurent dans leur superficie. Une partie de leur poussière & de leurs débris emportée par les pluies & par les vents des lieux les plus élevés jusqu’aux inférieurs, s’y amassa ; une autre fut entraînée par les ruisseaux dans le sein de la mer, une autre s’arrêta à leurs embouchures. Là les herbes, les racines & les arbres que la mer nourrissoit dans ses eaux saumâtres rencontrant un limon plus doux, reçurent une nouvelle substance qui leur fit perdre leur amertume & leur âcreté. Ainsi de marines que ces plantes avoient été jusques-là, elles se terrestriserent, s’il m’est permis de parler de la sorte.

Vos Naturalistes prétendant, je le sçai, que le passage des productions de la mer en celles de la terre n’est pas possible, non plus que le changement de certaines substances en d’autres, leur essence étant incommuable. J’aurai lieu dans la suite d’examiner cette question. Du reste s’il est vrai, comme on n’en peut douter, qu’il se trouve dans la mer diverses sortes d’arbres, qu’il croît dans la mer Rouge des champignons de plusieurs espèces très-parfaites, qui molles au commencement se pétrifient dans la suite ; que toutes les mers produisent une infinité d’herbes différentes, même bonnes à manger ; pourquoi ne croirions-nous pas que la semence de ces choses a donné lieu à celles que nous voyons sur la terre, & dont nous faisons notre nourriture ? Lorsque par le reflux la mer a baissé sur les côtes d’Irlande, les habitans vont arracher des rochers une herbe frisée très-bonne à manger semblable à la chicorée. Ils la salent, & la mettent dans des barils. Les Plongeurs du Chily en vont cueillir aussi dans le fonds de la mer à trois ou quatre brasses, & la nomment du Goimon, qu’ils aiment fort. Notre chicorée frisée est provenue vraisemblablement de cette plante marine. C’est ainsi, comme j’en suis persuadé, que la terre se revêtit d’abord d’herbes & de plantes que la mer enfermoit dans ses eaux ; c’est en cette sorte que les terreins que les flots abandonnent, arrosés de l’eau des pluies & des rivières nous offrent tous les jours des arbres & des plantes nouvelles.

A mesure donc que ces plantes sous-aquatiques dont je vous parlois d’abord se découvriront & nous enrichiront de nouveaux biens, les rivières de l’Europe s’étendront aussi de jour en jour, en suivant par les terreins découverts la mer qui les sépare de l’Amérique. Les rivières de l’Amérique s’avanceront de leur côté vers l’Europe au travers des terreins que la mer aura abandonnés ; jusqu’à ce que ces rivières se rencontrent ou aboutissent toutes à l’endroit le plus profond, & y forment un lac. Tel est celui de la mer Caspienne, dans laquelle viennent se rendre plusieurs rivières de toutes les parties de l’Asie. Des pluies qui tomberont ensuite sur les nouveaux terreins, il se formera aussi des ruisseaux ; & ces ruisseaux produiront des rivières, qui augmentant la fertilité de ces terres vierges, fourniront aux hommes & aux animaux de ces nouveaux pays les choses nécessaires à leur subsistance.

Mais avant que l’Océan découvre les vastes terreins qu’il cache d’Europe en Amérique, une infinité d’autres prêts à paroître en cent endroits de la mer donneront lieu à la multiplication du genre humain, en multipliant & prolongeant les terreins dont il tire sa subsistance. Tels sont les bas-fonds qu’on remarque entre la Corse & l’isle de Mayorque ; tel est notre archipel, ou la mer Blanche, qui a si peu de fond, & une infinité d’endroits de la Méditerranée. Tels sont l’Archipel de S. Lazare dans les Indes, le grand banc de Terre-neuve, ces mers si peu profondes qui séparent l’Angleterre de la Norvège, celles qui baignent les côtes d’Allemagne, de Hollande, de France. Telle est dans la mer Baltique cette chaîne de montagnes appellée le Borneur, & mille autres pareilles que la Nature s’empresse d’offrir à nos yeux. Le bassin même de la Méditerranée, ceux de la mer Caspienne & de la mer Baltique seront desséchés long-tems avant que l’Océan nous laisse le chemin libre pour aller par terre en Amérique.

Toutes les rivières & tous les fleuves qui aboutissent aujourd’hui à la Méditerranée, continueront cependant de couler par le Détroit de Gibraltar à l’Océan sur les plaines qu’il nous aura montrées, jusqu’à ce que la mer Méditerranée ait baissé de sorte, que le fond du Détroit soit supérieur au niveau de ses eaux. La mer Noire cessera elle-même de communiquer avec la Méditerranée par le Bosphore de Thrace qui a si peu de profondeur ; en sorte que la mer Noire & la Méditerranée ne seront plus, comme la mer Caspienne, que des lacs sans communication entr’eux ni avec l’Océan : Ces lacs eux-mêmes maintenus d’abord par les rivières qui s’y rendront, diminueront ensuite de superficie comme l’Océan, parce que les rivières, elles-mêmes s’affoibliront, les pluies n’étant plus entretenues par tant de nuages & de vapeurs qui leur sont fournies par les mers, plus étendues aujourd’hui qu’elles ne le feront alors. En effet n’éprouve-t-on pas aujourd’hui à Marseille beaucoup plus de sécheresse, qu’il n’y en régnoit il y a quarante à cinquante ans, avant qu’on eût desséché du côté du Rhône un étang, qui donnoit lieu aux pluies plus abondantes alors, & à la plus grande fertilité de son terroir ? C’est ainsi qu’il ne pleut presque jamais dans ce pays-ci, ni dans les pays de l’Afrique éloignés de la mer, ni à Hispahan, ni dans la plus grande partie de la Perse, qui est sans rivières & sans lacs capables de suppléer à l’éloignement de la mer. C’est par une raison contraire que les pluies sont fréquentes dans tous les pays qui en sont voisins ou qui ont des étangs & des rivières d’où les vents peuvent emprunter de l’humidité.

De la prolongation actuelle de nos terreins.

Je ne doute pas, Monsieur, continua Telliamed, que vous n’ayez observé la manière dont se forment sur les bords de l’Océan les lits des rivières qui y coulent. Le flux & le reflux de la mer creuse d’abord des passages à ses eaux : elle se porte alors avec violence, dans les endroits les plus élevés ; & les abandonnant ensuite avec la même rapidité, elle s’entretient des routes qui sont suivies par les ruisseaux & par les rivières. Cette agitation des flots se répétant souvent depuis la découverte des premières montagnes, les routes que les eaux de la mer ont entretenues, servent de canal à toutes les eaux qui tombent sur la superficie du globe, pour se rendre ensuite à la mer. C’est ainsi, pour vous présenter un exemple connu de cette vérité, que le Vallon où coule aujourd’hui la Seine depuis sa source jusqu’à l’Océan, a été creusé par le flux & le reflux, qui continue encore à le creuser de même à son embouchure proche le Havre de Grâce. Que les eaux ne produisent pas aujourd’hui le même effet aux embouchures qui coulent à la Méditerranée, c’est parce qu’elles en sont empêchées par la barrière que l’Espagne & l’Afrique ont opposée à leur flux & reflux, & parce que les eaux resserrées dans un petit bassin, n’ont plus comme autrefois l’agitation qu’elles reçoivent dans des mers vastes du mouvement annuel du globe autour du soleil, & de son mouvement journalier sur lui-même. C’est ainsi qu’une eau resserrée dans un gobelet porté à la main n’est point sujette au même mouvement, que celle qui seroit portée dans un fort grand vase.

C’est ce même flux & reflux secondé des vents, qui éleve d’abord vers une côte la superficie de la mer, dont le poids pressant les eaux inférieures, les oblige ensuite de couler avec rapidité vers le rivage opposé où il produit encore le même effet. C’est l’élévation successive des eaux que ce mouvement cause, tantôt vers un endroit des côtes & ensuite vers l’autre, qui donne lieu aux courans alternatifs de toutes nos mers, par qui ont été formées nos montagnes & ces vallées perpétuelles qui les partagent. Car passant avec rapidité sur leur fond entre des amas de sable ou de vase, tantôt en un sens & ensuite en un autre, ils les minent & séparent, composant ces hauts & ces bas que L’on y remarque. C’est un ouvrage éternel pour elle dans tous les lieux, où son flux & reflux joint aux courans arrive avec liberté. Ces courans ajoûtent de la vase où il n’y avoit auparavant que du sable ; ils portent du sable où il n’y avoit que de la vase. Par ce moyen ils diminuent dans un endroit ces masses qu’ils ont formées, pour aller les augmenter dans un autre.

C’est ce que nous remarquons dans nos montagnes déjà sorties du sein des flots, & ce que notre postérité trouvera à la suite de celles dont nos terreins sont chargés. Telles seront celles entre lesquelles la Seine coulera à l’avenir, depuis le Havre où ses eaux se rendent aujourd’hui à la mer, jusqu’aux endroits les plus éloignés où elles couleront dans la suite. Ces montagnes n’auront rien de différent de celles qui la bordent depuis Paris jusqu’au Havre. On y rencontrera des lits de marne, de vase pétrifiée, de sable endurci, avec des mélanges de coquilles de mer, d’arrêtes de poissons & d’autres matières étrangères, comme on en trouve aujourd’hui dans la composition des montagnes entre lesquelles elle se porte à la mer, C’est celle-ci qui les a toutes formées ; & elle continue à en fabriquer la suite, en se retirant du côté d’Angleterre & d’Irlande.

Exemples de cette prolongation.

On a beau dire que sur les côtes de Normandie la mer gagne continuellement dans les terres ; n’est-il pas constant que Harfleur qui autrefois servoit de Port à la Ville de Rouen, & où l’on voit encore les tours que la mer a ruinées par ses vagues, est déjà éloigné de ses bords ? Le Havre qui lui a succédé, & qu’on a bâti il y a peu de tems sur le sable & la vase qu’elle avoit amassés entre Harfleur & elle, ne tiendra pas long-tems sa place. Il faudra que l’art travaille de nouveau pour former plus loin un abri aux bâtimens destinés à apporter des pays éloignés les choses nécessaires au maintien de l’abondance & des commodités des habitans de Rouen & de Paris.

Tel est le fort de tous les endroits maritimes. La Marseille de nos jours n’est déjà plus située au même endroit où étoit placée celle des Romains. Son Port n’est aujourd’hui ni celui de ce tems-là, ni même à la suite de l’ancien ; c’est un ouvrage de l’art creusé à côté de celui-là, & une restitution qui a été faite à la mer d’un lieu qu’elle avoit déjà abandonné. Ce nouveau Port que l’art a formé depuis peu d’un marais, sera encore abandonné pour toujours & comblé par la retraite des eaux de la mer, comme le premier l’a été, tandis que les Isles d’If unies au Continent du côté des vieilles Infirmeries, privées du peu d’eau qui les environne, en formeront un plus beau. À peine se souvient-on déjà aujourd’hui de la position de la Marseille ancienne & de celle de son port ; on se souviendra aussi peu dans la suite du port de la Marseille moderne.

Fréjus, port autrefois si célèbre pour l’asile qu’il donnoit aux Galères des Romains, & où j’ai vû le bassin dans lequel elles mouilloient, est une autre preuve autentique de la diminution des eaux de la mer. Ce bassin n’est pas seulement considérablement éloigné de ses bords, puisqu’il y a même un lac d’eau douce entre l’un & l’autre, mais il est encore évident que quand on enleveroit tout le terrein qui les sépare, la mer ne pourrait retourner en ce bassin à la hauteur qu’on juge qu’elle devoit y être du tems des Romains. Je doute même que si on la ramenoit par un canal aux murs d’Aiguemortes, au pied desquels S. Louis s’embarqua sur les vaisseaux qui se portèrent en Orient, elle se trouvât au point où elle étoit il y a si peu de siècles. Ravennes autre port des Romains n’est-il pas totalement comblé ; & cette Ville ne se trouve-t-elle pas déjà à quelque distance de la mer ? Le port de Brondisi est devenu inutile, plus par la diminution des eaux de la mer, que par l’ouvrage des Vénitiens qui cherchèrent à le remplir. La plûpart des côtes d’Italie & de la Méditerranée ont déjà changé de face depuis dix-sept à dix-huit cens ans. Lisez les Itinéraires des Romains, & confrontez ce qu’ils disent de vos ports de Provence avec ceux qu’on y trouve aujourd’hui ; vous verrez que si quelques-uns de ceux qu’ils citent subsistent encore, il y en a déja beaucoup d’effacés, tandis qu’il en a paru de nouveaux. Les premiers ayant probablement dès-lors fort peu de profondeur, ont cessé de pouvoir servir d’asile aux vaisseaux, soit à cause des sables qui y sont survenus, ou par la diminution des eaux de la mer. Par la même raison ceux qui subsistent sont peut-être devenus meilleurs, tandis que les nouveaux qui étoient inconnus aux Romains, se sont formés par cette voie.

Les environs de la Ville d’Hieres fournirent autant qu’aucun autre lieu de cette côte des preuves sensibles de cette vérité. De l’endroit appellé le Signal, où se noya, dit-on, le fils d’un Comte de Provence, il y a aujourd’hui à la mer trois grands quarts de lieue ; & le progrès de la prolongation de ce terrein est remarquable d’année en année, non-seulement par la diminution des eaux de la mer, mais encore par le sable & la boue qu’un petit torrent venant des montagnes supérieures y charie continuellement. D’ailleurs en cet endroit son fond est si peu considérable, qu’à cinq cens toises de distance du rivage on ne trouve qu’environ deux pieds d’eau.

C’est sur ce fond, que du côté du Levant on a élevé une digue du pied d’un monticule sur lequel un Hermitage est bâti tirant vers l’Isle de Gien du Nord au Sud-Est, & qu’une autre digue pareille à celle-là, & placée à son Couchant, a été également tirée du pied du monticule vers la même Isle. Ces deux digues forment un étang à peu près carré, qui a trois quarts de lieue de diametre. Par-là l’Isle de Gien est devenue une presqu’Isle, & se trouve jointe au Continent. Le fond de l’étang n’a en général, comme je l’ai dit, que deux pieds de profondeur. Ainsi en fortifiant & élevant davantage les deux chaussées qui le ferment, il eût été facile d’en vuider l’eau avec des pompes & de rendre ce fond fertile. Mais on a mieux aimé laisser une ouverture à la digue située du côté du Levant, afin d’y introduire l’eau de la mer, qui communiquant par-là à l’étang, le rend abondant en poisson, à cause de l’abri qu’il y trouve dans l’agitation des flots. Or ce sera sur ce fond, qu’au moyen des sables & de la boue que le torrent de Capeau y charie toutes les années en très-grande quantité, & avec le secours de la vase que la mer voiture dans l’étang, jointe à la diminution de ses eaux, il paroîtra bientôt sans doute une plaine, dont le Continent d’Hieres sera augmenté. C’est en cette sorte, comme l’a assuré un ancien habitant du lieu, que quarante autres étangs au moins sont devenus depuis cent ans de belles prairies, & servent aujourd’hui de pâturage aux troupeaux.

Ce sera ainsi sans contredit, que tous les fleuves & toutes les rivières qui se rendent dans la Manche, formeront un jour par les sables & les boues qu’elles y charient une terre solide, qui continuera d’approcher l’Angleterre de la Terre-ferme. Alors après que cas matières auront comblé diverses fois les ports successifs qu’on cherchera à y former, l’Angleterre déjà jointe à l’Irlande qui s’y sera réunie, deviendra une presqu’Isle ; & il faudra la tourner pour arriver des ports de la basse Allemagne sur les côtes de France, ou de ces côtes dans les ports d’Allemagne.

En effet n’est-ce pas de la sorte que la Hollande entière est sortie du sein des flots, même depuis un petit nombre de siècles ? Vous direz peut-être que la mer attaque tous les jours ses digues ; mais il est aisé de répondre à cette objection. Les peuples de Hollande resserrés par la mer dans des bornes étroites, ont cherché à la reculer ; & ils y ont réussi par le moyen des digues qu’ils ont avancées sur elle & contre elle. Par-là ils ont prévenu la diminution de ses eaux. Ainsi lorsque les flots de cette mer sont favorisés du vent & de la marée, il n’est point étonnant qu’il leur arrive quelquefois de percer ces digues, & de recouvrer une partie du terrein qu’on leur a enlevé, sur-tout à présent qu’en apportant en Hollande les richesses des Indes, on y a introduit en même tems ce genre de vers pernicieux, qui détruit la force de pieux qu’on a employés à la fortification de ces barrières. Les attaques continuelles que la mer leur livre, ne sont donc pas une preuve que ces eaux augmentent de ce côté-là ; elles font voir seulement, comme je viens de le dire, qu’on a anticipé sur son fond, & qu’on a prévenu sa diminution sur cette côte. Aussi y a-t-il beaucoup d’apparence que les eaux de l’Océan seront long-tems redoutables aux plaines voisines, jusqu’à ce que les dunes ayent tellement grossi sur les côtes de Hollande, qu’elles ayent formé une barrière antérieure à celle que l’adresse humaine a élevée contre leur impétuosité.

Mais il n’en est pas moins certain que ces plaines se prolongent chaque jour du côté de l’Océan. Combien de sables, de terres & d’autres matières, la Tamise d’un côté, le Rhin, la Meuse & l’Escaut de l’autre, n’ont-ils pas chariés à la mer depuis que la Hollande est devenue République ? Et croyez-vous, Monsieur, que le Port du Texel doive toujours durer ? Tant de vaisseaux qui périssent chaque année, en cherchant à y aborder à travers tous ces monts de sables dont ils sont obligés de se démêler pour y arriver, ne vous en annoncent-ils pas la fin prochaine ? La Ville d’Amsterdam elle-même ne sera pas encore longtems le séjour des Marchands employés à négocier avec les autres Villes de l’Europe, de l’Amérique & de l’Asie. Que l’on compare une des plus anciennes Cartes de ces Provinces & des côtes voisines avec une moderne : on reconnoîtra certainement, que les côtes de Hollande & celles de Flandre qui y sont contiguës, reçoivent chaque jour des altérations & des augmentations pernicieuses à l’entrée des bâtimens. Ostende qui dans les guerres de la République avec les Espagnols fut un port si grand & si bon, n’est plus rien aujourd’hui. Vous direz sans doute que les Hollandois ont cherché à le combler ; mais les autres ports de la côte ont-ils moins souffert ? Combien n’en a-t-il pas coûté pour entretenir le port de Dunkerque en état de servir ? S. Omer éloigné aujourd’hui considérablement des bords de la mer, y étoit assis il n’y a pas beaucoup d’années.

Qui peut douter que dans la suite il n’en soit de même de Venise ? Bientôt cette Ville se trouvera en Terre-ferme ; celle-ci s’en approche chaque jour par la prolongation de ses terreins. Déjà diverses Isles se sont formées dans le bassin qui renferme cette belle Ville ; & malgré le soin qu’on prend de l’approfondir, le limon qui s’y amasse avancera l’éloignement de la mer qui se retire d’un jour à l’autre. Les gros vaisseaux ont déjà peine à passer par les bouches de Malamoc & entrer & sortir de ses Arcenaux, malgré le travail réitéré qu’on y emploie. La Basse-Lombardie est elle-même une nouvelle acquisition qu’on a faite sur la mer ; & les plaines d’Italie depuis Boulogne jusqu’à l’Adriatique n’ont été abandonnées d’elle que depuis peu de siècles. Les bords de l’Italie du côté de cette mer, & les plages Romaines de l’autre, se sont considérablement avancées vers elle depuis quinze cens ans seulement. Les environs de la mer Baltique du côté de l’Allemagne & ceux de Gottembourg, sont des conquêtes récentes faites sur la mer. Les landes qui regnent en tant d’endroits de votre Europe, en Allemagne & même en France, sont des plaines de sable sans fertilité ; parce qu’il n’y a pas assez de tems qu’elles ont été abandonnées des flots pour l’avoir déjà acquise. Mais elles deviendront fécondes par la succession des tems, comme le sont devenues celles qui en sont plus éloignées. La Beauce & la Champagne étoient autrefois dans le même état. Les plaines de sable que la mer forme aux embouchûres du Rhône, la plaine du Crau qu’elle a couverte il n’y a pas beaucoup de siècles, deviendront fertiles, comme celles d’Arles & du Languedoc, qui ont été précédemment dans l’état de celles-ci.

Si vous fouillez les sables de vos landes, même dans les lieux les plus éloignés de la mer, que de coquillages & de vestiges des eaux dans lesquelles elles se sont formées n’y rencontrerez-vous point. Si dans ces plaines vous considérez l’extrémité par laquelle elles touchent à la mer, ne la verrez-vous pas se prolonger vers elle d’un jour à l’autre, & se former en la même manière, & d’un terrein totalement pareil à celui des endroits qui en sont déjà fort éloignés. Il y a cette seule différence, que ceux-ci ont déjà acquis quelque fertilité par la douceur des pluies dont ils sont lavés depuis quelques siècles, par quelques poussières qui se sont mêlées à ces sables, & par la pourriture de quelques herbes, des genêts, des fougères, & d’autres plantes de cette nature qui y ont crû & qui y sont mortes. Les murs de Coppenhague baignés de la mer il n’y a que peu d’années, ceux de Cadix pareillement en sont déjà à quelque distance ; on ne peut pas même dire que ce soit absolument par l’augmentation des sables qui ont été jettés à leur pied. La basse-Egypte est sortie du sein des eaux depuis moins de Quatre mille ans ; du tems d’Hérodote ne voyoit-on pas encore à des rochers voisins de Memphis les anneaux de fer, auxquels on attachoit les bâtimens qui y abordoient ? Cependant Memphis est éloignée aujourd’hui de la mer de vingt-cinq lieues. La Ville de Damiette qui étoit située à l’embouchure du Nil lorsque Saint Louis l’assiégea & la prit, en est déjà distante de neuf à dix milles d’Italie. Ne m’avez-vous pas dit vous-même, qu’à votre arrivée en Egypte le Château de Rosette éloigné aujourd’hui de la mer de plus d’un mille, n’en étoit pas à une portée de fusil ? Il faut, comme vous sçavez, reculer vers ses bords de vingt-cinq en vingt-cinq ans au moins la forteresse de Damiette, pour empêcher l’approche & l’entrée du Nil aux Corsaires Chrétiens.

Ces prolongations de terreins au voisinage des rivières qui comme le Nil, la Loire, le Rhône & la Garonne voiturent beaucoup de sable à la Mer, ont à la vérité quelque chose d’équivoque pour servir à prouver sa diminution. Ses eaux, je le sçai, peuvent être éloignées de ces lieux par les propres matières que les rivières y charient, sans qu’elle baisse de superficie. Mais il n’en est certainement pas de même des marques que vous voyez de la diminution aux montagnes escarpées & aux rochers auxquels elle aboutit. Considérez en Provence les rochers escarpés qui servent de digue à la mer : examinez la côte de Gênes, surtout depuis Sestri de Levant jusqu’à Porto-Venere ; vous reconnoîtrez sans pouvoir en douter ni vous méprendre les endroits où elle arrivoit autrefois, & où elle n’arrive plus. Vous y remarquerez les mêmes coquillages qu’elle attache encore aux lieux où elle bat, mais blanchis de l’air ainsi que le rocher, à proportion qu’ils sont élevés davantage au dessus de sa superficie, & que par conséquent il y a plus de tems qu’elle les a abandonnés. Vous y verrez les mêmes enfoncemens que les eaux forment encore aux endroits plus tendres du rocher contre lequel elles battent. Il n’y a point d’homme, quelque prévenu qu’il puisse être contre la diminution de la mer, qui ne lise dans ces lieux sa condamnation.

Le nombre des siècles & la mesure de la diminution des eaux de la mer se connoissent sur ces rochers ; au moins peut-on y distinguer les millennaires d’années par les différentes nuances qui sont marquées du haut en bas de ces montagnes, & sur les coquillages que la mer y a attachés. Avez-vous jamais considéré ce haut rocher qui forme un cap en sortant du port de la Ciouta pour aller à Marseille, cette forme de bec d’Aigle qui en porte aussi le nom, si élevé au-dessus de la surface de la mer, qu’en nul tems les vagues ne peuvent arriver à beaucoup près à la moitié de sa hauteur ? Toute la croûte de ce rocher est un composé égal de coquillages, qu’elle y a attachés dans les tems différens qu’elle a battu depuis son sommet jusqu’à l’endroit où elle est aujourd’hui bornée. Quoique la différence de nuances que vous observez aujourd’hui sur la côte de Gênes ne soit pas aussi marquée sur ce rocher, ni l’impression des vagues aussi sensible, parce qu’il est composé de lits plus égaux en dureté que les montagnes de la Ligurie, elles ne laissent pas de s’y reconnoître.

Ce que je vous ai dit de vos côtes, je puis vous l’assurer de toutes les autres que j’ai vûes ; il n’y en a point d’escarpées contre lesquelles la mer batte encore, où on ne lise sa diminution & ses grades. Mille témoignages de cette nature sont écrits sur les côtes d’Angleterre & d’Irlande. Mais ce n’est pas seulement sur les Montagnes encore contiguës à la mer qu’on trouve des preuves de sa diminution ; on en voit dans des endroits fort éloignés d’elle, & dans le centre même de nos continens. Il y en a de très-remarquables dans les montagnes qui sont entre Gap & Cisteron en Dauphiné, où l’on découvre les différens degrés de la diminution des flots par autant d’amphithéâtres qu’ils ont formés du haut en bas de ces montagnes. Il y en a d’aussi singulières dans celles qui sont aux environs d’Antioche, & le long des côtes de la Caramanie & de la Syrie. On peut même dire en général, que les témoignages de sa diminution sont communs à toutes les montagnes du monde, mais principalement aux plus escarpées, & a celles dont la dureté a résisté au tems. Y a-t-il rien de plus parlant en ce genre, que les montagnes de vase congelée au travers desquelles on passe en sortant de Toulon ou en y allant ? D’où procedent cet entassement de boues & ces vallées étroites qui les partagent en certains endroits ? Comment cela s’est-il formé, sinon dans la mer, de ses eaux & par ses courans ? Ces rochers même appellés les Frères, qui sont encore dans la mer à la vue de cette Ville, ne sont-ils pas l’effet, d’un même ouvrage, mais plus tardif que le premier ? L’aspect de toutes les Isles du monde, surtout des Isles raboteuses & de celles qui sont composées de vase pétrifiée, telles que toutes celles qui bordent la côte de Provence, principalement au devant de Marseille, leur aspect, si vous y faites un peu d’attention, ne vous apprend-il pas qu’elles sont sorties récemment de la mer ? Les terreins de ces Isles où elle n’arrive plus, ceux qu’elle baigne encore totalement semblables ; les mêmes coquillages appliqués dans les lieux les plus éloignés d’elle, comme dans ceux qui en sont plus voisins ; ce rapport ne vous dit-il pas qu’ils sont également son ouvrage : que les uns sont déjà sortis de son sein pour n’y plus rentrer, tandis que les autres en sortent actuellement, & y retournent quelquefois lorsque ses eaux sont enflées par quelque grande tempête ?

C’est de cette diminution des eaux de la mer qu’est venue l’opinion que la pierre croît sur ses bords, & que les rochers s’augmentent dans son sein. C’est cette diminution qui nous a donné des Isles inconnues aux siècles passés, qui nous en a fait perdre tant d’autres que l’on connoissoit autrefois, & qu’on cherche envain aujourd’hui. C’est cette diminution qui fait passer les anciens Géographes pour des ignorans ou des gens peu exacts dans les descriptions qu’ils nous ont laissées. Une de mes principales études a été de rechercher dans ma patrie d’anciennes Cartes hydrographiques. J’ai trouvé surtout dans les plus anciennes diverses Isles marquées, même d’assez grandes, qui ne subsistent plus ; & je me suis apperçu de l’omission de beaucoup d’autres que l’on voit aujourd’hui sur nos côtes. Cependant comme la plûpart de ces Cartes avoient été dressées sur des contestations survenues au sujet des frontières entre des peuples & des Villes limitrophes, & qu’elles avoient été déposées de part & d’autre dans des Archives publiques pour servir de titres communs aux parties, il n’est pas possible de douter de leur fidélité, & de l’exactitude avec laquelle elles ont été composées. D’où il faut nécessairement conclure, que les fautes qu’on remarque dans ces Cartes sont les effets du tems, & des changemens que la diminution de la mer a apportés aux terreins, en joignant au Continent des Isles qui est étoient séparées, & en faisant paroître de nouvelles qui ne se voyoient point encore au tems où ces Cartes avoient été dressées.

Mais, Monsieur, repartis-je en cet endroit, ne peut-il pas se faire que les eaux de la mer diminuent d’un côté & qu’elles augmentent cependant de l’autre ; qu’elles paroissent diminuer & qu’elles ne fassent que changer de place ; qu’elles baissent même de superficie sans diminution, en imbibant la terre, ou remplissant de grands creux capables de la contenir ? Car enfin il est difficile de croire que ces eaux se dissipent, ou qu’elles le transmuent en un autre élément.

Vous me faites plaisir, repartit notre Philosophe, de me donner lieu de satisfaire à vos doutes, & même à des objections plus fortes qui m’ont déjà été faites par d’autres contre mon Systême. Mais comme cette matière demande quelque étendue, & que je dois aussi réfuter l’opinion de ceux qui se persuadent, que tant de preuves de la diminution des eaux de la mer & de la fabrication de tous nos terreins en son sein sont des effets du hazard, des jeux de la nature à l’imitation du vrai, ou des productions naturelles, permettez-moi de remettre à un autre jour le plaisir de vous entretenir sur ce sujet.



  1. Le Macrisi.
  2. Jussieu, Dissert. sur les herbes, coquilles de mer & autres corps, qui se trouvent dans certaines pierres de S. Chaumont en Lyonnois.
  3. Jussieu, ubi suprà.
  4. J’eus l’honneur il y a quelques années de présenter à l’Académie de vraies Madrépores encore adhérentes à leurs rochers, que j’avois détachées de la terre à Chaumont près Gisore, plantes pierreuses qui viennent seulement dans le fond de la mer, & qui sont les marques les plus certaines que l’on puisse avoir, que cet endroit du Continent a été autrefois une partie du bassin de la mer… M. Billeret, Professeur en Botanique à Besançon m’a envoyé des morceaux de rochers détachés des carrières de la Franche-Comté, sur lesquels on voyoit encore quelques-uns de ces tuyaux fabriqués par certains vers marins qui s’y logent, & tels qu’on les trouve dans nos mers sur les rocailles d’où l’on arrache le corail. Jussieu, ubi suprà.
  5. On travaille à Bordeaux à donner au Public l’Histoire de la Terre, & de tous les changemens qui y sont arrivés, tant généraux que particulier, soit par les tremblemens & les inondations, ou par d’autres causes, avec une description exacte des différens progrès de la terre & de la mer, de la formation & de la perte des isles, des rivières, des montagnes, des vallées, lacs, golfes, détroits, caps, & de tous leurs changemens… avec la cause physique de tous ces effets, &c. Journal des Sçavans, Mars 1719.
  6. Mémoire envoyé à M. de Maillet par M. de Ruttaut, Gentil-Homme Lorrain résident à St. Domingue, & employé aux isles de St. Domingue, de la Martinique, de la Grenade, &c. tant aux fortifications, qu’à la construction des moulins à eau.
  7. Quanquàm Ogygius ipse quandò fuerit, cujus temporibus etiam diluvium magnum factum est (non illud maximum, quo nulli homines evaserunt, nisi qui in arcâ esse potuerunt, quod gentium nec Græca, nec Latina novit historia) sed tamen majus, quàm posteà tempore Deucalionis fuit, inter scriptores Historiæ non convenit. Augustin. de Civ. Dei Lib. 18. Cap. 8.
  8. Antiq. Jud. lib. 1. cap. 3.
  9. On ne peut nier qu’il ne soit arrivé plusieurs Déluges. Il y en a eu plus d’un sans contredit, & ils ont tellement inondé certains pays, qu’à peine s’en est-il sauvé quelques habitans. A l’égard de ce qu’on peut penser de l’universalité du Déluge, outre ce qui en est dit ici, on peut consulter à ce sujet un Traité qui a pour titre, Opinions des Anciens sur le Monde. La manière dont la fable de Deucalion & de Pyrrha y est expliquée, est d’autant plus solide, qu’elle est fondée sur le témoignage d’un ancien Historien. Mais indépendamment de cette explication, ne pourroit-on pas y en ajouter encore une autre qui ne paroît pas moins naturelle ; & seroit-il absurde de penser, que par ces pierres qui s’animoient entre les mains de Deucalion & de Pyrrha, les Anciens ont voulu figurer la grossiereté de cette première race d’hommes sortis de ceux qui échappèrent alors au commun naufrage ?
  10. Et cataracta cœli aperta sunt ; & facta est pluvia super terram quadraginta diebus & quadraginta noctibus. Genes. cap. 7. v. 11. 12.
  11. Reversæque sunt aquæ de terrâ, euntes & redeuntes, & cœperunt minui. Gen. cap. 8. v. 3.
  12. Consumpta est omnis caro. Gen. cap. 7. v. 21.
  13. Requievitque arca mense septimo super montes Armeniæ. Gen. cap. 8. v. 4.
  14. Illa venit ad eum ad vesperam, portans ramum olivæ virentibus foliis in ore suo. Gen. cap. 8. v. 13.
  15. C’est ce qu’Ovide exprime admirablement par ces vers du 15e. Livre de ses Métamorphoses :

    Vidi ego quod fuerat quondam solidissima tellus,
    Esse fretum, vidi factas ex æquore terras ;
    Et procul a pelago conchæ jacuere marinæ.