Telliamed/Troisième journée

Texte établi par Jean-Baptiste Le Mascrier, Pierre Gosse (Tome Ip. 181-224).


TROISIÉME JOURNÉE.

Nouvelles preuves de la diminution de la mer ; estimation de cette diminution, & réfutation des Systêmes contraires.



Notre Philosophe se rendit chez moi le lendemain à son ordinaire. Il était accompagné de deux autres Indiens, qui devant partir avec lui, venoient me demander des lettres de recommandation pour quelques-uns de nos Marchands établis a Pondichéry & à Surate. Je leur promis ce qu’ils souhaitoient ; & dès qu’ils furent retirés, Telliamed reprit la conversation en ces termes.

Que les eaux de la mer ne diminuent point par un changement de place.

Si la diminution survenue aux eaux de la mer n’étoit que de quelques coudées, on pourroit se persuader peut-être, qu’à la faveur de quelque tremblement de terre qui lui auroit ouvert une route vers des pays plus bas que ceux sur lesquels elle reposoit, ou même à quelque caverne profonde enfermée dans les entrailles du globe, ce volume, quoi qu’immense eu égard à l’étendue de la mer, auroit pu suivre cette route. Il ne seroit pas même absurde de penser, qu’une impulsion extraordinaire auroit porté sur une côte les eaux qu’elle auroit éloignées des rivages d’une terre opposée. Mais je vous fis observer hier, Monsieur, que les eaux de la mer n’ont pas seulement couvert nos plus hautes montagnes ; je vous établis encore par des faits nombreux & constans, qu’elle les avoit formées dans son sein depuis leur pied jusqu’au plus haut de leur sommet, qu’elle devoit par conséquent surmonter considérablement.

Oui, n’en déplaise à votre Lucrèce ; ce n’est point la terre qui a engendré les montagnes, ainsi qu’il le prétend[1] : c’est la mer qui les a fabriquées dans son sein, & depuis enfantées par sa diminution. En effet si cela n’étoit pas, si les flots n’avoient égalé du moins par tout le globe le sommet de nos montagnes les plus élevées, comment dans la composition des lieux les plus exhaussés trouveroit-on les mêmes témoignages qu’elle emploie encore chaque jour dans les ouvrages auxquels elle est occupée sur ses bords ? Sans supposer cette élévation précédente de ses eaux, comment pouvoir expliquer ce phénomène si singulier, que dans les pierres de votre Europe, même de votre France, & dans des contrées aujourd’hui fort supérieures à ses flots, il se rencontre des espèces de coquillages, de plantes & de feuilles d’arbres qui ne croissent qu’à la Chine, en Asie & en Amérique, ou qui ne vivent que dans leurs mers ; que dans la composition des pierres de ces autres parties du monde on trouve d’autres coquillages, d’autres plantes, d’autres feuilles d’arbres dont les espèces ne croissent qu’en Europe ou dans ses mers ; qu’enfin dans les unes & dans les autres on remarque beaucoup d’autres espèces de coquillages, de plante & de feuilles d’arbres absolument inconnues, & qui croissent apparemment dans des lieux qu’on n’a pas encore découverts ? Comment ces coquillages, ces plantes & ces feuilles étrangères & inconnues seroient-elles passées d’une partie du globe à l’autre, comment se trouveroient-elles insérées dans les pierres des montagnes de ces endroits, comment y auroient-elles été voiturées sans le secours des eaux de la mer, & de ses courans alternatifs d’un de ces endroits à l’autre ; par conséquent sans que les flots couvrissent les lieux dans les pierres desquels on les rencontre ? Si la mer couvroit en Europe la montagne de Saint Chaumont en forêt & une partie de celles de Suisse, des Alpes & des Pyrénées, dans la substance desquelles on trouve des plantes qui ne croissent qu’en Asie ou en Amérique ; si elle surmontoit certaines montagnes de l’Arménie & de la Chine, dans la composition desquelles on rencontre tant de plantes & de feuilles d’arbres particulières à notre Europe ; le globe entier n’étoit certainement parsemé alors que de quelques Isles, même de peu d’élévation au-dessus de la surface de la mer.

Au reste pour achever de vous convaincre que ces fabrications n’ont point d’autre cause que les eaux de la mer, considérez, s’il vous plaît, les autres marques que vous en trouvez dans la position de ces hauteurs, dans les galets appellés de mer parce que la mer seule les forme, dans les trous de vers marins, & dans les divers coquillages de mer attachés aux rochers circonvoisins. Examinez ensuite l’arrangement des plantes ou des feuilles dans le sein des pierres où elles se trouvent. Vous ne pourrez douter qu’elles n’y ayent été placées horisontalement au globe, & tellement arrangées qu’on diroit qu’elles ont été colées & appliquées avec la main. Vous en trouverez à la vérité de brisées & de partagées, sans doute par l’impétuosité des torrens qui les avoient entraînées des montagnes supérieures à la mer, ou par la violence de ses vagues ; mais vous n’en verrez aucune de repliée en elle-même : preuve sans réplique qu’elles étoient entretenues dans cette extension par les eaux dans lesquelles elles nageoient, lorsqu’elles furent précipitées enfin dans leur fond. D’où l’on doit conclure, que nos terreins ont été fabriqués de cette sorte & ligne à ligne dans le sein des eaux de à mer, des limons, des sables & des autres matières dont ses flots sont chargés en tout état, & qu’ils voiturent d’un endroit à l’autre, où ils les arrangent successivement.

Or si la mer a bâti ainsi nos montagnes de leur pied jusqu’à leur sommet, comme il n’est pas possible d’en douter après les observations que je vous ai fait faire ; si ces compositions n’ont pû se former sans que ses eaux ayent surmonté leurs sommets les plus élevés ; si elles ont diminué depuis jusqu’à sa superficie présente, comme l’un suppose l’autre ; ce volume d’eau prodigieux incontestablement plus gros que n’est celui de tout ce qui reste à épuiser ne peut être passé d’une des parties du globe à l’autre, puisqu’elle a également diminué dans toutes les parties du monde. Il seroit donc contre la raison de se persuader, que ses eaux augmentaient de hauteur en quelque peu d’endroits que nous n’avons pas encore découverts, tandis qu’elles diminueroient dans tous les autres. Ajoutez que la superficie des eaux de la mer n’est pas moins convexe que celle de la terre. Si cet état qui leur est propre autour d’un corps sphérique qui tourne sur lui-même, souffre quelques légères altérations dans une tempête qui éleve les flots en quelque endroit & qui en un autre les abaisse de quelques coudées, cette tempête n’a pas plûtôt cessé, qu’elles retournent dans leur situation naturelle. Ainsi leur élévation doit être égale par tout le globe, & leur superficie uniforme.

Qu’elles ne se sont point retirées dans le centre du globe.

Les eaux de la mer n’ont pû aussi rencontrer dans le centre du globe où l’on n’a jamais trouvé de vuide au-dessous du niveau des eaux, une capacité assez vaste pour contenir le volume qui leur manque du sommet de nos plus hautes montagnes jusqu’à l’état présent de leur superficie. C’est ce qu’il est aisé de démontrer. Si nos montagnes n’eussent été formées & élevées que sur une croûte totalement vuide, qui en s’entrouvrant eût reçu toutes ces eaux dans sa capacité, & qui par là eût donné lieu à leur diminution prodigieuse, les eaux qu’on rencontre dans le sein de la terre après avoir percé cette croûte, ne seroient-elles pas salées comme le sont celles de la mer ? Cependant plus les puits sont profonds, plusieurs eaux sont douces. D’ailleurs ce vuide une fois rempli ne laisseroit plus lieu à la diminution de la mer, qui continue cependant d’un jour à l’autre. Il est donc évident & incontestable, que cette diminution est réelle & effective ; autrement, au lieu de baisser, ses eaux augmenteroient de superficie. Car les rivières, les torrens & les pluies y entraînant sans cesse une partie des terreins qu’elles lavent, les vents y portant de la poussière & des sables, le volume de toutes ces matières qui se rendent dans ses abîmes devroit élever ses eaux d’autant ; au lieu qu’au contraire là superficie se rétrécit chaque jour, même visiblement. C’est ce qu’on reconnoît par les marques sensibles de sa diminution, qu’elle a imprimées aux rochers escarpés qu’elle bat encore.

Je sçai, continua notre Philosophe, que vous tenez pour indubitable que ce qu’on appelle Elémens ne se transmue point. Je ne m’arrête point aux preuves qu’on a du contraire, même parmi vous, ni à l’expérience que l’on m’a dit s’être faite à Paris, du changement en terre d’une eau renfermée pendant trente à quarante ans dans une bouteille de verre épais bouchée hermétiquement. Mais aussi n’ai-je garde de prétendre que l’eau de la mer se soit changée en terre, puisque ce n’est que par sa diminution que nos montagnes se sont montrées, & que ce qui paroît du globe s’est découvert. Il n’y auroit ni montagnes ni vallées, il n’y auroit plus même de mer ni d’eau, si cette transformation s’étoit faite. Je ne prétends point non plus qu’il se perde rien de la matière ; & en cela je suis d’accord avec vous & avec Lucrèce[2]. Les eaux de la mer subsistent, comme je l’exposerai dans la suite, malgré la diminution qu’elles ont soufferte & qu’elles souffrent encore chaque jour.

Que la cause de leur diminution n’est point une effervescence.

Je ne crois pas même que cette diminution procede de l’affoiblissement d’une effervescence plus grande autrefois dans ses eaux qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il ne seroit pas impossible que cela arrivât en conséquence d’une diminution survenue à la force du feu du soleil, ou de celui des volcans enfermés dans les entrailles de la terre qui autrefois auroient enflé ses eaux au point qu’elles auroient pû couvrir nos plus hautes montagnes. C’est ainsi que l’eau d’un vase échauffé s’augmente ou diminue à proportion du dégré de chaleur qui l’agite. Mais je suis persuadé que la diminution de la mer procede des eaux qui lui sont enlevées. Je vous en expliquerai les causes dans un autre Entretien ; permettez-moi cependant de me renfermer dans celui-ci aux seules preuves de cette diminution.

Défectuosité de nos Histoires.

Les histoires qui nous restent ont si peu d’antiquité, elles sont si confuses & si incertaines à mesure qu’elles s’éloignent de nous, qu’il n’est pas étonnant que nous ignorions ce qui nous a précédé de quelques milliers d’années. Si la mémoire en subsistoit encore, nous aurions dans cette tradition ou dans nos livres des preuves non suspectes du décroissement des eaux de la mer. Il n’y a pas lieu de douter qu’il n’y ait eu des villes maritimes depuis des tems infinis, si l’on peut user de ces termes, & que la navigation ne soit en usage depuis un très-grand nombre de siècles. Le vaisseau trouvé en Suisse à cent brasses de profondeur dans un lieu où l’on tiroit de la mine, en est une preuve convaincante. Si l’on connoissoit au juste la position des villes qui furent bâties sur la mer, & celle des ports les plus anciens, il ne seroit pas nécessaire d’autres témoignages pour détruire la prévention de presque tous les hommes contre la diminution des eaux de la mer. Car il y avoit autrefois dans des lieux supérieurs à sa superficie présente de trois à quatre cens toises, peut-être de cinq cens & de mille, des habitations & des ports fréquentés comme les nôtres le sont aujourd’hui. Je ne prétends point qu’on en ait bâti sur nos plus hautes montagnes, persuadé que ce globe n’a été habitable ni habité que plusieurs milliers de siècles après la découverte de ses premiers terreins ; que la navigation même, & l’usage de se prévaloir de la mer pour passer d’une Isle à une autre, n’a eu lieu que long-tems depuis qu’il y a eu des hommes ; & qu’après un principe qui ne commença que par une planche, le progrès de la navigation a été si lent, que de-là jusqu’au tems de la construction du vaisseau qui fut trouvé en Suisse, on pourrait compter peut-être des années presque sans nombre, & la moitié de l’âge de la terre. Cependant ce qui dans vos Histoires va au-delà de trois à quatre mille ans, est non-seulement obscur ; il est même totalement dénué de faits. Je n’en veux point d’autres preuves que votre propre Bible, que l’histoire des Dynasties d’Égypte, que celle des Chinois mêmes, quoi qu’elle remonte jusqu’à des siècles fort supérieurs à ceux que vous admettez.

Avez-vous quelquefois jetté les yeux sur la Bibliotheque de votre d’Herbelot ? C’est une compilation de tout ce qui se lit dans celle du fils de Callekanne ; & dans divers autres Auteurs Arabes. De combien de monarchies, de guerres, de destructions de villes & de peuples, enfin de combien de vicissitudes ne voyez-vous pas là les dernières traces, dont vous ne trouvez plus même le moindre vestige dans les Auteurs Européens ? Ces vastes Provinces de l’Asie & de l’Arabie qui ont été le théâtre de ces événemens, n’en conservent elles-mêmes que des histoires très-imparfaites & si sommaires, qu’elles laissent plus de faits dans l’obscurité qu’elles n’en rapportent. Ces Provinces sont réduites à un si petit nombre d’habitans, qu’elles sont presque désertes. Ces habitans-mêmes ignorent déjà jusqu’au nom des villes sur les grandes ruines desquelles leurs petites cabanes sont bâties. Y eut-il jamais deux villes plus grandes, plus peuplées & plus fameuses sur la terre, qu’Éphèse & Alexandrie ? Cependant n’y a pas aujourd’hui une seule cabane, un seul habitant dans l’endroit où fut autrefois Ephèse ; à peine sçait-on où son temple si célèbre dans l’Univers & si fréquenté étoit bâti. De la superbe & vaste Alexandrie, qui s’étendoit des Biquiers jusqu’à la Tour des Arabes par un espace de quarante milles d’Italie, il ne reste plus de même que quelques colonnes droites ou renversées, & quelques citernes qu’on rencontre encore au milieu des montagnes composées de ses propres ruines. L’Alexandrie d’aujourd’hui qui ne renferme que quelques réfugiés de Barbarie & de la Morée, n’est pas même située dans l’enceinte occupée par l’ancienne ; elle est bâtie sur des sables qui ont comblé une partie de son ancien port.

Il n’est donc pas étonnant que nous ayons perdu la mémoire de la position des anciennes Villes maritimes, & que nous en trouvions même aujourd’hui quelques-unes avec leur premier nom dans des lieux différens de ceux qu’elles occupoient autrefois. Elles ont eu le même sort qu’Alexandrie. Elles ont changé de place en conservant leur première dénomination, & ont suivi, pour ainsi dire, les eaux de la mer qui s’étoient éloignées de leur situation ancienne. Si l’on ignore jusqu’aux endroits où cent Villes fameuses étoient placées il n’y a pas plus de deux mille ans dans l’Asie & dans l’Afrique, est-il surprenant qu’on cherche envain la position des Villes maritimes qui existoient il y a quinze à vingt mille ans ? Ne doivent-elles pas avoir été sujettes à la désertion de leurs habitans & à la destruction, à mesure que par la retraite des eaux de la mer elles devenoient inutiles au commerce ?

Et croyez-vous, Monsieur, que dans un pareil nombre d’années on ait plus de certitude de la position des Villes maritimes qui subsistent aujourd’hui, qu’il n’y en a de celles de ces tems reculés ? Pensez-vous qu’on soit alors mieux instruit de l’état présent de nos côtes, de nos Continens, de nos Isles, de nos mouillages ; ou que par le changement qui sera survenu à la superficie de la mer, d’où s’ensuivra celui des terreins dont elle est bornée, on puisse juger plus sûrement de la diminution qui lui sera survenue ? Non, Monsieur ; le sort des Nations, des Villes, des Royaumes, de l’état de la terre & de la mer dont nos tems ont été précédés, sera celui de nos Villes, de nos Cartes Géographiques, de nos observations & de nos histoires. La célèbre Bibliothèque des Califes Fatimiens dont tant de milliers de volumes étoient écrits en lettres d’or, fut dissipée par l’ignorant Saladin qui n’en connut pas le prix inestimable. Une autre aussi fameuse avoit déjà été brûlée auparavant à Alexandrie sous le regne du dernier des Ptolomées. Celles des Mosquées du Caire, de Damas, de Babylone, grossies en partie de celle dès Fatimiens, & où entre plusieurs livres Arabes on trouvoit les plus beaux ouvrages des Auteurs Grecs & Romains traduits aux frais du Calife Aaron par des Sçavans de sa nation qu’il avoit envoyés pour cela à Constantinople, ont été dispersées & vendues. Celles des Empereurs Grecs n’ont pas été plus heureuses. Les vôtres auront un jour la même destinée, malgré l’impression favorable à leur durée, & la passion d’en rassembler de nombreuses, dont les Princes & les personnes opulentes de votre Europe sont aujourd’hui animées. Les descriptions qu’elles renferment de toutes les côtes que la navigation a fait connoître, des Isles qu’on a découvertes, des bas-fonds & des écueils qu’on a remarqués dans les mers, l’état circonstancié des principaux caps & ports du monde, celui de leur profondeur & de leur étendue, les plans qui en ont été dressés avec tant d’exactitude, & que la peinture ou la gravure pourroient mettre en état de faire foi dans quelques milliers d’années de la diminution de la mer & de l’accroissement des Isles & des Continens, tout cela ne passera point à une postérité fort reculée.

Non, ce n’est point faute d’Historiens que nous ignorons les actions des Héros qui ont précédé la guerre de Troye ; c’est que les livres composés avant l’Iliade & l’Odyssée ont péri, & avec eux la mémoire des faits qu’ils contenoient. Celle des Héros suivans n’aura pas un meilleur sort. Les noms des Alexandres, des Césars & des Pompées seront ensevelis dans l’oubli avec les Ouvrages qui en parlent encore au bout de deux mille ans. L’auguste nom de Louis qui n’a pas fait moins de bruit dans le monde, ceux des Condé, des Turenne, des Vendôme & des Villars, les principaux instrumens des victoires qu’il a remportées, périront de même avec son histoire. Ce sera fort tard, à la vérité ; mais ils périront enfin, & une génération éloignée de nous de quatre à cinq mille ans ne connoîtra plus ces grands Hommes, comme la nôtre ignore déjà ceux qui faisoient l’ornement de leur siècle il n’y a pas plus long-tems.

Ce n’est pas même toûjours la renommée présente & les actions les plus éclatantes, qui décident de la durée des noms & du souvenir de la postérité. Le hazard & certains faits précieux à tous les hommes, y ont souvent plus de part qu’autre chose. Le nom d’Améric-Vespuce vivra en apparence plus que celui de Charles-Quint, qui l’employa si utilement pour l’Espagne & pour votre Europe : je suis même persuadé que le nom de cet Empereur se garantira long-tems de l’oubli à la faveur de celui de ce Florentin ; mais ils périront l’un & l’autre. Les Égyptiens qui avoient trouvé dans leurs caractères hiéroglyphiques une écriture inaltérable, par le moyen de laquelle ils comptoient transmettre à la dernière postérité les observations qu’ils avoient faites sur l’état du ciel & de la terre, n’ont pû cependant les garantir des événemens du tems, ni en faire passer la connoissance jusqu’à nous. La signification de leurs hiéroglyphes s’est déja perdue ; & les Temples ainsi que les colonnes où ils les avoient gravés, sont renversés & détruits.

Pour prévenir donc au sujet de la diminution de la mer les effets de l’oubli & de l’obscurité inséparables de la longueur du tems, mon Aïeul ne trouva rien de plus convenable, que de se servir des moyens qui fournissent en peu d’années des preuves certaines de cette diminution. Il n’imaginoit rien de plus propre à ce dessein, que d’établir d’une manière notoire & par des monumens durables la hauteur actuelle des eaux de la mer, & l’époque de cette première observation. Il vit avec douleur que les marques qu’elle a imprimées en cent façons différentes & durant des siècles nombreux de leur élévation précédente, ne pouvoient plus donner aux hommes aucune connoissance de la mesure de cette diminution. Le peu de soin qu’ils ont eu jusqu’ici de fixer le tems auquel la mer a écrit chacun de ces témoignages en caractères aussi intelligibles qu’ineffaçables dans les livres naturels que nos montagnes offrent à nos yeux, les leur a rendus inutiles. Il jugea donc que sa hauteur actuelle & le tems de la reconnoissance qu’on en feroit étant une fois bien établis, ces faits auroient l’avantage de convaincre la postérité, non-seulement de la diminution des eaux de la mer qui n’est point douteuse, mais de lui apprendre avec précision le progrès de cette diminution ; ce qui est essentiel pour juger de l’âge passé & futur du globe.

Mon Aïeul pouvoit posséder six à sept mille onces d’argent de revenu : il en avoit peut-être encore trente mille autres de ses épargnes ; & il n’hésita pas de les employer à cette destination, sans égard à l’amour qu’il avoit pour mon pere, qui bien loin de lui en sçavoir mauvais gré, le porta lui-même à faire cette dépense. Les terres que mon Aïeul possédoit étoient situées en des lieux où le salaire & la nourriture des ouvriers coûtoient peu ; les carrières de pierre & de marbre lui appartenoient, & étoient à portée de sa maison. Toutes ces circonstances lui faciliterent les moyens d’exécuter son projet de la manière suivante.

Invention pour s’assûrer du progrès de la diminution de la Mer.

Il choisit dans ses carrières les quatre sortes de pierres & de marbres les plus durs, dont il fit faire quatre colonnes octogones. Il fit ensuite élever un mur solide de vingt pieds d’épaisseur & de trente de hauteur autour de la petite Isle ou plate-forme du rocher situé au-devant de sa maison, qui avoit donné lieu à ses premières observations ; & après avoir garni le côté de ce mur opposé à la mer de grosses pierres de roche entassées les unes sur les autres, dont les intervalles furent remplis de gros cailloux, afin de garantir d’autant mieux ce mur de l’impétuosité des vagues, il fit creuser dans son enceinte qui pouvoit avoir six cens pas de circuit, quatre puits de dix pieds de profondeur.

On perça ensuite au milieu de leur fond un petit canal horisontal qui communiquoit à la mer, afin d’en admettre les eaux dans les puits toutes les fois qu’il seroit nécessaire. On pava ces puits ; & on les revêtit de pierres les plus dures & les mieux cimentées. On posa solidement les colonnes au milieu ; & après que pendant le cours de dix-huit mois on y eut introduit les eaux de la mer à diverses fois en des tems d’un calme parfait, il fut aisé de reconnoître quel étoit l’état présent de la superficie de la mer, qui dans cet intervalle se trouva toujours à peu près au même point. Alors mon Aïeul fit graver de ce point en bas par lignes & par pouces, non-seulement les Colonnes, mais encore les côtés des puits, & fit écrire sur les uns & sur les autres en lettres profondes, l’année de cette observation relativement aux Ères de toutes les Nations Connues.

Non content de ces précautions, il fit encore élever un double dôme autour des quatre bassins. Le premier fut bâti de briques ; & le second qui renfermoit le premier étoit construit de pierres froides. L’un & l’autre avoit dix pieds d’épaisseur. On eut l’attention d’élever assez la fenêtre qui seule donnoit entrée dans le premier dôme, pour que les vagues de la mer ne pussent y arriver dans leur plus grande agitation, quand même le mur qui leur servoit de digue & dont l’Isle étoit environnée, viendrait à s’entrouvrir. Mon Aïeul fit même fortifier encore leur extérieur de grosses pierres, comme il en avoit déjà garni le mur dont les rivages de l’Isle étoient enceints, afin de les garantir d’autant mieux de l’atteinte des flots, si par quelque accident ils venoient à forcer cette première barrière. Enfin les dômes furent couverts de lames de plomb épaisses de plusieurs doigts. D’ailleurs les voûtes composées de pierres froides étoient faites de sorte, qu’elles pouvoient seules résister à la pluie & aux injures de l’air pendant un grand nombre de siècles, quand même les plombs auroient été enlevés ou consumés par la longueur des ans. Lorsque les mesurages de la mer se répetent, ce qui se fait deux fois l’année, dans le Printems & dans l’Automne, on débouche les canaux qui aboutissent du fond de ce puits à la mer, & qui sont revêtus d’un gros tuyau de plomb. On les rebouche ensuite après l’opération, & on vuide l’eau des bassins, pour ne rien laisser qui puisse faire impression sur les marbres qu’on nettoie exactement.

Mon Aïeul porta ses attentions plus loin. Il fit construire un autre puits dans un endroit de la Terre ferme peu éloigné de sa maison, & distant de la mer de trois-cens pas ; mais il le fit beaucoup plus grand & plus profond, & il y plaça quatre colonnes des quatre différentes pierres qu’on avoit choisies pour les autres. Elles furent graduées de même ; & on écrivit sur chacune l’observation de la hauteur actuelle de la mer, avec la datte de cette observation, dans les quatre Langues qu’on avoit employées pour les premiers. Les caractères dont on se servit pour cela furent formés de pierres de différentes couleurs insérées dans les autres, afin de rendre cette écriture ineffaçable. De la mer à ce puits on creusa ensuite à travers le terrein de roc qui les séparoit, un canal tortueux & profond. Il sert à y amener les eaux dans le tems des observations : excepté en cette occasion, il reste toûjours bouché à l’extrémité par où il aboutit à la mer.

Pour que les puits fussent entretenus & les observations suivies sans interruption, mon Aïeul fit encore bâtir autour de ce dernier bassin une maison solide & agréable, & y attacha des revenus en terres capables en tout tems de suffire à l’entretien de six Sçavans qu’il y établit pour y veiller. Après cette obligation il ne leur imposa point d’autre soin, que celui d’étudier toute leur vie ce qui se passeroit sur la terre par rapport au changement que la diminution de la mer y apporteroit, & d’augmenter ainsi les preuves de cette diminution que lui-même avoit recueillies en si grand nombre. Dans ce dessein deux d’entr’eux voyagent de tems en tems de compagnie dans les diverses contrées du globe, pour y faire une compilation des opinions ou traditions qui ont rapport à cette étude. Le recueil qu’ils en font doit être écrit sur du parchemin en quatre Langues, comme les inscriptions du puits, & déposé de vingt-cinq en vingt-cinq ans en six endroits de l’Empire, ainsi que mon Aïeul y avoit remis les cartes des côtes voisines de sa maison, qu’il avoit dressées avec le plus grand soin & la plus grande exactitude.

Je ne prétends pas au reste que mon Aïeul ait imaginé la manière la plus juste & lattes certaine de reconnoître au vrai la diminution de la mer & ses progrès, ni que les puits qu’il a construits ne puissent trouver une position plus favorable que les lieux ou il les a placés. Aussi a-t-il été obligé de se conformer aux terreins dont sa maison est environnée, & à la situation des biens qu’il pouvoit destiner à leur entretien. Je suis même persuadé que Isles sont plus propres que les Continens à établir de ces sortes de mesurages, sur-tout les plus petites, celles qui sont les plus éloignées de la Terre-ferme, & contre les rivages desquelles les courans & les flots ne peuvent s’arrêter & s’élever, ainsi qu’ils font contre les terreins étendus, sur-tout dans les golphes, lorsqu’ils y sont poussés par les vents opposés à leur entrée.

Je ne connois point d’endroit plus propre à cet usage, que cet étang, dont je vous parlois hier, situé sur la côte de Provence, & qui joint l’Isle de Gien au Continent d’Hières. On pourroit en effet élever une colonne graduée au milieu d’un bassin de pierre dure posé au niveau du fond actuel de l’étang, & divisé en dedans par pouces & par lignes. En faisant la première opération dans un tems calme, on auroit la mesure précise de la hauteur actuelle des flots ; & les ramenant ensuite dans ce bassin, il seroit ailé de reconnoître, & combien le fond de l’étang se trouveroit augmenté du limon que les eaux de la mer y auroient apporté, & combien la mer elle-même auroit diminué depuis la première observation.

L’Isle de Malthe m’a encore paru plus propre à ce mesurage qu’aucune autre de la Méditerranée. Outre l’avantage de sa situation assez éloignée de l’Afrique & de la Sicile, il y a lieu de croire que le Gouvernement présent & cette espèce de République dureront aussi long-tems, que les bords du bassin où elle est renfermée seront partagés comme aujourd’hui entre les Princes de la religion Chrétienne & ceux de la Mahométane. Cette Isle a même autour d’elle deux gros rochers à son Levant & à son Midi, & un troisième à son Couchant, entr’elle & l’Isle de Gose, qui seront par eux-mêmes un témoignage tardif, mais invincible, de la diminution des eaux de la mer. Il suffira d’y ajoûter pour toute précaution une Carte exacte de ses bords & de ses environs, où les écueils & les fonds soient marqués avec la plus grande précision. La Ville de Malthe elle-même, ses fortifications, ses batteries à fleur d’eau dont la disposition établit avec justesse l’état présent de la mer & sa hauteur, pourront sans autre secours apprendre à la postérité la diminution des flots, si les plans en sont gardés exactement, & si en changeant une fortification ou une batterie, on a soin de marquer sur de nouveaux plans les changemens qu’on aura faits, & les raisons qu’on aura eues de les faire. Cependant les puits creusés sur les rochers & les petites Isles situées à sa hauteur, ou sur celle de Malthe même, avanceroient de beaucoup les témoignages de cette diminution, sans que cette opération demandât beaucoup de dépense.

Quelle espérance un Grand-Maître ordinairement amateur de sa réputation & de sa mémoire n’auroit-il pas d’immortaliser son nom, si cette entreprise réussissoit ? Je parle de cette immortalité dont nous pouvons nous flatter ici bas, & d’un espace qui, quoique court, paroît à la foiblesse de nos yeux un éloignement sans bornes & une espèce d’éternité. Si les noms d’Europe & d’Afrique durent encore, si celui d’Amérique doit vivre un grand nombre de siècles, comme on ne peut en douter, pourquoi le nom de celui qui apprendroit aux hommes inappliqués & prévenus de l’opinion contraire, que ce globe qu’ils habitent a été formé dans le sein de la mer, & s’est montré ensuite par la diminution de ses eaux ; combien il y a que la terre a élevé sa tête au-dessus des flots, combien même il y a qu’elle est habitée ; pourquoi, dis-je, ne seroit-il pas transmis à la postérité la plus reculée ?

Aussi, à l’exemple de mon Aïeul, plusieurs Gouverneurs de Villes maritimes & grand nombre de particuliers qui ont des habitations sur le bord de la mer, y ont établi de pareils mesurages. Les uns ont posé dans la mer même sur des rochers inférieurs à la superficie des colonnes, au haut desquelles ils ont marqué avec précision le point de la hauteur actuelle de ses eaux. D’autres ont fait raser des rochers supérieurs à sa superficie, & les tables de marbre qui font foi de l’année où cet ouvrage a été exécuté. Quelques-uns ont marqué sur des rochers escarpés qu’elle battoit encore la hauteur présente de ses eaux, & ont écrit au-dessus cette observation & sa datte, après avoir pris en divers tems l’élévation de ses flots. D’autres ont creusé des puits dans des rochers à couvert de l’agitation de la mer, & dans certains terreins à peu près semblables à ceux que mon Aïeul avoit choisis. Il s’en est fait de cent façons différentes. Il y a lieu d’espérer que quelques-uns de ces témoignages subsisteront assez long-tems, pour triompher de l’incrédulité des hommes sur la diminution de la mer, & pour nous apprendre la mesure précise de cette diminution.

Exemples anciens de ces mesurages.

J’en ai trouvé même des notions dans quelques monumens de l’Antiquité, dont vous ne serez pas fâché que je vous entretienne. J’ai vû au Cap Carthage, dans les ruines d’une forteresse qui pourroit bien être celle de Botzra bâtie par les Carthaginois, & que les Romains détruisirent, j’y ai vû, dis-je, trois ouvertures dans la partie du mur qui répondoit à la mer, & qui subsiste encore à la hauteur de douze à quinze pieds, & de l’étendue de plusieurs toises, quoique fort consumé & diminué dans son épaisseur. Ces ouvertures d’environ quatre pieds de largeur, & dont on ne peut mesurer la profondeur, parce que le bas en est comblé, mais dont la hauteur est encore de cinq à six pieds, avoient été pratiquées pour introduire la mer dans l’intérieur de cette forteresse.

Une preuve sans réplique qu’elles étoient destinées à cet usage, est que leurs voûtes encore revêtues de pierres de taille ainsi que leurs côtés, quoique le mur ne soit bâti que de petits cailloux unis par un ciment aussi dur que le fer, sont plus exhaussées du côté de la mer qu’à l’endroit où elles se terminent au dedans de la forteresse dans un mur de l’épaisseur de dix à douze pieds. Or si ces ouvertures n’avoient pas été faites pour introduire du dehors au dedans les eaux de la mer, elles seroient au moins égales. Que si elles avoient été pratiquées pour faciliter l’écoulement des eaux du dedans au dehors, on les eût construites tout différemment, c’est-à-dire, plus élevées du côté de l’intérieur de la forteresse, & plus basses à son extérieur. On doit croire de la forme de ces voûtes, qu’au tems où cette forteresse fut bâtie la mer étoit plus exhaussée que la plus haute de ces ouvertures. Cependant sa superficie y est aujourd’hui inférieure de plus de six pieds ; elle ne peut même arriver au pied de ces ouvertures dont elle n’est éloignée que de deux ou trois toises, si ce n’est dans une grande tempête d’un vent d’Est ou Nord-Est. D’où je conclus que la mer avoit au moins cinq à six pieds d’élévation de plus qu’elle n’a aujourd’hui, lorsque cette forteresse fut construite, c’est-à-dire, comme on doit le croire, il y a plus de deux mille ans. Autant que j’en pus juger, ces ouvertures étoient destinées à introduire l’eau de la mer dans un bassin, que cette forteresse contenoit dans son milieu. On pouvoit y tenir quelques Galiotes à la faveur d’une entrée qui devoit être placée à côté, & qui est comblée par les ruines de la forteresse même. Ce bassin servoit aussi peut-être à construire des vaisseaux, après quoi on y introduisoit l’eau par ces ouvertures, pour les en tirer par une autre plus large.

J’ai trouvé encore à Alexandrie, à cette pointe de la Terre-ferme qui mene au rocher sur lequel est bâti le Pharillon, divers petits canaux taillés dans le roc, aboutissant à la mer, & communiquant à des ruines de bâtimens qu’on remarque sur cette pointe. Ces canaux étoient certainement destinés, ou à introduire l’eau de la mer dans ces édifices, ou à en conduire de ces édifices à la mer. Il y a cependant beaucoup d’apparence, qu’ils avoient été pratiqués plutôt pour admettre l’eau de la mer dans des bains dont la forme se distingue encore, que pour servir de décharge à d’autres employés à l’usage de ces bains. J’en juge ainsi, parce qu’ils penchoient plutôt de la mer vers la terre que de la terre vers la mer, ou que au moins ils n’avoient aucune inclination vers ce dernier côté. Le plus bas de ces canaux qui étoit encore assez entier, & qui pouvoit avoir deux pieds de hauteur sur quinze à seize pouces de large, étoit encore le jour de mon observation couvert d’eau de la mer de trois à quatre doigts de hauteur ; mais le vent qui agitoit alors les flots, les enflait au moins de toute la hauteur de l’eau que ce canal contenoit. Les canaux supérieurs étoient absolument secs.

J’en vis d’autres à S. Jean d’Acre, nommé anciennement Ptolémaïde. Ils étoient creusés dans ce rocher uni & assez vaste qui est au-devant de cette forteresse, & qui revêtu autrefois de pierres de taille, servoit de plate-forme & de môle à son port. Ces canaux étoient nombreux, de la hauteur & de la largeur à peu près de ceux d’Alexandrie. Ils se trouvoient comme ceux-ci, les uns à sec, les autres encore remplis d’eau de la mer à la hauteur de deux à trois doigts. Ils étoient non-seulement horisontaux & sans pente vers la mer ; il y en avoit même un ou deux dont l’extrémité qui aboutissoit vers elle n’étoit point ouverte, mais au contraire fermée par la pierre du rocher même. Or de-là il est clair, qu’ils étoient destinés à en recevoir l’eau & à l’introduire dans la Ville ; même que la mer étoit supérieure à l’embouchure de ces canaux. En effet sans cela elle n’auroit pû entrer dans ceux qui étoient fermés de son côté, où par conséquent ses eaux devoient être admises par une ouverture supérieure. Le vent agitoit aussi la mer lorsque je visitai ces canaux, & tenoit ses eaux enflées au moins d’un demi-pied.

Estimation de cette diminution.

J’avoue que sur l’observation de ces lieux il n’est pas possible d’asseoir un jugement précis de la mesure actuelle de la diminution de la mer. En effet on ne sçait pas au juste, ni dans quel tems ces canaux ont été construits ou creusés à Alexandrie & à Ptolémaïde, ces Villes ayant passé successivement sous la domination de diverses nations ; ni dans quelle année a été bâtie la forteresse de Carthage où se trouvent les ouvertures dont j’ai parlé. On ignore d’ailleurs quelle étoit la hauteur actuelle de la mer, lorsqu’on travailla à cette forteresse & à ces canaux. Cependant eu égard à la diminution qu’on remarque aux puits pratiqués par mon Aieul il y a soixante & quinze ans, qui est aujourd’hui environ de deux pouces, on peut estimer celle qui se fait à présent dans l’espace d’un siècle environ à trois pouces, & pour un millier d’années à trois pieds. Or sur cette estimation, la mer ayant diminué de six pieds pendant deux mille ans qu’on peut compter depuis la construction de la forteresse de Botzra dont on voit les ruines au cap Carthage, elle devoit être supérieure aux ouvertures qu’on y remarque. C’est ainsi qu’elle l’étoit il n’y a pas huit cens ans aux canaux que j’ai trouvés à la pointe du terrein joint au Pharillon d’Alexandrie, & sur la plate-forme située au-devant de la Ville de Saint Jean d’Acre.

Cependant par d’autres reconnoissances la diminution de la mer paroît se précipiter d’avantage. Car pour ne vous citer que des faits qui soient à portée de vous, comme j’ai commencé de le faire, il y a entre Gênes & le Golfe de la Specia un rocher appellé Grimaldi, du nom d’un noble Génois qui perdit un vaisseau contre cet écueil il n’y a que quatre-vingt-dix ans. Suivant la tradition, ce rocher ne veilloit point encore alors, quoi qu’aujourd’hui dans un tems de calme il soit découvert de près de deux pieds. On m’a fait voir aussi sur les côtes du Languedoc, entre Agde & Narbonne, un autre rocher déjà assez élevé au-dessus de la mer, qu’on dit ne montrer sa tête que depuis soixante & dix ans. Mais dans le mouvement qui agite toujours les eaux de la mer, même dans un tems de calme, il est difficile de marquer un point fixe à sa superficie, qu’un vent précédent pourra avoir enflée ; outre que plusieurs rochers croissent à la mer par les sables & les coquillages qu’elle y attache en certains lieux, tandis qu’elle les mine en d’autres. Sur quoi vous devez observer, que ces rochers remplis au dedans de coquillages de mer, & couverts au dehors d’un sable qui s’est pétrifié, sont du nombre de ceux qui se sont formés les derniers dans le sein des flots, en un tems où ils étoient prêts à les abandonner. Car comme je l’ai remarqué ailleurs, tandis que la mer fut fort élevée au dessus des rochers qu’elle fabriquoit dans son sein, il ne s’y attacha aucun coquillage ; ce ne fut que lorsqu’ils commencerent à approcher de l’air, que ces corps marins entrerent dans leur composition, parce qu’ils commencerent alors à y trouver de quoi se nourrir.

Difficulté de la fixer.

Or de l’estimation que je viens de faire de la diminution des eaux de la mer, c’est-à-dire, d’environ un pied dans l’espace de trois siècles, & de trois pieds quatre pouces en mille ans, vous comprenez, Monsieur, combien il est difficile à un homme dans le cours d’une vie ordinaire de cinquante à soixante ans : (car il faut en avoir une vingtaine avant que la raison soit formée) combien, dis-je, il est difficile dans un tems si court de démêler cette diminution insensible à travers le flux & le reflux journalier de la mer, & l’agitation perpétuelle de ses flots causée par les vents & par les courans, qui tantôt les enflent d’un côté, tandis qu’ils les diminuent de l’autre. Ajoutez à ces difficultés, que ceux dont nous avons été précédés sont morts dans l’ignorance de cette diminution, faute d’avoir étudié à fond la composition du globe, & d’avoir comparé ce qui se passe chaque jour sur les bords de la mer & dans son sein avec ce que nous voyons depuis ses rivages jusqu’aux sommets de nos plus hautes montagnes. Joignez à ces obstacles, que notre raison est encore réduite par la position de certaines Villes d’un nom très-ancien, qu’on sçait avoir été situées sur les bords de la mer dans des siècles fort reculés, & qu’on retrouve encore de même sur son rivage. On n’a garde de faire attention que c’est bien le nom ancien de ces Villes, mais non leur ancienne situation. Car les habitans des places maritimes étendent d’abord leurs habitations sur les terreins que la mer découvre, comme en étant plus voisins & plus favorables pour leur commerce ; en sorte que ces Villes changent de position en suivant la mer, sans qu’il arrive de changement à leur dénomination, & sans, pour ainsi dire, qu’on s’en apperçoive.

Il n’est donc pas étonnant que la diminution des eaux de la mer & la véritable origine de notre globe ayent été ignorées jusqu’à ce jour de presque tout le genre humain, malgré tout ce qui lui en parle dans la nature. Cependant de tems en tems, & en tout pays il y a eu des hommes, dont l’esprit & l’application aux choses naturelles ont triomphé en cette matière des préjugés de la naissance & de l’éducation. L’opinion d’une supériorité précédente des eaux de la mer aux terreins aujourd’hui visibles, & de leur long séjour sur ces terreins, a été celle de plusieurs Philosophes des siècles passés, même de quelques modernes. Bernard Palissi, simple potier de terre qui vivoit sous Henri III. étoit parvenu à cette connoissance en fouillant dans les montagnes, pour y chercher dans les minéraux des secours à son art encore fort imparfait alors. Il osa soutenir la vérité de son systême dans des conférences publiques qu’il tint à Paris, où les plus doctes personnages de son tems se firent un honneur d’aller l’entendre, ne dédaignant point de payer le tribut que la nécessité où il étoit, l’avoit obligé d’imposer à ceux qui vouloient assister à ses leçons. Il avoit fait afficher qu’il rendroit l’argent à ceux qui lui prouveroient la fausseté de quelques-unes des opinions qu’il enseignoit ; mais il ne le trouva personne qui osât démentir les témoignages sensibles qu’il avoit rassemblés de son sentiment en diverses pétrifications qu’il avoit dans son cabinet, & qu’il avoit tirées des carrières, & des montagnes de France, surtout des Ardennes, & des bords de la Meuse, & de la Moselle. Ses œuvres ont été imprimées à Paris, & les faits que je vous cite y sont établis.

Telliamed alloit continuer, lorsqu’un événement imprévu, & assez nouveau pour le pays où nous étions, nous fit penser à toute autre chose. Ce fut une pluie telle que depuis seize ans peut-être, il n’en étoit pas tombé au Caire, où il ne pleut quelquefois pas une seule fois en quatre ans. Quoique cette pluie ne fût pas des plus violentes, elle mouilloit assez pour nous obliger à quitter la Campagne & à faire retraite. Nous nous séparames, avec promesse de nous retrouver le lendemain au même endroit ; & tandis que notre Indien regagnoit la Ville à toute jambe, pour moi que la nature ne favorisa point du talent de bien courir, percé jusqu’à la peau, & cherchant un abri contre ce petit Déluge, en arrivant à la Ville, j’y trouvai les enfans courans par les rues, & célébrant ce phénomène si rare & si agréable pour le pays, en criant de joie que c’étoit un effet de la bénédiction du Prophète.

Je me sauve à la nage, & j’aborde où je puis.



  1. C’est au livre cinquième, où ce Poëte expliquant pourquoi la terre occupe le centre de l’univers, dit qu’à son origine les rayons du Soleil venant à frapper sa surface toute découverte, la forcèrent de se condenser vers son centre ; qu’alors les campagnes s’humilierent, & que les montagnes éleverent leur cime par le secours des rochers, dont la masse ni les parties ne purent également s’abaisser.

    Sidebant campi ; crescebant montibus altis
    Ascensus ; neque enim poterant subsidere saxa,
    Nec pariter tantùmdem omnes succumbere partes.

  2. C’est au livre second, où ce Poëte prétend prouver l’état immuable de la matière, qui n’est jamais, dit-il, ni plus compacte ni plus étendue, qui n’est point susceptible d’augmentation ou de diminution, en sorte que le mouvement des principes des choses s’entretient toujours dans son immutabilité.

    Nec stipata magis fuit unquàm materiaï
    Copia, nec porrò majoribus intervallis :
    Nam neque adaugescit quidquam, neque deperit inde.