Telliamed/Première journée

Texte établi par Jean-Baptiste Le Mascrier, Pierre Gosse (Tome Ip. 1-85).


PREMIERE JOURNÉE.



Puisque vous souhaitez, Monsieur, que je vous entretienne de l’opinion bisarre d’un Voyageur Indien, que je vis au Caire dans les années 1715. & 1716. je vais m’en acquitter avec toute l’exactitude dont je suis capable. J’ai encore une idée si présente des choses singulières que j’appris de lui, que je n’espere pas en omettre les moindres particularités. Cet Etranger avoit pris confiance en moi, & croyoit m’avoir quelque obligation pour les petits services que je lui avois rendus en Egipte. Aussi ne fit-il aucune difficulté de s’ouvrir à moi, lorsque quelques jours avant son départ pour les Indes, je le priai de m’instruire de son pays, de son nom, de sa famille, de sa religion & du motif de ses voyages. Voici à peu près le discours qu’il me tint à ce sujet.

Je me suis toûjours défendu, Mr. de vous parler de ma religion, parce que cela ne peut être pour vous d’aucune utilité, & que tous les hommes étant naturellement prévenus en faveur de celle dans laquelle ils sont nés, c’est en quelque forte les offenser, que d’en contredire les dogmes. Sur ce principe, & suivant le conseil de feu mon pere, j’ai évité toute ma vie d’entrer dans cette matiere, pour ne pas donner lieu à des disputes, dans lesquelles chacun se fait un point d’honneur & de conscience de soutenir son opinion, & qui n’aboutissent jamais qu’à des indispositions mutuelles. L’experience ne prouve que trop ce que peut un zèle outré, & en particulier de combien de divisions & de malheurs les disputes qui s’élevent sur ce sujet sont ordinairement suivies. Ce qu’il y a de singulier, & ce qui marque en même-tems combien la passion a plus de part que la science dans ces animosités, c’est que quand dans le sein d’une même Religion il s’éleve deux partis opposés, ils tiennent une conduite toute différente de ce que l’on voit arriver dans les sociétés civiles. Ici lorsque les esprits sont divisés, ils manquent rarement de se réunir contre l’ennemi commun ; en matière de Religion au contraire, on perd plutôt de vue l’ennemi commun, que d’abandonner son adversaire. L’Indien idolâtre est moins odieux au Chrétien zèlé, que son frere errant qui sacrifie avec lui sur les mêmes autels ; & le Catholique aveuglé ne court pas à la ruine du Mahométan infidèle, comme à celle du Protestant qui fait de même que lui profession du Christianisme.

Un de vos Historiens des plus sensés[1] fait une remarque, qui convient admirablement à ce sujet. Cet Auteur judicieux parlant dans son excellente Histoire de la guerre que les Turcs firent aux Persans en 1578. sous le regne d’Amurat III. dit qu’une des principales raisons qui engagerent le Sultan à déclarer la guerre au Sophi, fut l’antipathie qui regne entre les deux Nations ; « antipathie si forte, dit-il, que les Turcs & tous ceux qui sont de la même secte qu’eux, soit en Tartarie ou en Afrique, se font un point de Religion de croire, qu’ils font une action plus méritoire & plus agréable à Dieu, en mettant à mort pour cause de Religion un Persan, tout Mahométan qu’il est, que s’ils tuoient soixante & dix Chrétiens. » Quelques Théologiens nouveaux, ajoute le même Ecrivain, ont osé de nos jours soutenir la même opinion ; & ils n’ont pas craint d’assurer, qu’il seroit plus avantageux pour la gloire de Dieu que les Princes Chrétiens tournassent leurs armes contre les Hérétiques de leurs Etats, que de se réunir pour faire la guerre aux Turcs : Quod quam piè, continue ce sage Historien, & juxta mansuetudinem Christianam dicatur, ipsi qui conscientias aliorum moderantur, conscientiam suam rogent.

Quoiqu’il en soit, continua notre Indien, vous me dispenserez, Monsieur, s’il vous plaît, de satisfaire votre curiosité sur ce qui regarde ma religion. Je ne vous parlerois pas même de mes sentimens sur la composition des Globes dont l’étude fait le sujet de mes voyages, si je n’avois reconnu en vous un esprit capable de triompher des préjugés de la naissance & de l’education, & propre à ne point s’éffaroucher des choses que j’ai à vous dire. Peut-être vous paroîtront-elles d’abord opposées à ce qui est contenu dans vos livres ; j’espère cependant vous faire avouer dans la suite, qu’elles ne le sont point en effet. Les Philosophes, (permettez-moi de me mettre de ce nombre sans l’avoir trop mérité) trouvent rarement ces heureuses dispositions. Ils ne les ont pas même rencontrées dans les siecles & les pays de liberté, où souvent il a été dangereux pour quelques-uns d’avoir osé parler contre les opinions du vulgaire. D’ailleurs, ajouta notre Indien, vous avez beaucoup voyagé, vous avez parcouru les pays maritimes : les secrets de la nature ne vous semblent pas indignes de votre curiosité ; vous avez appris à douter : tout homme qui sçait le faire, a un grand avantage sur celui qui croit à l’aveugle & sans vouloir examiner. Vous possedez donc Monsieur, les principales dispositions nécessaires pour entrer dans les observations que je vais faire. C’est ce qui me donne lieu d’espérer, que vous vous rendrez à l’évidence des preuves que je vous apporterai de mon Systême.

A l’égard de ma famille, de mon nom & de mon pays, ce que je puis vous en dire, est que je suis né d’un pere déja avancé en âge lorsque je commençai à voir le jour, & dans un pays fort éloigné du vôtre. Mon nom de famille, auquel vous ne devez vous intéresser que par l’amitié que vous avez pour moi & pour mon fils, est Telliamed. Mon père qui ne manquoit pas des biens de la fortune avoit été élevé par mon ayeul dans l’étude des sciences, sur-tout de l’histoire naturelle qu’il avoit lui-même beaucoup cultivée. Mon pere eut soin de nourrir en moi la même inclination, qu’il avoit héritée de mon ayeul ; & pour m’instruire d’autant mieux de la composition du globe que nous habitons dont il avoit fait sa principale étude, il voulut bien, tout âgé qu’il étoit, voyager & méditer avec moi. La mort qui me l’enleva trop tôt, ne lui permit pas de me perfectionner dans ces sublimes connoissances. Cependant la passion qu’il m’avoit inspirée pour elle, & le desir d’en faire part à mon fils, me rendent moi-même dans un âge déja assez avancé, errant avec lui dans le monde.

Fondement & origine de ce systême.

Une observation que mon Ayeul avoit faite & qu’il communiqua à mon pere, fut la cause d’une étude qui dura toute leur vie, & qui a fait la principale occupation de la mienne. La maison de mes ancêtres que je possède encore actuellement, est bâtie au bord de la mer, à la pointe d’une presqu’Isle très-étroite & fort longue. Elle est couverte par une petite Isle formée par un rocher dur, & d’une figure parfaitement horisontale à la Mer. Mon ayeul avoit remarqué dans sa jeunesse, ainsi qu’il l’assûra à mon pere, que dans le plus grand calme, la mer restoit toujours supérieure au rocher, & le couvroit de ses eaux. Cependant 22 ans avant sa mort la superficie de ce rocher parut à sec, ou pour me servir de vos termes, commença à veiller.

Cet événement surprit mon ayeul, & lui fit naître quelques doutes sur l’opinion généralement établie, que la mer ne diminue point. Il jugea même que s’il y avoit quelque réalité dans cette diminution apparente, elle ne pouvoit être que la continuation d’une diminution précédente, dont les terreins plus élevés que la mer porteroient sans doute, ou renfermeroient en eux des marques sensibles. Cette idée l’engagea à examiner ces terreins avec plus d’attention qu’il n’avoit encore fait ; & il reconnut qu’en effet on ne trouvoit aucune différence entre les lieux éloignés de la mer & ceux qui en étoient voisins, ou qu’elle baignoit même encore ; qu’ils étoient d’un même aspect, & qu’on y rencontroit, comme dans ces derniers, des coquillages de mer colés & insérés à leur superficie. Vingt sortes de pétrifications qui n’avoient entr’elles aucune ressemblance, s’offroient à ses yeux. Il en voyoit de profondes & de superficielles, les unes d’une substance uniforme, d’autres de matières diverses ; des carrières de pierre de taille, dure & tendre, de plusieurs couleurs & de grain différent ; d’autres de cailloux, ou de pierres rapportées, blanches, noires, grisâtres, d’un assemblage souvent bisarre ; quelques-unes de marbre blanc, noir, de couleur d’agathe, rayé & non rayé.

Le principe d’une si grande variété dans les terreins, jointe aux lits divers en épaisseur & en substance, ainsi qu’en couleur, dont la plûpart de ces carrières étoient composées, embarrassoient étrangement sa raison. D’un côté si ce globe eût été créé en un instant dans l’état où nous le voyons, par la puissance d’une volonté aussi efficace qu’absolue, il lui paroissoit que sa substance solide eût été composée d’une seule matière, surtout qu’elle ne se trouveroit pas arrangée par lits posés les uns sur les autres avec justesse, même dans leur inégalité de substance & de couleur ; ce qui dénotoit une composition successive, justifiée d’ailleurs par tant de corps étrangers, même ayant eu vie, insérés dans la profondeur de ces lits. Mais s’il falloit recourir à une autre origine de nos terreins, quoiqu’au dehors & au dedans de ces sortes de pétrifications il remarquât des traces presque infaillibles du travail de la mer, comment comprendre qu’elle eût pû les former, elle qui leur étoit alors si inférieure ? Comment se persuader qu’elle eût tiré de son sein des matériaux si divers, qu’il voyoit employés à leur construction ?

Ces réflexions l’obligerent de retourner à ses rivages, pour voir si en méditant sur ce qui s’y passoit chaque jour, il lui seroit possible de lever les doutes, & de découvrir la véritable origine du globe terrestre. Il s’imagina que tant de Sçavans qui faisoient l’ornement de son siècle, n’étant presque tous occupés que d’études vaines & frivoles, il pouvoit bien employer ses jours à la recherche d’un objet aussi intéressant que l’origine des terreins qui nous portent, où nos villes sont bâties, & qui fournissent à nos besoins. Dans cette vûe il parcouroit lentement les bords de la mer, tantôt à pied, tantôt sur un bâtiment léger avec lequel il les cotoyoit souvent de fort près, quelquefois à une distance plus éloignée, afin d’avoir sous ses yeux une plus grande étendue de terrein, & de pouvoir observer la disposition de toute une côte. Il s’arrêtoit pendant des heures entières sur un rivage, & observoit sur une plage le travail des vagues qui venoient mourir à ses pieds, les sables, les cailloux que les flots y amenoient, selon le tems de leur calme ou de leur agitation. Tantôt il s’asseyoit sur le sommet des rochers escarpés que la mer baignoit de ses eaux ; & delà, autant que les fonds pouvoient le lui permettre, il considéroit ce qui s’y passoit de remarquable.

Sa principale étude étoit de reconnoître alors la disposition des terreins sous-aquatiques, le mouvement & le travail des eaux de la mer. Dans ce dessein il se faisait accompagner de plusieurs habiles Plongeurs dont il se servoit, lorsque la profondeur des flots ne permettoit plus à sa vûe de distinguer les objets & la qualité des fonds. Ces Plongeurs étoient munis de bonnets de toile cirée avec des masques ; & au haut de ces bonnets, garnis par le bas d’un coton épais, qu’on serroit au col avec tant de justesse que l’eau ne pouvoit y pénétrer, étoient attachées de longues trombes de cuir, au moyen desquelles ils pouvoient plonger dans des endroits très-profonds, & rester sous l’eau pendant plusieurs heures. Ils portoient à la main chacun une boussole & un petit bâton pointu, au bout duquel flottoit une banderole. En le plantant dans le fond, ils reconnoissoient sans peine le sens & la force des courans ; ils avoient aussi la facilité de se promener sous l’eau, lorsque la vase n’étoit point trop molle. C’est ce que mon ayeul faisoit pratiquer dans les tems de calme au plus loin de la côte, dans les lieux où il étoit possible de trouver fond avec les trombes ; & il le réiteroit plusieurs fois au même endroit en des tems différens, & pendant des vents opposés. Par-là il reconnoissoit s’il y avoit de la variation dans les courans, & dans les observations différentes qu’il avoit faites sur les mêmes lieux.

Comme il désiroit d’être instruit de l’état des mers où les Plongeurs ne pouvoient parvenir, soit à l’aide des trombes, ou avec le secours de leur haleine, il imagina une machine qui lui réussit en perfection. Elle lui donna moyen de continuer ses découvertes dans les endroits même les plus profonds, où aucune sonde ne pouvoit arriver. Cette invention est si singulière, qu’elle mérite que je vous en fasse la description.

Lanterne aquatique d’une invention singulière.

Il fit construire d’un bois très-léger, mais très-fort & assez épais, des tonneaux étroits vers les fonds, & dont un des bouts se terminoit en pain de sucre. Ces espèces de Lanternes de sept à huit pieds de hauteur, larges par le milieu de trois à quatre, avoient huit ouvertures. Les quatre moindres percées à distances égales, & disposées en croix à la hauteur des yeux d’un homme lorsqu’il étoit debout dans cette Lanterne, étoient fermées avec justesse par des chassis garnis de cristaux. Les quatre autres d’un pied & demi de largeur & de la longueur de trois, pratiquées au-dessous des premières, étoient bouchées par des cuirs lents & peu épais, colés & cloués au dehors sur le bois du tonneau ; en sorte que ni par les unes ni par les autres l’eau ne pouvoit pénetrer au dedans. Les premières étoient destinées à faciliter au Plongeur, lorsqu’il étoit descendu dans la mer avec cette Lanterne, le moyen de considérer tout le fond qui l’environnoit. Les autres servoient à rafraîchir par l’air toujours mêlé à l’eau, & transpirant par les pores des cuirs qui les fermoient, celui que la Lanterne contenoit, & à rendre ainsi la respiration plus aisée. Ces peaux mollement tendues avoient encore un autre usage. C’étoit de se prêter au double mouvement de cette respiration, & de suivre celui d’un autre cuir cloué en bourse sur le fond intérieur de la Lanterne, lorsque le Plongeur vouloit le pousser au dehors.

Pour l’intelligence de cet article, représentez-vous, Monsieur, que dans l’épaisseur du bois qui formoit ce fond, & qui étoit de deux pouces, on avoit pratiqué une ouverture carrée d’un demi-pied de diametre, couverte en dehors par une plaque de fer clouée sur le bois, & en dedans par ce cuir en bourse dont je viens de vous parler. Entre ce fer & ce cuir on avoit introduit dans l’ouverture d’un demi-pied en carré un morceau de bois juste à cette ouverture, & de la même épaisseur que le fond. Ce morceau étoit suspendu dans le vuide qu’il remplissoit, à la distance de plus d’un pouce de la plaque de fer, par un ressort qui y étoit attaché par un des bouts, & qui par l’autre étoit cloué sur le bois du fond. La lenteur du cuir dont il étoit couvert en dedans, & sa plus grande étendue que le carré, permettoient cette élévation. Ce morceau de bois faisoit ainsi ressort : car à mesure qu’il étoit pressé, il s’enfonçoit dans son ouverture jusques sur la plaque à laquelle il répondoit, & il se relevoit d’un pouce & davantage aussi-tôt que la pression cessoit ; ce qui produisoit le même effet dans les cuirs cloués lentement aux côtés de la Lanterne.

Au milieu de ce morceau de bois on avoit encore ménagé une longue entaillure d’un pouce de largeur, répondante à une fente pareille qui se trouvoit dans la plaque de fer clouée sur l’extérieur de l’ouverture. Celle de la plaque étoit destinée à admettre un fer garni de barbes par ses côtés & semblable à ceux dont on ferme vos cadenats. Celle qu’on avoit pratiquée dans le bois, un peu plus étroite de quelques lignes, servoit à resserrer ces barbes, & à les dégager des bords de la plaque. Voici quel en étoit l’usage.

A ce fer barbu étoit attachée une corde de quelques toises, qui par son autre bout tenoit à un boulet de pierre. Lorsqu’on vouloit se servir de la Lanterne, après y avoir introduit le Plongeur, on attachoit au-dessous ce boulet de pierre destiné à l’aider dans sa descente, en enfonçant ce fer dans l’ouverture pratiquée dans la plaque. Par cette disposition, lorsque le Plongeur vouloit revenir du fond de la mer au-dessus, il n’avoit qu’à presser du pied le morceau de bois contenu dans la bourse de cuir. Aussi-tôt les barbes de ce fer qui le tenoient arrêté dans l’ouverture de la plaque, réunies à leur tronc, laissoient à la Lanterne dégagée de son poids, & devenue beaucoup plus légère que le volume d’eau qu’elle occupoit, la liberté de remonter vers la surface de la mer.

Pour maintenir cette Lanterne droite dans son retour en haut, comme la pesanteur du boulet de pierre l’entretenoit dans sa descente, on avoit attaché au-dessous deux autres cordes garnies de plombs du poids d’environ cinq à six livres. Ces cordes étoient plus longues d’une toise que celle à laquelle tenoit le boulet de pierre. Le fond supérieur de la Lanterne étoit garni d’un gros morceau de liège se terminant en pointe, enfoncé & retenu sur ce fond par une broche de fer qui le traversoit. Au haut de cette broche tenoit un anneau, dans lequel on passoit une corde pour suspendre la Lanterne à une vergue, à la poupe du vaisseau ou au haut du mât de la chalouppe, lorsqu’on vouloit la mettre à la mer. En cet état, après y avoir introduit le Plongeur & attaché le boulet de pierre, on la descendoit dans l’eau jusqu’au liège. Là on la soutenoit pendant quelque tems, pour donner au Plongeur celui de se préparer, & de reconnoître si la Lanterne ne faisoit point eau. Dèsqu’il avoit fait signe que tout étoit en ordre, on le laissoit couler bas, soit en coupant la corde, ou en la laissant filer par l’anneau. Trois fils, l’un de cinquante toises de long, l’autre de cent, & le troisiéme de cent cinquante, attachés par un de leurs bouts au bâtiment ou à la chaloupe, & de l’autre aboutissant à un timbre placé dans l’intérieur de la Lanterne, avertissoient en se cassant après s’être dévidés, & en faisant sonner le timbre, du tems que la machine employoit dans sa descente au fond de la mer : trois autres fils de pareille longueur, tenant aussi au timbre par un de leurs bouts, & par l’autre bout au boulet de pierre, qui devoit rester au fond de la mer lorsque la Lanterne remonteroit vers la superficie, marquoient de même le tems qu’elle employoit à parcourir cet espace ; ce que le Plongeur reconnoissoit avec précision par le moyen d’une montre à minutes & à secondes qu’il avoit sous les yeux. Par-là il étoit facile de reconnoître exactement la juste distance de la superficie de la mer jusqu’à son fond. Enfermé dans cette Lanterne, le Plongeur pouvoit y rester aisément deux heures entieres sans en être incommodé ; & ce tems étoit plus que suffisant, même dans les mers les plus profondes dont le fond étoit de vase, pour qu’il pût y faire la reconnoissance, & en désigner l’état. L’eau que cette vase troubloit d’abord par la chûte du boulet, s’éclaircissoit au bout de huit ou dix minutes, & laissoit au Plongeur la liberté de distinguer les objets jusqu’à trois cens pas de distance. Il est vrai que plus le volume d’eau qui le séparoit de l’air étoit grand, moins il avoit de clarté dans le fond ; cependant elle étoit toujours suffisante, surtout lorsque le soleil brilloit sur la surface des eaux, pour qu’il pût discerner les objets à une distance considérable.

Je vois, dit en cet endroit notre Philosophe, dont les yeux se trouverent alors attachés sur les miens, que vous desirez sçavoir si en ces occasions nos Plongeurs n’ont jamais essuyé de danger de la part des monstres marins, ou s’ils n’en ont pas vu d’une forme extraordinaire. Les poissons, continua-t-il, sont rares dans les mers profondes, & éloignées des terres qui leur fournissent leur nourriture. Les Plongeurs ont seulement rencontré assez fréquemment des animaux rampans ou marchans dans le fond de la mer de figure approchante de ceux qui rampent ou marchent sur la terre. Si quelques poissons se trouvoient sur leur route, ils s’éloignoient avec vîtesse, plus étonnés sans doute de voir dans les abîmes qu’ils habitoient, un prodige si nouveau, que du bruit de quelques sonnettes attachées autour de la Lanterne, que l’air faisoit mouvoir sans interruption dans sa descente & dans son retour.

Mon ayeul nottoit sur le champ tout ce que ses Plongeurs avoient découvert, ainsi que la qualité & la couleur de la vase que les plombs rapportoient du fond. Il ne craignoit pas même de descendre quelquefois en personne dans la mer, pour aller s’éclaircir par ses propres yeux, ou sur des doutes qui lui restoient, ou sur des choses extraordinaires dont les Plongeurs ne pouvoient l’instruire. Sur ces recherches, & sur les desseins qu’il faisoit tracer des fonds reconnus, il dressoit des cartes, surtout lorsque ces reconnoissances se faisoient dans le voisinage des côtes ; & sur ces cartes étoient marqués exactement le sens & la force des courans. Les Plongeurs reconnoissoient ces courans à la faveur d’un petit ruban rouge ou verd d’une aulne ou deux de longueur attaché au haut de la Lanterne, que les courans faisoient mouvoir plus fort ou plus foiblement, suivant qu’ils étoient plus forts ou plus foibles.

Après ce travail, mon ayeul comparoit l’état des fonds de la mer avec celui des terres qui y répondoient, afin de reconnoître le rapport qu’il pouvoit y avoir, soit dans leur conformation, ou entre les courans & les vents ordinaires aux côtes voisines dont il avoit un soin extrême de s’informer, Il observoit de même, si dans le fond de la mer il se trouvoit des enfoncemens répondans aux golfes des terreins voisins, ou au contraire des élévations à la suite des caps ; ce qui arrivoit presque toujours. Il s’arrêtoit long-tems sur les Isles & sur les rochers des côtes qu’il visitoit, & delà il considéroit à loisir ce qui se passoit dans les tems de tempête & de calme, non-seulement à leurs propres rivages, mais encore à ceux du Continent voisin. Son but étoit de pouvoir mieux juger par le travail actuel de la mer, si réellement elle avoit formé ces terrains divers, qui sembloient n’avoir été élevés que pour lui servir de barrière. Il employa à cette étude près de deux ans, pendant lesquels il visita au levant & au couchant de sa maison l’étendue de cent cinquante lieues de côtes qui couroient de l’Est à l’Ouest, ainsi que le fond des mers voisines ; & sur ces recherches pénibles il fit les observations suivantes.

Principes de ce systême.

Que la mer renfermoit des courans presque dans toute son étendue ; qu’il y en avoit de généraux, c’est-à-dire de considérables, allant d’une partie Nord au Sud, ou de l’Est à l’Ouest, ou au contraire ; que quelques-uns étoient alternatifs, & se replioient en eux-mêmes après un certain espace de tems comme le flux & reflux de la mer, & cela dans le voisinage des côtes & dans de grands golfes ; que d’autres étoient continuels, & sans autre variation que le plus ou le moins de rapidité durant leur cours ; qu’il y en avoit de propres à certaines côtes ; & qu’ils étoient aidés ou contrariés, tantôt par les vents, quelquefois par une mer supérieure, favorable ou opposée.

Qu’un courait en rencontrant de front un autre qui lui étoit contraire, comme cela arrivoit souvent, il se faisoit entr’eux le même combat qui se forme entre les eaux d’un fleuve & celles de la mer lorsqü’elles viennent à se choquer ; qu’il s’en ensuivoit aussi le même effet, c’est-à-dire, que dans le point de leur jonction il s’élevoit une barre composée des matières dont ces courans étoient chargés, & des amas de sables ou de limon d’autant plus hauts & plus durs, que ces courans avoient plus de largeur & de force, & que la mer étoit plus profonde.

Qu’il y avoit encore des courans qui se croisoient l’un l’autre en se rencontrant de travers ; que le plus fort coupoit alors le plus foible, dont il terminoit ainsi le cours, arrêtant à ses côtés les matières que charioit son adversaire ; ce qui formoit souvent une suite de montagnes, quelquefois même double, lorsqu’un courant puissant & rapide en séparoit deux opposés, & les laissant à sa droite & à sa gauche, continuoit sa route entre les dépôts de leurs matières, comme dans une profonde vallée.

Que les eaux de la mer, quelque claires qu’elles paroissent, étoient toujours chargées de quelques matières qu’elles enlevoient en certains endroits, & desquelles elles se dépouilloient en d’autres ; qu’elles en amassoient à proportion de la rapidité de leurs courans, & de la disposition des fonds par lesquels ils passoient, ou par des hasards survenus durant leur route.

Qu’en passant par des lieux étroits, les courans les minoient & emportoient avec eux leurs matières, comme on voit un fleuve resserré entre ses bords, ou qui dans sa rapidité rencontre un fond de peu de profondeur ou de solidité, l’user & se charger de ses dépouilles ; qu’après avoir épuisé la matière de certaines couches, ou de certains terreins qu’eux-mêmes ou d’autres avoient formés, ces courans rencontrant d’autres terreins de qualité & de couleur différentes dont ils se chargeoient successivement, alloient composer ailleurs des arrangemens de ces mêmes matières.

Que lorsqu’il survenoit de grandes tempêtes dans les lieux d’où ces courans partoient, ou par lesquels ils faisoient leur route, ce qu’ils détachoient de certains fonds, les coquillages & les poissons qu’ils tuoient ou brisoient, les arbres, les plantes, les feuilles d’arbres que les rivières & les torrens entraînoient dans le sein des Mers où ces courans se trouvoient, que tout cela étoit également voituré par eux, & déposé, partie dans leur route même, lorsque moins resserrés par la disposition des lieux de leur passage ils couloient plus lentement ; partie dans les lieux ou ils se terminoient : que ces derniers endroits étoient toujours des amas de sables ou de limons cachés dans le fond d’une mer qui les couvroit encore, ou d’autres amas semblables qu’elle ne cachoit plus, tels que les rochers, les isles, les bancs, ou les continens apparens aujourd’hui sur notre globe.

Que lorsque ces courans abordoient à ces côtes, ils y rencontroient des matériaux d’une autre espèce, qu’ils employoient de même dans leurs fabrications différentes, suivant la diversité des matières, & la disposition des lieux où ils les arrangeoient.

Que vers les embouchures à la mer des fleuves, des rivières & des torrens, il se formoit en son sein des barres ou des amas composés, les uns de sable, de gravier & de cailloux, les autres de limons & de boues diverses en couleur & en quantité, selon la qualité de celles que les eaux des rivières voisines y charioient avec elles ; que ces petites montagnes étoient plus fermes, lorsqu’elles n’étoient composées que de limon ou de boue ; que ces dernières renfermoient beaucoup d’herbes, qui s’arrêtant à leur superficie, étoient ensuite ensevelies par de nouveaux limons qui survenoient aux premiers ; que par la mollesse de leur substance elles étoient sujettes à être muës, & leurs lits exposés à être dérangés ou confondus, puisqu’après de grandes tempêtes, après quelque débordement des fleuves au voisinage desquels ces amas se formoient, les Plongeurs & mon ayeul lui-même en avoient souvent trouvé la forme précédente changée, applatie ou allongée.

Qu’aux plages de peu de profondeur, la mer rouloit & portoit vers le rivage jusqu’au plus loin qu’il lui étoit possible tout ce que ses eaux rencontroient ; que dans les plages couvertes par des isles ou par des rochers qu’elle pouvoit briser, dans les golfes dominés par quelques rochers dont les débris tomboient dans des fonds de sable, où des fleuves & des torrens rapides aboutissoient, entraînant avec eux des pierres, des cailloux, du gravier, du sable, la mer après les avoir reçus, les rapportoit à ses rivages, les rouloit, les frottoit long-tems ensemble, & par ce moyen les arrondissoit ; qu’elle les plaçoit enfin de manière, que ses vagues n’avoient plus de force pour retirer avec elles les cailloux, sur lesquels le peu d’eau qui restoit ne lui laissoit enfin que la liberté d’ajouter quelque gravier, ensuite du sable sur ce gravier ; que cette augmentation n’alloit pas même fort loin, puisqu’après une épaisseur peu considérable le sable restoit à sec, d’abord dans le tems de calme, ensuite en tout état de la mer.

Qu’au contraire lorsque les plages étoient opposées à une mer vaste, elle n’apportoit à ses rivages que quelques coquillages avec du sable & de la vase, selon la substance des fonds qu’elle venoit de parcourir.

Qu’au pied des rivages escarpés il se formoit de nouvelles montagnes composées, tantôt de plus grosses pierres, quelquefois de plus petites, suivant la nature de la pierre des lieux supérieurs que les injures des tems brisoient, & qui tomboit dans la mer ; que parmi ces pierres, grandes & petites, il s’en trouvoit souvent d’une couleur & d’une qualité différente, que le hasard y avoit amenées de loin ; & que ces pierres étoient unies ensemble par la vase ou le sable dans lesquels elles étoient tombées, ou que les eaux de la mer avoient depuis insérés entr’elles ; qu’il ne se rencontroit de matières ou de pierres étrangères dans ces amas, que lorsque le fond de la mer étoit de sable ; qu’au contraire on n’y en voyoit presque point lorsqu’il étoit de vase, la mer ne pouvant dans ce dernier cas rouler de ses fonds des matières vers ses bords, parce qu’elles étoient retenues dans leur route par la mollesse de la vase, où elles s’enfonçoient.

Qu’au pied des côtes escarpées où la mer étoit profonde, le fond étoit toujours de vase, ses eaux repoussées par les rochers, & se repliant en elles-mêmes, ne pouvant y rien voiturer de pesant ; que cette vase étoit teinte par les eaux qui tomboient des montagnes dans les tems de pluie, & qui retenoient la couleur des terres qu’elles entraînoient avec elles, jaunes, quelquefois rouges, ou diverses, selon l’impression qu’elles recevoient de la nature des arbres, de leurs feuilles ou de leurs fruits, des plantes, des herbes & de tous les autres corps que ces terres produisoient, qui périssoient dans leur sein ou qui s’y mêloient.

Qu’à l’égard des rivages de pierre ou de roche qui n’étoient point escarpés, mais raboteux, & que la mer abordoit par un fond à peu près semblable, elle les battoit presque toujours avec douceur, à cause des divers rochers dont sa route étoit semée, & qui rompoient la force de ses vagues ; qu’elle apportoit alors avec elle du sable, des petits cailloux, des coquillages divers & nombreux, une infinité d’impuretés & de corps de peu de pesanteur qu’elle arrachoit, en passant par un fond embarrassé ; qu’elle augmentait de ces matières les rochers de son rivage ; & qu’ils se grossissoient encore de la dépouille des poissons & des coquillages qui se plaisoient en ces endroits, & lesquels attachés aux pierres qui s’y formoient, vivoient des immondices que la mer rouloit avec elle.

Mon Aieul avoit trouvé dans les fonds de peu de profondeur, & en des lieux où se rencontroient des rochers de sable endurci enduits pourtant de vase, certains coquillages inconnus ou très-rares sur les côtes. Ceux dont les poissons étoient encore vivans, pouvoient à peine s’arracher du rocher ; & ceux dont les poissons étoient morts, étoient tellement enfoncés dans la vase dont plusieurs même étoient remplis, que par ces dispositions il étoit facile de reconnoître, pourquoi on n’en voyoit jamais ou du moins fort rarement sur nos rivages.

Preuves de ce systême par la disposition de nos terreins.

Après ces différentes connoissances, il ne s’agissoit plus que d’en faire l’application à l’état présent de nos terreins, & de confronter à leurs compositions ce qui se passoit dans la mer ou sur ses bords. Dans ce dessein, mon Aieul visita pendant quelque tems les montagnes des environs de sa maison & de la côte, pour en reconnoître de près l’extérieur & la disposition qu’il n’avoit considérés d’abord que d’assez loin, & seulement des bords de la mer, ou du bateau avec lequel il les parcouroit. Il en examina une assez longue étendue, s’arrêtant tantôt sur leurs sommets, ensuite à mi-côte, enfin dans les vallées les plus profondes, afin de pouvoir les considérer de tout sens & en toutes manières, souvent les unes après les autres, quelquefois toutes ensemble. Enfin après des recherches réitérées, il demeura persuadé que leur extérieur & leur aspect ne différoient en rien de ceux des élévations & des vallées, que la mer couvre encore à la suite de celles qui s’offrent à nos yeux ; & que ces montagnes étoient arrangées sur la terre par les mêmes aires de vents, que celles qu’il voyoit renfermées dans le sein des flots.

Par leur composition.

Les sens des couches qui composoient les unes & les autres, & qui se répondoient parfaitement, la conformité même des matières dont ces couches étoient formées, en furent pour lui une nouvelle démonstration. Il avoit observé dans la mer de pareils lits se former des dépôts de sable ou de vase qui s’arrangeoient les uns sur les autres d’une manière presque toujours horisontale. Quelquefois cependant le sens de ces lits varioit, lorsque par la disposition des fonds, les courants chargés de ces matières étoient obligés de s’abaisser ou de s’élever contre eux, faisant alors leurs couches suivant la tortuosité du terrein, mais toujours d’une épaisseur égale. Or c’est ce qu’il remarquoit le plus ordinairement, surtout à l’extérieur des montagnes escarpées. Il en trouvoit d’autres qui n’étoient point formées par lits ; & il reconnoissoit encore dans cet ouvrage les amas de matières différentes, qu’il avoit vû se former dans le sein des flots vers les embouchures des rivières & des torrens, ou au pied des côtes escarpées.

Par les corps marins dont ils sont semés.

Le nombre prodigieux de coquillages de mer de toute espèce cimentés à l’extérieur de l’une & de l’autre de ces congélations, depuis les bords de la mer jusqu’au plus haut de nos montagnes, ainsi qu’on le remarque à ses rivages & dans les lieux qui en sont voisins, ne lui parut pas une preuve moins convaincante de leur fabrication dans le sein de celle où ces poissons naissent, vivent & meurent. Des bancs considérables d’huitres qu’il rencontra sur certaines collines, d’autres qui lui parurent insérés dans la substance même des montagnes, des monts entiers de coquillages placés sur le sommet & au milieu d’autres collines de pierre ordinaire, des vallées qui en étoient entierement semées à la hauteur de plusieurs pieds, des coquillages de mer sans nombre sortant de la substance des montagnes que le tems avoit minées, tant de corps marins qui s’offroient à ses yeux de toutes parts, lui représentoient la juste image de ce qu’il avoit observé dans le sein de la mer même. C’étoit pour lui une démonstration si forte de l’origine de nos terreins, qu’il lui sembloit étonnant que tous les hommes n’en fussent pas convaincus.

Par la forme de leur extérieur.

Il ne voyoit rien dans tout leur extérieur, qui ne lui apprît la même vérité. Les marques des attaques que la mer leur avoit livrées dans sa fureur après les avoir formés, gravées profondément en cent endroits escarpés de ces montagnes ; des amphithéâtres travaillés par elle dégrés par dégrés sur leur penchant, selon ceux de sa diminution qui par-là s’y voyoit tracée ; des coraux qu’elle y avoit laissés attachés, après leur avoir donné naissance, & les avoir nourris dans les lieux mêmes où ils se trouvoient pétrifiés ; des trous de vers marins qui ne vivent que dans ses eaux, & qui se rencontroient imprimés sur plusieurs rochers, étoient encore pour lui des assûrances non douteuses de l’origine de nos montagnes, & de leur ancien état.

Les hauts & les bas entre lesquels elles sont partagées, furent enfin pour lui une derniere preuve, qui ne lui permit point de douter qu’elles ne fussent le même ouvrage que la mer formoit encore chaque jour dans son sein, en se faisant des routes au travers des limons & des sables qu’elle éleve à la jonction de deux courans opposés, ou qui se coupent. C’est ainsi qu’on voit les eaux des rivières, après avoir élevé des barres à leurs embouchures composées des matières dont elles étoient chargées, percer ces mêmes barres, en les abaissant dans certains endroits, lorsqu’elles ont besoin d’un passage plus libre & plus ouvert. Il y a cependant cette différence entre les amas de matières que la mer renferme en son sein, & ceux que les rivières forment à leurs embouchures, que ceux-ci ne s’endurcissent jamais assez pour ne pouvoir être subjugués par les eaux qui les ont accrus. Ceux au contraire qui sont nés dans la mer, se pétrifiant au bout d’un certain tems, la subjuguent enfin elle-même & la dominent. C’est par-là qu’elle semble aujourd’hui soumise à tous ces terreins qui lui ont résisté. Ils conservent cependant toujours la forme des passages, que ses courans s’étoient ouverts dans le tems de la mollesse de leur matière, & que son flux & reflux avoit long-tems entretenus, lorsque les baignant encore, tantôt il s’élevoit entre les ouvertures que les flots avoient pratiquées, & ensuite les abandonnoit. C’est ce qui se remarque jusqu’ici sur les côtes en une infinité d’endroits, qui ne diffèrent en rien par leur conformation d’avec ceux qui en sont déjà éloignés.

Nouvelles preuves de ce Systéme.

Après ces notions générales de la superficie de nos terreins, & de quelques parties de leur intérieur qui se découvrent aux yeux dans quelques endroits escarpés ou minés par des torrens, mon Aïeul résolut d’en faire une anatomie exacte, en commençant par leur extérieur, pour passer ensuite au plus profond de leurs entrailles. Il entama ce nouveau travail par les lieux les plus voisins de sa maison. Je puis dire à cette occasion, que si la nature avoit placé sous ses fenêtres un rocher d’une forme si particulière, qu’il sembloit avoir été fait pour enseigner aux hommes la diminution insensible que la mer souffroit chaque jour, les environs lui en offroient tant d’autres preuves, qu’il étoit naturel de penser que ce tout ne pouvoit être l’effet du hasard. C’étoit sans doute l’ouvrage de quelque heureux génie, s’il est permis à un Philosophe d’user de ces termes, qui sembloit avoir pris à tâche de nous convaincre par ce racourci de la manière dont s’est formé ce globe entier que nous habitons ; comme si par là il eût eu dessein de suppléer à la mémoire des faits, ou aux écrits que le tems a abolis, & qui auroient pû nous en instruire.

Petrification de cailloutages.

Dans ces différens endroits mort Aïeul trouva de toutes les espèces de pétrifications superficielles aux montagnes, que la nature a placées ailleurs en des lieux fort distans les uns des autres. Une des premières qui le frappa, fut une composition de pierres, de cailloux, de bois & de beaucoup d’autres matières que vous appellez cailloutages, qui ont souvent de l’étendue, mais toujours très-peu de profondeur. Il observa que cette nature de pétrification ne se rencontroit guères que dans des endroits presque unis, ou du moins sur des penchans insensibles. Ensuite comparant ces compositions à l’ouvrage qu’il avoit vû faire à la mer sur ses plages, & où elle pouvoit rouler librement de son sein des pierres & des cailloux, il reconnut que ces lits de cailloutages étoient placés précisément dans des terreins, dont la disposition ne différoit nullement de ceux où la mer formoit chaque jour des amas semblables. Enfin examinant la composition de ces lits de cailloutages, il vit qu’elle renfermoit absolument les mêmes choses que la mer apportoit à ses rivages ; & pour qu’il ne manquât rien à une preuve parfaite que l’un venoit de l’autre, il rencontra dans l’assemblage des matières qui formoient ces cailloutages, diverses coquilles & arrêtes de poissons. Il reconnut même que le sable dont ce tout étoit lié ensemble, étoit de même nature & de même qualité que celui de la mer voisine ; en sorte qu’il ne lui fut pas possible de douter, que cette nature de pétrification ne fût un effet précèdent de l’ouvrage actuel de cette même mer sur ses plages.

Il fut encore confirmé dans ce sentiment par un lit de sable dur & de pierre unie de très-peu d’épaisseur, dont ces lits de cailloutages sont ordinairement couverts. Il reconnut que cette couche supérieure étoit le dernier ouvrage de la mer venant mourir sur ces amas, & n’y portant plus que du sable qui se trouvoit mêlé de coquillages. Ces amas jouissant d’un parfait repos par la retraite des eaux de la mer, avoient enfin contracté cette extrême dureté & cette liaison qu’ils n’avoient point, tandis qu’ils étoient encore agités par les vagues. Mon Aieul trouva cette espèce de pétrification dans des lieux fort éloignés de la mer, même sur le sommet de certaines collines très-élevées ; ce qui fut pour lui une démonstration certaine, que la mer étoit arrivée jusques-là, & qu’après y avoir séjourné & travaillé long-tems à l’amas de ces matières, ses eaux avoient baissé de toute la hauteur de ces collines jusqu’à sa superficie présente.

Le cailloutage est fréquent aux environs de votre Ville de Marseille. Un lit de cette espèce, de cinq à six pieds d’épaisseur, couvre toute la plaine que vous nommez de Saint Michel ; & sur celui-là est posé un autre lit de pierre unie fort peu épais, provenant du sable que la mer y a laissé en venant mourir sur cette plaine. Les nouveaux murs de Marseille sont bâtis de ce cailloutage, dans lequel j’ai souvent remarqué des morceaux de terre cuite : on en trouve aussi des veines dans presque tous les chemins qui conduisent aux agréables métairies dont son terrein pierreux est semé. C’est ainsi que la nature semble avoir pris plaisir à mettre jusqu’au milieu de cette ville qui doit sa réputation & ses richesses à la mer, cette preuve sensible & non équivoque, que le rocher sur lequel elle est bâtie, a été formé dans son sein.

Ces lits de pierres rapportées insérés entre deux couches de pierre unie, n’ont point été formés des cailloux & des pierres que les torrens des montagnes voisines pourroient y avoir entraînés, puisque ce monticule en est séparé de tous côtés par des vallées. La mer seule surnageant encore à ce mont dont le sommet étoit disposé à les recevoir, les y a élevés avec les vagues du côté du Nord-Ouest par un terrein un peu plus bas. Elle seule a pu les y amener, comme vous le jugerez aisément à votre retour par la considération des lieux, si vous ne les avez pas actuellement assez présens à votre imagination pour comprendre ce que j’ai l’honneur de vous dire. Une des arcades des aquéducs qui portent de l’eau à Marseille, est posée sur un pareil lit de cailloutages, vis-à-vis la porte appellée d’Aix : il y en a du côté de Saint Victor de très-remarquables, par le travail que l’on a fait dans ce sol pierreux pour y pratiquer des rues. Les torrens & les rivières peuvent bien à la vérité former de pareils amas : il s’en fait aussi de semblables sur le penchant des montagnes & à leur pied, des pierres & des cailloux qui roulent de leur sommet ; mais ces assemblages n’ont aucune consistance, parce que la terre dont ces matières sont liées ensemble ne se pétrifie point comme le sable salé de la mer. Que s’il se trouve du sable mêlé dans les amas que forment les torrens & les rivières qui peuvent composer un tout plus dur, il ne s’y rencontre point du moins d’arrêtes de poissons, ni aucun coquillage de mer.

Des pierres & marbres variés.

Une seconde espèce de congélation superficielle aux montagnes, ou qui du moins n’a ni profondeur, ni étendue considérable, attira ensuite l’attention de mon Aieul, parce qu’elle est fréquente. C’est un assemblage de morceaux de pierre ou de marbre, gros en certaines carrières, petits en d’autres, de couleurs & de qualités ordinairement uniformes, quoique parmi eux il s’en trouve quelquefois d’une autre espèce. Ces morceaux sont liés par un mortier, tantôt blanc, tantôt grisâtre, brun, noir, jaune, rougeâtre, ou d’une teinture mêlée de toutes ces couleurs, d’ailleurs aussi dur & aussi solide que les pierres mêmes qu’il unit ensemble ; & dans cet assemblage on trouve rarement du bois pétrifié, de la pierre cuite & des cailloux, à la différence du cailloutage où ils sont ordinaires. Ces carrières étoient toujours placées au pied de quelque montagne ; mais elles n’étoient point arrangées par lits comme les autres : au contraire leur substance étoit parfaitement égale, & sans différence ni division. En méditant sur cette particularité, mon Aieul jugea par la position de ces carrières, qu’elles pouvoient être le même ouvrage auquel, selon ses observations, la mer travailloit encore chaque jour au pied des montagnes escarpées, dont les débris tombant dans son sein, avec ce que les pluies y entraînent & ce que le hasard y amené, sont reçûs dans ses fonds, ensevelis d’abord dans la vase, & couverts ensuite par d’autres matières que le tems jette sur celles-ci.

Pour vérifier si ces carrières devoient véritablement leur origine à ce travail, mon Aieul confronta les pierres de leur composition à celles des lieux supérieurs, & le ciment qui les unissoit à la vase des mers voisines. A l’égard des pierres, il reconnut qu’elles étoient à la vérité de la couleur de celles des montagnes élevées au-dessus de ces carrières ; mais il remarqua entr’elles cette différence, que celles qui étoient renfermées dans ces compositions avoient un œil plus fin, & étoient plus pesantes que celles des lieux supérieurs. Pour ce qui est de la vase, il observa qu’elle étoit aussi de la qualité de celle que contenoient les fonds voisins, mais pourtant de couleur diverse.

Ces différences l’embarrasserent d’abord ; mais il ne tarda pas à en découvrir la raison. Il jugea sagement, que la plus grande dureté des morceaux de pierre renfermés en ces congélations ne pouvoit être que l’effet du long séjour, que ces pierres détachées des carrières supérieures avoient fait dans la mer, dans une vase pesante où elles étoient restées ensevelies. Il ne douta point que le changement de couleur de la vase ne provint de la teinture, que les terres plus élevées entraînées à la mer par les eaux des pluies, lui avoient communiquée. En effet, lorsque la terre des lieux supérieurs à ces carrières étoit blanche, brune ou noirâtre, la vase qui servoit à lier ces pierres ensemble conservoit parfaitement la même couleur ; & elle étoit rouge, jaune ou verdâtre, lorsque les terres plus élevées l’étoient de même. C’est par cette raison, que le rouge du marbre de Saravesse est si beau, parce que sur les montagnes des environs il se rencontre une terre d’un rouge si vif, que les canaux par où les eaux des pluies coulent de ces montagnes à la mer semblent teints de sang. C’est ce que peuvent remarquer ceux qui passent en Felouque de Gènes à Porto-Venere. Aussi ne faut-il point douter, qu’aux endroits où ces pluies se rendent à la mer, il ne se prépare pour vos neveux des carrières de marbre semblable à celui de Saravesse, ou du moins d’une qualité approchante. Le marbre de Sicile varié du beau jaune qui le fait tant estimer, n’a pas une origine différente. On peut le justifier par la terre de la même couleur & de la même beauté qui se trouve encore aujourd’hui sur les montagnes supérieures à la carrière de ce marbre. Telle est en un mot la raison de toutes les autres couleurs, dont les carrières de cette nature sont variées dans tous les pays différens du globe.

On doit cependant observer que la couleur de la vase qui a servi à former ces carrières, est souvent plus belle & plus vive que celle des terres supérieures. La raison en est encore évidente. Ces terres ayant été pures au commencement, comme le sont toutes les terres vierges, & dans le tems de la composition de ces carrières à la vase desquelles elles ont servi de teinture, elles ont été altérées dans la suite, ou par le mélange des choses mêmes qu’elles nourrissoient dans leur sein & qui s’y sont pourries & confondues, ou par des terres étrangères que les vents y ont transportées. Cependant elles conservent toujours assez de vestiges de leur premier état, pour faire connoître qu’elles ont servi autrefois à teindre les cimens des carrières qui se sont formées au dessous d’elles.

La raison pour laquelle ces carrières ne renferment ni bois pétrifiés, ni terres cuites, fut encore sensible à mon Aieul : car s’étant formées sous les eaux de la mer des matières qui y ont été précipitées, il ne peut s’y trouver de bois, qui ne va que très-rarement au fond de l’eau. Il ne doit pas non plus s’y rencontrer de terre cuite, si ce n’est par des cas extraordinaires ; les morceaux de briques & de pots cassés qui sont les débris de nos maisons & de nos ménages, ne sont pas jettés à la mer du haut des montagnes escarpées au pied desquelles ces carrières se forment, puisqu’on bâtit très-peu sur leur sommet, mais seulement en des lieux d’une pente douce. On n’y découvre point non plus, au moins communément, des pierres & des cailloux arrondis, parce que les pierres ne s’arrondissent dans le sein de la mer, que lorsqu’elles ont été frottées long-tems les unes contre les autres sur un fond de pierre, ou de sable ferme & de peu de profondeur. La mer, comme je l’ai déjà remarqué, ne peut faire cet ouvrage dans une eau profonde, ni porter les cailloux au pied des montagnes escarpées, qui brisent la force de les vagues & de ses courans, & l’obligent de se replier sur elle-même. D’ailleurs dans ces endroits le fond n’étant ordinairement que de vase, tout ce qui est pesant & de volume se trouve arrêté au loin par la mollesse de ce limon. Enfin mon Aieul comprit que ces montagnes ne pouvoient être composées par couches, telles qu’on en trouvoit dans les montagnes semées dans le sein d’une Mer libre, puisque les premières ne sont que les débris de ces dernières montagnes, qui tombant à leur pied, sont reçus dans une vase propre à les réunir & à en faire un tout égal. Le peu d’étendue de ces carrières, & leur forme oblongue finissant toujours en pointe, furent encore pour mon Aieul une preuve évidente de la vérité de leur origine.

Il remarqua aussi que les carrières de cette espèce, lorsqu’elles étoient placées au pied des montagnes d’une substance molle & aisée à être brisée par les impressions de l’air, telles que sont les montagnes de marbre noir, gris, ou de couleur d’agathe, étoient composées de morceaux très-petits ; qu’au contraire lorsqu’elles étoient situées au pied des montagnes de pierre dure & difficile à être moulue, telles que sont toutes les montagnes faites de vase ou de sable fin, les morceaux qui composoient ces carrières inférieures étoient d’un volume beaucoup plus gros. Pour achever de le convaincre qu’elles venoient les unes des autres, il observa encore que plus les montagnes supérieures étoient élevées & escarpées, plus les carrières formées à leur pied étoient considérables ; ce qui ne pouvoit provenir que de la plus grande quantité de leurs débris, qui avoient eu le loisir de tomber & de s’accumuler dans le long espace de tems nécessaire à l’épuisement d’une mer profonde. Enfin pour n’omettre aucun des soins propres à l’instruire de l’origine de ces congellations & à en établir la vérité, il en fit broyer des pierres, dans la composition desquelles il trouva, comme dans le cailloutage, quoi-que moins fréquemment, des arrêtes de poissons de mer & des coquillages. Après cela il crut ne pouvoir plus douter que ces sortes de petites carrières ne fussent, comme le cailloutage, l’ouvrage des eaux de la mer. Delà il conclud, qu’elle avoit battu, même long-tems, aux endroits où ces carrières étoient situées, puisqu’elle avoit pû y former de pareils amas, & que par conséquent elle avoit diminué depuis de toute l’élévation qui se remarquoit depuis la surface jusqu’à ces carrières. Les montagnes de notre voisinage sont semées de ces pétrifications toutes de marbres ; il y en a aussi beaucoup dans votre Europe, marbres & pierres. Il s’en trouve de cette espèce en quelques endroits de la Provence, même dans des lieux fort élevés, puisqu’on en voit dans le voisinage de la Ste. Baume. Il s’en rencontre encore d’autres en France. On en trouve beaucoup en Espagne, sur-tout dans les Pyrénées ; en Flandres, en Lorraine, en Suisse, dans les Etats de Gênes, en Sicile. Il y en a de très-beau en Asie, mais toujours au pied des montagnes, & de la couleur de leur substance. Lorsque ce genre de pétrification se trouve marbre, il est fort agréable aux yeux par la variété qu’on y remarque, à cause du ciment teint en cent façons différentes dont les pièces qui le composent sont unies ensemble. Ce marbre est la matière de beaucoup de colonnes dont vos Eglises sont ornées, surtout en Italie : on en fait aussi des tables & des garnitures de cheminées, qui embellissent vos maisons & vos Palais.

De la pierre de roche & de tuf.

Deux autres genres de pétrification superficiels aux grandes montagnes, & qu’on peut réduire en un seul puisqu’ils sont d’une même espèce, furent l’objet des réflexions de mon Aieul. Je parle de la pierre que vous appellez de roche, ou pierre dure, & de celle de tuf, qui ne diffèrent presque point dans la position de leurs petites carrières, & très-peu dans les matières dont elles sont composées. La pierre de tuf est seulement moins solide que la pierre de roche : elle renferme plus de vuide, & est moins égale dans sa composition.

Pour connoître la raison de cette différence, on doit observer, que le fond de la mer fournit beaucoup plus d’impuretés en certains lieux que dans d’autres. Il en est beaucoup plus chargé vers les côtes où abordent des ruisseaux & des torrens, que dans des endroits plus éloignés. En général il s’en trouve beaucoup moins dans les fonds qui ne sont que de sable ou de vase, que dans les rivages souvent embarrassés de rochers, où ces impuretés s’amassent & s’accroissent. Ainsi lorsque dans une tempête les vagues de la mer ont arraché de ces rochers & de ces endroits peu profonds les viscosités, les mousses, les limaçons, les coquillages, & cent autres impuretés qui leur sont propres, comme on peut le distinguer des yeux dans ces sortes de fonds, elle les porte vers ses bords avec des sables & de petits cailloux. Là avec le ciment de son écume & de son sel, elle attache toutes ces matières à la superficie des rivages qu’elle lave encore de l’extrémité de ses flots, & fait de ce tout une composition aussi inégale en dureté, que la nature des matières qu’elle y emploie est diverse. Les trous que cette pierre de tuf renferme, sont les vuides d’autant de petites mousses & de viscosités de limaçons, ou d’autres matières de volume & sans consistance, qui sont entrées dans sa fabrique. Elles ont été consumées par le tems, qui les a réduites à un peu de poussiere ou de terre qu’on trouve dans ces cavités. Au contraire lorsque la mer pousse avec ses vagues des matières plus égales, moins de viscosités & de mousses, elle compose une pierre moins inégale & plus formée ; & c’est celle qu’on nomme pierre de roche. La fonte de certaines montagnes contribue aussi à la composition de celles-ci, parce que les sables & les petits graviers qui s’en détachent, & qui roulent à la mer sur une pente douce, sont recollés par les flots au pied de ces montagnes avec les autres matières qu’ils y apportent.

Mon Aieul qui avoit étudié les divers ouvrages que la mer éleve en ses fonds, principalement vers ses rivages, reconnut aisément cette vérité. Il retrouva dans ces deux genres de pierre la même composition, que la mer formoit chaque jour en certains endroits, même d’un moment à l’autre, en attachant à des fonds pierreux & à de petits rochers qu’elle baignoit encore de l’extrémité de ses ondes, les matières dont ses eaux étoient chargées, ou celles qui lui étoient fournies par les montagnes dont ces endroits étoient bordés. La position même des carrières de tuf & de pierre de roche offroit à ses yeux le même aspect, que les lieux où la mer en formoit de pareilles sur ses côtes. Ainsi ces carrières superficielles aux grandes montagnes qu’il rencontroit jusques dans le voisinage de leurs plus hauts sommets, furent pour lui de nouvelles preuves, & du long séjour que la mer avoit fait, même dans des lieux si élevés, & de la diminution du prodigieux volume d’eau qu’elle devoit avoir alors de plus qu’aujourd’hui, à compter de l’élévation de ces mêmes endroits jusqu’à ceux dont elle est à présent bornée.

Les carrières de ces deux genres sont cependant beaucoup moins fréquentes vers le sommet des hautes montagnes, & beaucoup moins épaisses, que vers le milieu, & moins encore au milieu qu’à leur pied & dans les endroits plus voisins aujourd’hui de la mer. La raison en est sensible. La pierre de roche & celle de tuf sont composées des débris de certaines montagnes, de petites pierres que la mer en détache, de menus cailloux qu’elle enferme, des coquillages & des impuretés qu’elle voiture. Or rien de tout cela n’existoit au tems de la découverte des premiers terreins, & la mer n’a pû les briser, ni recoler leurs débris à leurs pieds, qu’après leur apparition. Ses eaux renfermoient de même au commencement très-peu de coquillages, puisqu’ils ne se trouvent que vers ses rivages, qui d’abord étoient fort resserrés. Elles n’étoient point alors chargées de toutes les impuretés que les eaux des pluies, & un certain limon qu’elles entraînent avec elles, font naître dans leur sein & qu’elles y nourrissent, puisque les premiers terreins étoient de peu d’étendue, qu’ils n’avoient pu encore être moulus par les injures de l’air, & qu’ils ne fournissoient alors à la mer que quelques veines d’eau, tout au plus de petits ruisseaux. Encore leur eau devoit-elle être fort nette : car elle ne lavoit que des rochers sans terre, sans herbes & sans arbrisseaux. Toutes ces circonstances ont changé par la prolongation des terreins, par la perte que les rochers ont faite de quelques parties de leur substance, par la multiplication des herbes & des feuilles, par l’abondance des eaux bourbeuses que la mer a reçûes depuis dans son sein, & par l’accroissement des coquillages & de toutes les impuretés qu’elle a contractées. Aussi ces fabriques se sont-elles accrues à mesure que nos terreins se sont découverts, les matières que la mer emploie à ses travaux ayant augmenté à proportion de sa diminution de ses eaux. C’est de-là que tous les genres de pierre ou de marbre superficiels aux grandes montagnes des débris desquelles ils ont été formés, sont beaucoup moins fréquens & moins profonds dans les endroits élevés que dans les lieux bas, parce que dans ces derniers la mer a trouvé à employer des matériaux plus abondans.

En général mon Aieul trouva dans ce genre de pétrification superficiel à nos terreins des coquillages sans nombre, les uns connus, les autres qui ne le sont point, ou qui sont très-rares sur les côtes les plus voisines. Il en trouva sur-tout beaucoup de ceux que nous appelions Corneamons, & qui sont très-fréquens dans les pierres de votre France, quoiqu’il ne s’en voie point sur les rivages de vos mers. Il remarqua en même-tems que ces coquillages inconnus étoient plus enfoncés dans ces compositions ; qu’au contraire ceux qui sont fréquens sur nos côtes, approchoient davantage de leur superficie. En cherchant la raison de cette différence, il jugea qu’elle procédoit de ce que les coquillages inconnus à nos rivages qu’il avoit trouvés dans certains fonds, avoient été pétrifiés dans ces fonds mêmes avec la vase avant qu’elle pût être découverte par les flots ; qu’ensuite cette pétrification approchant de la superficie de la mer, ou y étant déjà arrivée, un autre genre de coquillages tels que nous en voyons sur nos côtes, plus amateurs de l’air que les premiers, avoient composé une croûte à cette première pierre, comme il étoit ordinaire à la mer d’en revêtir les rochers qu’elle baignoit encore avant que de les abandonner ; que par conséquent ces derniers coquillages devoient se trouver aujourd’hui à l’extérieur de la masse, avant qu’on arrivât à l’intérieur où les premiers sont enfermés.

Des marbres ondés.

Mon Aieul découvrit ensuite d’autres pétrifications plus profondes & plus vastes que ces premières, mais qui n’avoient pas beaucoup d’étendue. C’étoient certaines petites montagnes, détachées des grandes & placées ordinairement à leur pied, ou à peu de distance, le plus souvent à l’entrée des grands vallons, ou dans des lieux qui en étoient peu éloignés. Ces monticules, je les nomme ainsi eu égard à la hauteur & à l’étendue des autres montagnes, sont les mêmes & dans les mêmes positions que vos carrières d’ardoises ou de certains marbres tendres, tels que les noirs, ceux de couleur d’agathe, de couleurs mêlées de rouge & de verd, de blanc & de jaune, & de quelques autres espèces. En examinant les bigarrures de ces marbres, mon Aieul reconnut qu’il y en avoit de deux sortes. La première est l’effet de certaines ondes qui se rencontrent principalement dans les marbres de couleur d’agathe, dans les rougeâtres, dans les verds, & dans ceux qui approchent de ces couleurs. Il s’en voit beaucoup de cette espèce employés dans vos maisons de Paris. La bigarrure accidentelle consiste en certaines rayes ordinairement blanches ou jaunes, qui se trouvent dans ces mêmes marbres & dans plusieurs carrières de pierres.

Il jugea que ces ondes qu’on remarque dans certains marbres, procédoient de quelques impulsions fortes ausquelles leur substance encore presque liquide & sans consistance n’avoit pu résister ; que la couleur verte dont plusieurs de ces pierres sont teintes, ne pouvoit provenir que des herbes insérees dans leur composition, où elles n’avoient pu entrer que dans des tems où la matière en étoit molle ; & que les ondes qu’on remarquoit dans leur substance, en étoient-une preuve indubitable. Elles supposoient en effet le même état de ces matières, sans lequel le mélange des différens limons dont ces marbres étoient composés n’auroit pu se faire. La facilité de ces marbres à s’écailler malgré la solidité de leur substance, lui fit connoître encore qu’ils n’étoient composés que de boue & de limon endurcis. Enfin considérant leur position, il conclud que ces amas étoient naturels en ces lieux, & devoient y avoir été formés du limon des rivières & des torrens qui couloient des vallons à la mer, dans des tems où elle étoit encore supérieure à ces carrières. C’est ainsi que dans ses observations sur le travail journalier de la mer il avoit reconnu, qu’il se faisoit aujourd’hui de pareils amas dans son sein, à l’embouchure des rivières ou des grands torrens qui s’y jettent. Cette vérité lui fut aussi confirmée par les diverses arrêtes de poissons de rivière & de mer qu’il trouva dans plusieurs de ces carrières, puisqu’avec leurs eaux & leur limon, les rivières avoient dû pousser à la mer quelques-uns des poissons morts ou vivans qu’elles renfermoient.

A l’égard des rayes dont presque tous ces marbres sont bigarrés, au moins dans leur superficie, il reconnut qu’elles étoient un effet postérieur à la sortie de ces monticules des eaux de la mer ; que formés d’une matière boueuse & aisée à se déjetter, frappés de l’air, du soleil & de la gelée, ils s’étoient entr’ouverts ; & que recevant dans leurs fentes les eaux des pluies & celles de la mer qui les surmontoit encore, ils avoient contracté ces bigarrures suivant les terres & les limons dont ces eaux étoient chargées, cette matière qu’on peut regarder comme une espèce de colle ou de ciment, ayant servi à réunir les différentes pièces ou écailles dans lesquelles leur superficie s’étoit déjà partagée.

Pour appuyer ce sentiment, il remarqua que ces rayes étoient de la couleur même des limons de la mer dont ces carrières étoient baignées, ou des terres dont leur sommet étoit chargé ; que là où la terre étoit blanchâtre, les rayes des marbres l’étoient également. Telle est la bigarrure de diverses carrières de marbre noir, qu’on trouve en Suisse & en une infinité d’autres endroits. Telle est encore la bisarrerie de certaines pierres qu’on tire en Toscanne dont les rues de Livourne sont pavées, & de cent autres espèces de pierres, dont la substance, quoique solide, se fend & se déjette facilement. Il trouva au contraire que dans les lieux où la terre du sommet de ces carrières étoit jaunâtre, comme dans cette isle placée au-devant de Porto-Venere, d’où l’on tire du marbre noir rayé d’un jaune qui approche du doré, les marbres & les pierres étoient rayées de la même couleur ; preuve nouvelle que la variété de ces rayes communes à tant de marbres n’a point d’autre origine que celle-là. On voit aussi quelquefois dans une même pièce de ces marbres des rayes jaunes & d’autres blanches. D’où vient cette différence ? si-non de ce que les unes sont l’ouvrage d’une veine d’eau teinte en jaune par une terre de cette couleur dont elle venoit de s’imbiber, & les autres d’une eau qui avoit parcouru une terre blanche.

Que ces rayes procèdent véritablement de ce que ces marbres & ces pierres se sont déjettés après avoir été abandonnés des eaux de la mer, mon Aieul en trouva encore une preuve sensible en ce que, si le pied de ces carrières est encore baigné des flots, on ne rencontre point dans leur fond ces bigarrures qu’on remarque à leur sommet ; qu’ils sont d’une couleur unie, ou tout au plus ondée & variée, sans mélange d’aucune de ces rayes ; & que même dans les endroits où ces carrières sont éloignées de la mer, leur intérieur à l’abri du vent, du froid & du soleil, n’offre point ces bisarreries. C’est ce que j’ai reconnu moi-même dans diverses carrières de votre Europe, sur-tout dans celle qui est située au-devant de Porto-Venere, dont les rayes diminuent à mesure qu’on avance de sa superficie vers le fond, & disparoissent enfin totalement. Enfin il trouva dans la matière même de ces rayes des mouches & divers autres insectes de terre, qui n’auroient pû y entrer, si ces rayes n’étoient postérieures à la fabrication de la substance de ces pierres, & à leur sortie des eaux de la mer. Souvent aussi plusieurs de ces rayes étoient marquetées ou variées de verd ; ce qui provenoit des feuilles ou des herbes, qui entraînées dans ces fentes par les eaux des pluies, avoient teint les limons ausquelles elles touchoient.

La nature de ces carrières & leur position furent donc pour mon Aieul prévenu des observations qu’il avoit faites sur les ouvrages de la mer aux embouchures des rivières & des torrens, de nouvelles preuves de la diminution de ses eaux. Peut-on disconvenir en effet, que cette égalité qu’on remarque dans l’arrangement & la position de ces lits divers dont nos terreins sont composés, ne soit plutôt l’ouvrage d’une cause naturelle, dont le propre est d’agir successivement, à l’aveugle, & toujours par conséquent avec uniformité, que celui d’une Intelligence suprême, dont les vues apperçoivent des moyens différens à l’infini pour exécuter ses desseins ? À l’égard de cette variété prodigieuse qui se remarque dans leur substance, ira-t-on qu’elle est l’effet de cette volonté toute-puissante qui d’un seul mot a formé l’Univers ? Il restera alors une difficulté, qu’il n’est pas facile de résoudre. Car cette volonté si sage & si éclairée, à quel usage supposera-t-on qu’elle a destiné cet amas confus de matières si diverses ? L’homme toujours présomptueux, & toujours disposé à ramener tout à lui-même, après avoir osé penser que cette infinité de globes lumineux qui roulent sur sa tête, n’a été produite que pour réjouir sa vûe, & égayer son imagination, ira peut-être encore jusqu’à se flatter que toutes ces autres choses n’ont été formées que pour fournir à sa vanité & à son luxe. Quod quàm sancte atque honestè de Deo dici possit, ipsi viderint, qui se jactant assertores Divinitatis.

Au pied de ces carrières dont la superficie est aisée à se déjetter & à s’écailler, il s’en trouve ordinairement d’autres, sur-tout aux côtes les plus escarpées. Elles ont été formées des débris de la substance des premières, réunis par le sable ou la vase de la mer dans laquelle ils sont tombés, lorsqu’elle étoit encore à leur pied ; & cet assemblage sujet aussi à se déjetter, & par-là susceptible de nouvelles bigarrures, compose une espèce de marqueterie ou de mosaïque agréable aux yeux, dont on trouve quelques ouvrages dans vos maisons de Paris. Les pièces dont ces carrières sont formées, sont ordinairement fort petites, en cela elles diffèrent de celles dont j’ai parlé, dont la substance est d’ailleurs moins aisée à briser que celle de ces dernières. Mais la qualité du marbre, du sable & de la vase qui composent ces petites carrières, les coquillages de mer qui y sont insérés, & leur position, ne sont pas moins que dans les précédentes des preuves certaines de l’état des eaux de la mer au tems de leur fabrication, & par conséquent de la diminution qui leur est survenue depuis.

De nos grandes montagnes.

Après l’examen de ces divers genres de pétrifications superficielles aux grandes montagnes dont on pourroit dire qu’elles sont les filles, mon Aieul résolut de donner toute son application à l’examen de la composition & de l’origine de celles-là. Dans cette vûe il fit creuser des puits en divers endroits de ces montagnes, même des sommets les plus élevés jusqu’au plus profond de leurs entrailles. Il se transporta aux carrières d’où l’on tiroit de la pierre dans les lieux où les montagnes étoient le plus escarpées, où il s’en trouvoit d’entr’ouvertes ou de minées par le tems, où l’on en avoit coupé, percé ou rasé, pour pratiquer des chemins, faire des fortifications ou donner passage à des rivières. Il interrogeoit avec soin ceux qui étoient destinés à ces ouvrages, les tireurs de pierres, ceux qui les taillent ou qu’on emploie à creuser les puits. Il n’examina pas avec moins d’attention les montagnes ou collines de sable dur, qui n’ont jamais l’élévation des montagnes de pierres. Aussi n’ont-elles été formées que long-tems après celles-ci & de leurs débris. Elles sont d’ailleurs dans une telle situation, que l’agitation des flots qui baignoient les endroits où elles sont placées, la qualité des sables qui les composent, & le mélange des eaux douces, ne leur ont pas permis de se pétrifier. Mon Aieul employa plusieurs années à cette occupation ; & après de longues méditations sur l’intérieur & l’extérieur de toutes les montagnes, il fit avec feu mon père qui l’imitoit dans cette étude & qu’il conduisoit par-tout avec lui, un recueil d’observations dont voici la substance.

Que toutes les montagnes & tous les terreins de ce globe ne sont originairement que sable ou pierre ; que la pierre est composée, ou de sable endurci, ou de vase, ou d’un mélange de l’un & de l’autre, ou faite d’argile, & de ces autres dépôts des eaux de la mer qui se trouvent dans son sein en y jettant la sonde, ou en y plongeant.

Que la diversité de couleur dans les pierres procède de la diversité du grain & des matières qui sont entrées dans cette pétrification.

Que toutes les montagnes primitives de pierre, même celles de sable dur non pétrifié, sont composées de lits arrangés les uns sur les autres presque toujours horisontalement, plus épais ou plus minces, & d’une couleur ou d’une dureté souvent inégales ; ce qui ne peut provenir que d’un arrangement successif des diverses matières dont ces amas sont formés.

Que ces arrangemens ont lieu du sommet des plus hautes montagnes jusqu’au plus profond de leurs abîmes, & jusqu’à ce qu’on arrive enfin à l’eau ; qu’au delà on ne peut fouiller que de peu de pieds ; & qu’on ne distingue plus rien alors sur l’arrangement des matières qu’on y rencontre.

Qu’il n’est pas possible d’imaginer que l’arrangement de ces matières diverses en qualité, en substance, en couleur & en dureté, qu’on remarque dans les lits de toutes les grandes montagnes, ait pû se faire autrement que dans le sein de la mer, & par les différentes matières dont ses eaux se sont trouvé chargées durant tout le tems nécessaire à la fabrication de ces amas prodigieux ; ni que les autres pétrifications collées à celles-ci & composées de leurs débris, ayent été formées elles-mêmes par une autre cause que par le secours de la mer, & successivement.

Que pour preuve de cette vérité, la mer continue encore aujourd’hui dans son fond le même travail, comme on peut le justifier en y plongeant ; que dans l’éloignement de ses rivages on retrouve le même arrangement par lits de diverses matière, non encore endurcies, au moins en plusieurs endroits ; & que l’on rencontre aussi sur les côtes des amas de ces mêmes matières, qui sont employées dans les pétrifications collées à la superficie de toutes les grandes montagnes.

Qu’outre ces preuves non douteuses que toutes les grandes montagnes ont été formées de la sorte, elles en contiennent elles-mêmes beaucoup d’autres qui ne souffrent point de réplique ; qu’en effet dans les lieux mêmes les plus éloignés de la mer, elles sont parsemées encore aujourd’hui en mille endroits de leur extérieur d’un nombre prodigieux de coquillages, & qu’on trouve plusieurs rochers sur le sommet des plus élevées, qui en sont entièrement composés ; que leur intérieur renferme aussi une infinité de ces mêmes coquillages, & de toutes les espèces de poissons de mer même des plus gros ; qu’il s’y rencontre des bancs entiers d’huîtres insérés jusques dans leur sein, & une quantité admirable de corps étrangers tous arrangés de leur plat ; qu’on doit en conclure, que ces corps ne peuvent être entrés dans ces masses énormes & s’y trouver renfermés, que parce que dans le tems de la fabrication de ces montagnes ils y ont été jettés & ensevelis à la hauteur où on les voit placés, comme le sont les matériaux dans l’épaisseur d’un mur que l’art forme à nos yeux.

Que la différence de qualité & de couleur d’un lit d’une même pierre à un autre procède de ce que les courans propres aux eaux de la mer, comme les vents le sont à l’air que nous respirons, après avoir en parcourant certains endroits avec rapidité, épuisé un certain genre de matière dont ils se chargent, en trouvent d’une autre espèce qu’ils voiturent de même successivement dans les lieux où ils se terminent ; qu’ils y forment ainsi par le dépôt de toutes ces matières des lits aussi divers en substance, que le sont les limons qu’ils charient.

Qu’il se rencontre des coquillages de mer & des matières étrangères en beaucoup plus grande quantité dans la substance de certaines carrières ; & qu’en considérant la disposition des lieux où elles sont situées, il est évident qu’on ne doit en chercher d’autre raison, si-non que ces carrières ont été fabriquées dans le fond d’un golfe, ou dans des endroits où les courans devoient naturellement porter plus qu’ailleurs ces sortes de choses.

Que ces matières étrangères, surtout les coquillages & les arrêtes de poissons de mer, sont beaucoup plus rares dans le fond des carrières, moins vers le milieu, & plus fréquentes vers leur superficie ; que cela provient de ce que les eaux de la mer ont dû naturellement renfermer moins de poissons & presque point de coquillages, lorsqu’elle surnageoit encore aux plus hautes de nos montagnes ; qu’en effet il n’y avoit rien alors dans son fond propre à la nourriture des uns & des autres ; en sorte qu’ils ne se sont multipliés, peut-être même formés, que lorsque les premiers sommets de nos montagnes ont été prêts à paroître, parce que pour éclore, leurs semences avoient besoin d’être aidées de la faveur de l’air voisin.

Etat primitif de notre globe.

Pour vous donner, Monsieur, continua notre Philosophe, une idée générale de l’état primitif de notre globe, & pour vous conduire insensiblement à la connoissance de la composition de nos terreins, figurez-vous, comme j’ai déjà commencé à vous le prouver, que la mer a été supérieure d’un grand nombre de coudées à la plus haute de toutes nos montagnes[2]. L’élévation précise de ses eaux au-dessus de leurs sommets nous est inconnue, & la mesure n’en peut être justifiée ; mais au moins ne pourra-t’on douter après les preuves que je vais en rapporter, qu’il n’y ait eu un tems où elles couvroient ces montagnes, & qu’elles n’ont commencé à diminuer qu’après en avoir formé la dernière couche.

A quelque élévation que ces eaux de la mer ayent été portées au-dessus de nos terreins, elles ne renfermoient point alors de poissons ni de coquillages. Il est constant du moins qu’il ne s’y en trouvoit que très-peu, puisqu’il n’y avoit alors aucuns terreins voisins de la superficie de la mer seuls capables de leur fournir la nourriture nécessaire, & que même long-tems après sa première diminution ils furent en fort petit nombre. Une preuve de ce que j’avance est qu’encore aujourd’hui on ne trouve que très-peu de poissons dans les mers éloignées des rivages, & qui ont beaucoup de profondeur. C’est pour cette raison qu’au-lieu de rencontrer indifféremment dans toutes les carrières de notre globe des arrêtes de poissons, des coquillages, ou même d’autres corps étrangers, on ne découvre dans quelques-unes qu’une substance simple & nette. Telle est celle qu’on remarque dans les montagnes primitives, je veux dire, dans ces hautes & grandes montagnes qui surpassent toutes celles dont elles sont accompagnées, & qu’il faut bien distinguer de celles-ci, puisque ces dernières n’ont été formées que postérieurement aux autres & de leurs débris. Or c’est dans ces dernières principalement qu’on trouve des corps étrangers à leur substance, des arrêtes de poissons & des coquillages qui sont très-rares dans les autres, ou qu’on ne découvre que dans leur superficie.

Raison de la différence qui se remarque dans la substance de nos montagnes.

Par ce que je viens de vous dire, vous comprenez aisément, Monsieur, la raison de cette différence. En effet tandis que les eaux de la mer couvroient encore les plus hauts sommets de nos montagnes, c’est-à-dire, tandis qu’elles étoient occupées à les former, il ne put entrer dans leur composition que des sables ou de la vase, puisque la mer ne renfermoit alors dans son sein rien autre chose qu’elle pût y employer. Comme elle nourrissoit alors très-peu de coquillages, on ne doit rencontrer ces matières que fort rarement dans ces premiers amas. Les courans occupés à cet ouvrage, chargés seulement de sables & de limons qu’ils détachoient de certains fonds, ou qu’ils avoient contractés de la manière que je le dirai dans la suite, n’avoient point encore d’autres matériaux à mettre en œuvre. Mais lorsque les sommets de ces montagnes que j’appelle primitives, furent près d’élever leurs têtes au-dessus des eaux, les herbes commencèrent à croître sur ces hauteurs voisines de l’air. En même tems les poissons & les coquillages se multiplierent ; & ce fut alors qu’ils commencerent aussi à entrer dans les nouvelles compositions que la mer continuoit de fabriquer à côté des grandes montagnes, sur leur penchant, ou dans les intervalles que ses courans avoient pratiqués entre les unes & les autres.

Ce sont donc ces montagnes postérieures aux premières dans lesquelles on commence à trouver des plantes, des feuilles d’arbres, des arrêtes de poissons & des coquillages de mer. Que si dans ces dernières on rencontre aussi quelques autres corps étrangers, & certains cailloux ou morceaux d’une substance différente de la leur, la raison en est encore naturelle. Le sommet des premières montagnes ayant paru, il fut attaqué d’abord par l’impétuosité des vents & des vagues naturelles à la superficie de la mer. Leur substance encore tendre en fut brisée & moulue en divers endroits ; le chaud & le froid aidèrent aux vagues, qui furent aussi secondées par les eaux des torrens & des rivières que les pluies formerent. Tout ce qui fut détaché par ce moyen de la substance des premiers terreins, commença à entrer dans les nouveaux travaux de la mer. De ces nouveaux amas, les plus voisins du sommet des premières montagnes furent attaqués & brisés à leur tour à mesure qu’ils parurent sur la surface des flots ; & leurs débris furent de même employés à la composition de pareils ouvrages, que la mer formoit cependant au-dessous d’eux. Les ruines de ces troisièmes servirent ensuite au même usage ; il s’en forma des montagnes encore plus basses : celles-ci en enfanterent d’autres ; & ces ouvrages continueront sans fin, tant qu’il y aura des mers sur lesquelles des montagnes supérieures & pendantes fourniront du débris de leur superficie des matériaux aux flots & aux courans, pour composer à leur pied de nouveaux amas, tant que les pluies, les torrens & les rivières y entraîneront des matières, & que l’impétuosité des vents y apportera les sables & la poussière qu’ils auront enlevés de nos terreins. C’est de-là que dans la substance de divers marbres on rencontre tant de pierres & de cailloux d’une nature absolument différente. En effet une infinité de ces morceaux hétérogenes a peut-être déjà servi à la fabrication de cinq ou six autres carrières différentes, desquelles ils ont été successivement détachés. C’est de-là encore que quelques-uns de ces morceaux sont rayés de blanc & de jaune, sans que ces rayes soient communes aux autres morceaux qui leur sont contigus ; ce qui provient incontestablement de ce qu’avant d’entrer dans ces dernières compositions, ces morceaux faisant partie de la superficie d’une montagne antérieure à celle-ci, y avoient été fendus & recollés de la manière que je l’ai expliqué plus haut. Les herbes, les feuilles d’arbres, les fruits, les insectes, les animaux, & plusieurs autres choses que la terre seule produit & qui se trouvent insérées dans le blanc ou le jaune de ces rayes, sont encore des preuves existentes de cette origine.

C’est donc principalement depuis la découverte du sommet de nos plus hautes montagnes, & de la façon dont je viens de vous l’exposer, qu’il est entré dans les ouvrages de la mer des corps étrangers à leur substance, des arrêtes de poissons & des coquillages. Alors les débris de ces montagnes se multipliant, contribuerent à la multiplication des nouveaux ouvrages qui prolongerent les terreins. A la faveur de l’étendue de ses rivages, la mer nourrit dans ses eaux un plus grand nombre de coquillages & de poissons, & ils s’y multiplierent de plus en plus à mesure que sa diminution devint plus considérable. Aussi n’avons-nous pas rencontré seulement dans la substance de ces ouvrages postérieurs aux montagnes primitives des coquillages & des arrêtes de poissons ; nous avons encore trouvé jusques dans leurs plus profondes entrailles des poissons entiers de toutes les espèces. Il s’en voit dans les carrières de marbres, dans celles d’ardoises, & en général dans toutes les carrières de marbres & de pierres, quoique plus fréquemment dans les unes que dans les autres. Il n’y a aucune sorte d’animaux vivans sur la terre ou dans la mer qui nous soient connus, que l’on n’y retrouve entiers ou par parties. Nous y avons découvert jusqu’à des baleines toutes entières. Mais à l’égard des coquillages de mer, il s’y en trouve un plus grand nombre dont les espèces nous sont totalement inconnues.

Nous en étions à cet endroit de notre conversation, & je commençois à goûter les observations de notre Philosophe, lorsque nous fumes interrompus par l’arrivée d’un Chrétien Indien. Il venoit me prier d’aller sur le champ assister à la mort un Marchand Indien, Chrétien comme lui.

Quoique je n’eusse aucune liaison avec ces Indiens, ma Religion ne me permit pas de négliger l’occasion qui se présentoit de faire une bonne œuvre. J’invitai Telliamed à remettre le reste de son discours au lendemain ; & je volai chez le Moribond, que je trouvai prêt à rendre le dernier soupir. Je ne vous dirai point tout ce que je vis en ce lieu ; ce qui m’y frappa le plus, fut un bassin placé proche du malade, & rempli d’une certaine liqueur épaisse & verdâtre dont on l’arrosoit par intervalles. Je la pris d’abord pour quelque composition propre à fortifier ou à soulager ; mais ayant demandé ce que c’étoit, j’appris avec la dernière surprise que c’étoit de l’eau-bénite dans laquelle on avoit détrempé de la bouze de vache. Vous sçavez, Monsieur, le respect insensé que les Indiens idolâtres conservent pour cet animal[3] ; mais je n’aurois jamais crû devoir retrouver dans des Chrétiens une superstition si grossière & si ridicule. Je voulus en marquer mon mécontentement à deux ou trois Chrétiens Indiens amis du moribond, qui l’avoient assisté dans sa maladie. Mais ils me fermerent la bouche, en me disant que jamais leurs Missionnaires n’y avoient trouvé à redire ; qu’on ne se servoit point d’autre eau-bénite dans leurs Eglises ; qu’après tout puisqu’on avoit bien conservé le Lingan[4], ils ne voyoient pas qu’il y eût aucune raison de proscrire la bouze de vache. Je ne vous rapporte ce fait qui peut-être vous paraîtra incroyable, qu’après qu’un Missionnaire François qui avoit passé plusieurs années dans les Indes, a été obligé d’en convenir avec moi, en tâchant cependant de justifier cet usage par la nécessité d’avoir quelque complaisance pour ces peuples, si on vouloit les gagner au Christianisme. Je vous laisse à juger de quelle espèce est ce Christianisme prétendu ; ne croyez-vous pas que ces cérémonies Indiennes pourroient fort bien faire le second tome des cérémonies Chinoises[5] ?



  1. M. de Thou, Hist. Lib. 67.
  2. C’est sous cette image qu’Ovide nous représente la terre dans l’ancien cahos, c’est-à-dire, avant la première apparition de nos terreins :

    Quàque erat & tellus, illic & Pontus, & aër.

    Metam. lib. 1.

    C’est aussi assez l’idée que nous en donne Moyse par ces mots de la Genèse, ch. 1. v. 2. Tenebræ erant super faciem abyssi.

  3. Une des plus grandes marques de ce respect superstitieux, est que ces Indiens ne conçoivent point de plus grand bonheur que celui de tenir en mourant la queuë d’une vache. Comme ces Peuples croyent la Métempsycose, ils s’imaginent que dans cette attitude leur ame passe en droiture dans le corps de cet animal ; & ils ne pensent pas pouvoir lui souhaiter une demeure plus agréable. On sçait l’usage qu’ils font de ses excremens dans leurs ablutions & leurs purifications. Eussent-ils commis les plus grands crimes, ils se croyent sanctifiés dès qu’ils s’en sont frottés depuis les pieds jusqu’à la tête.
  4. Figure obscène d’une Idole que ces Peuples adorent, & qu’ils portent pendue au col.
  5. Elles consistent en certains honneurs que les Lettrés sont obligés de rendre à Confucius en certaines occasions, & que tous les Chinois en général rendent aux ames de leurs parens décédés à certains jours de l’année. Personne n’ignore la fameuse querelle qui s’est élevée entre les Missionnaires au sujet de ces cérémonies, dont quelques-uns d’entr’eux permettoient l’usage aux Chrétiens Chinois, & que quelques autres ont traitées hautement d’idolâtrie.