Traduction par Wikisource.
Cosmopoli (Ip. 39-67).

CHAPITRE II

Toute la nuit, je fus excité et fébrile, je me retournais sur mon lit, incapable de trouver le repos, et quand enfin je m’endormis, ce fut pour être hanté par les rêves les plus lascifs et les plus érotiques.

Une fois, par exemple, il me sembla que Teleny n’était pas un homme, mais une femme ; de plus, c’était ma propre sœur.

— Mais vous n’avez jamais eu de sœur, n’est-ce pas ?

— Non, bien sûr que non. Un jour, je vous dirai pourquoi je suis fils unique. Dans cette hallucination, j’aimais ma sœur, comme Amon le fils de David, et j’étais si vexé que j’en tombais malade, car je pensais qu’il était non seulement difficile, mais odieux, de lui faire quelque chose. Je m’efforçais donc d’étouffer mon amour, mais une nuit, incapable de vaincre la passion folle qui me consumait, j’y cédais et me glissais furtivement dans sa chambre.

À la lumière rosée de sa lampe de chevet, je l’ai vue allongée, ou plutôt étendue sur son lit. Je frissonnai de désir à la vue de cette chair blanche et nacrée. J’aurais voulu être une bête de proie pour la dévorer.

Ses cheveux dorés, lâchés et ébouriffés, étaient éparpillés en mèches sur l’oreiller. Sa chemise de linon voilait à peine sa nudité, tout en rehaussant la beauté de ce qu’elle laissait à nu. Les rubans avec lesquels ce vêtement avait été attaché sur son épaule s’étaient défaits, exposant ainsi son sein droit à mes regards affamés et avides. Il se dressait ferme et pulpeux, car c’était une très jeune vierge, et sa forme délicate n’était pas plus grande qu’une grande coupe de champagne, et comme le dit Symonds :

“Ses seins brillaient comme les roses que les lys enveloppent.”

Lorsque son bras droit fut levé replié sous sa tête, j’ai pu voir une masse touffue de poils sombres et auburn sous son aisselle.

Elle était couchée dans la position séduisante de Danaé au moment où elle fut déflorée par Jupiter sous la forme d’une pluie d’or, c’est-à-dire que ses genoux étaient relevés et ses cuisses largement écartées. Bien qu’elle dormit profondément et que sa poitrine se soulevait à peine lorsqu’elle respirait, sa chair semblait se mouvoir comme sous l’emprise d’un désir amoureux et ses lèvres entrouvertes faisaient la moue pour être embrassées.

Je m’approchai doucement du lit sur la pointe des pieds, comme un chat qui s’apprête à bondir sur une souris, puis je me glissais lentement entre ses jambes. Mon cœur battait la chamade, j’étais impatient de contempler le spectacle que je désirais tant voir. Alors que je m’approchais à quatre pattes, la tête la première, une forte odeur d’héliotrope blanc me monta à la tête, m’enivrant.

Tremblant d’excitation, ouvrant grand les yeux et forçant ma vue, mon regard plongea entre ses cuisses. Au début, on ne voyait rien d’autre qu’une masse drue de poils auburn, frisés en petites bouclettes, qui poussaient là comme pour cacher l’entrée de ce puits de plaisir. Premièrement je soulevais légèrement sa chemise, puis j’écartais délicatement les poils et séparais les deux belles lèvres qui s’ouvrirent d’elles-mêmes au contact de mes doigts, comme pour m’offrir l’entrée.

Cela fait, j’ai posé mes yeux avides sur cette délicate chair rose qui ressemblait à la pulpe mûre et succulente d’un fruit savoureux et appétissant à regarder, et dans ces lèvres cerise se nichait un petit bourgeon, une fleur vivante de chair et de sang.

Je l’avais évidemment chatouillé du bout du doigt, car lorsque je le regardai, il frémit comme s’il était doué d’une vie propre, et il s’érigeait vers moi. J’avais envie de le goûter, de le caresser, et c’est ainsi qu’incapable de résister, je me suis penché et j’ai pressé ma langue sur lui, au-dessus, à l’intérieur, cherchant chaque coin et recoin autour de lui, m’insinuant dans chaque fente et recoin, tandis qu’elle, prenant manifestement plaisir à ce petit jeu, m’aidait dans mon travail, secouant ses fesses avec un plaisir lascif de telle sorte qu’après quelques minutes, la petite fleur commença à étendre ses pétales et à répandre sa rosée divine, dont ma langue n’a pas laissé s’échapper une seule goutte.

Pendant ce temps, elle haletait, criait et semblait se pâmer de joie. Excité comme je l’étais, je lui laissai à peine le temps de revenir à elle ; mais, me levant au-dessus d’elle et prenant en main mon phallus — qui, comme vous le savez, est de bonne taille — j’introduisis le gland dans l’entrée.

La fente était minuscule, mais les lèvres étaient humides, et j’appuyais de toutes mes forces. Petit à petit, je sentis qu’il faisait éclater tous les tissus latéraux, arrachait et écrasait tous les obstacles qui se dressaient sur son chemin. Elle m’aida courageusement à poursuivre mon travail de destruction, ouvrant ses cuisses au maximum, se poussant contre moi et luttant pour faire entrer toute la colonne en elle, hurlant à la fois de plaisir et de douleur. Je plongeais et replongeais avec un ravissement avide, l’enfonçant davantage à chaque coup, jusqu’à ce que, ayant enfin franchi toutes les barrières, je la sente toucher les recoins les plus profonds de sa matrice, où l’extrémité de ma verge semblait être chatouillée et sucée par d’innombrables lèvres minuscules.

Quel plaisir irrésistible je ressentais. Je semblais flotter entre ciel et terre, je gémissais, je criais de plaisir.

Aussi serré qu’était mon dard, j’essayais de le retirer lentement, quand tout à coup, j’entendis un bruit dans la chambre. Je vis une lumière plus forte que celle de la lampe de chevet, puis une main se posa sur mon dos. J’entendis mon nom prononcé à haute voix.

Imaginez ma honte, ma confusion, mon horreur. C’était ma mère, et j’étais au-dessus de ma sœur.

« Camille, qu’y a-t-il, es-tu malade ? » dit-elle.

Je me suis réveillé, tremblant de peur et de consternation, me demandant où j’étais, si j’avais profané ma sœur, ou ce qui s’était arrivé ?

Hélas, ce n’était que trop vrai, les dernières gouttes de ce fluide destructeur suintaient encore de moi. Ma mère se tenait à mon chevet, en chair et en os. Ce n’était donc pas un rêve !

Mais où était ma sœur, ou la fille dont j’avais joui ? De plus, ce dard rigide que je tenais dans ma main, était-il le mien ou celui de Teleny ?

J’étais sûrement seul et dans mon lit. Alors que me voulait ma mère ? Et comment ce détestable caniche, debout sur ses pattes arrière et qui me lorgnait, était-il entré dans ma chambre ?

Je repris finalement mes esprits et je vis que le caniche n’était que ma chemise, que j’avais jetée sur une chaise avant d’aller me coucher. Maintenant que j’étais bien réveillé, ma mère me fit comprendre qu’en m’entendant gémir et crier, elle était entrée pour voir si j’étais souffrant. Bien entendu, je m’empressai de lui assurer que j’étais en parfaite santé et que je n’avais été la proie que d’un effroyable cauchemar. Elle posa alors sa main fraîche sur mon front brûlant. Le contact apaisant de sa douce main refroidit le feu qui brûlait dans mon cerveau et apaisa la fièvre qui faisait rage dans mon sang.

Lorsque je fus calmé, elle me fit boire une chope d’eau sucrée aromatisée à l’essence de fleurs d’oranger, puis me quitta. Je m’endormis à nouveau. Je me réveillais cependant plusieurs fois, et toujours pour voir le pianiste devant moi.

Le lendemain également, lorsque je revins à moi, son nom résonnait à mes oreilles, mes lèvres le marmonnaient, et mes premières pensées allaient vers lui. Je le vit, dans mon esprit, sur la scène, s’inclinant devant le public, ses regards brûlants rivés sur les miens.

Je restais quelque temps dans mon lit, contemplant en somnolent cette douce vision, si vague et indéfinie, essayant de me rappeler ses traits qui s’étaient confondus avec ceux de plusieurs statues d’Antinoüs que j’avais vues.

En analysant mes sentiments, je me rendit compte qu’une nouvelle sensation m’avait envahi, un vague sentiment de malaise et d’agitation. Il y avait un vide en moi, mais je n’arrivais pas à comprendre si ce vide était dans mon cœur ou dans ma tête. Je n’avais rien perdu et pourtant je me sentais seul, abandonné, presque endeuillé. J’essayai de comprendre cet état morbide, et tout ce que je trouvais, c’est que mes sentiments étaient semblables à ceux du mal du pays ou du besoin de voir sa mère, avec cette simple différence que l’exilé sait quels sont ses besoins, mais pas moi. C’était quelque chose d’indéfini comme le Sehnsucht dont les Allemands parlent tant et qu’ils ressentent si peu.

L’image de Teleny me hantait, le nom de René était toujours sur mes lèvres. Je le répétais sans cesse, des douzaines de fois. Quel doux nom ! À l’entendre, mon cœur battait plus vite. Mon sang semblait s’être réchauffé et épaissi. Je me levai lentement. Je traînai à m’habiller. Je me regardai dans le miroir, et j’y vis Teleny au lieu de moi, et derrière lui nos ombres mêlées, telles que je les avais vues sur le trottoir la veille au soir.

Bientôt le domestique frappa à la porte, ce qui me ramena à la conscience de moi-même. Je me vis dans la glace, et me trouvais hideux, et pour la première fois de ma vie, j’aurai voulu être beau… oui, d’une beauté envoûtante.

Le domestique qui avait frappé à la porte m’informa que ma mère était dans la salle du petit déjeuner et qu’elle avait envoyé voir si j’étais souffrant. Le nom de ma mère me rappela mon rêve et, pour la première fois, je préférais presque ne pas la rencontrer.

— Pourtant, vous étiez alors en bons termes avec votre mère, n’est-ce pas ?

— Certainement. Quels que soient ses défauts, personne n’aurait pu être plus affectueux ; et bien qu’on la dise un peu frivole et friande de plaisir, elle ne m’a jamais négligé.

— Lorsque je l’ai connue, elle m’a semblé être une personne talentueuse.

— Tout à fait ; dans d’autres circonstances, elle se serait même révélée une femme supérieure. Très ordonnée et pratique dans tous ses arrangements domestiques, elle trouvait toujours assez de temps pour tout. Si sa vie n’était pas conforme à ce que nous appelons généralement « les principes de la moralité », ou plutôt l’hypocrisie chrétienne, la faute en incombait à mon père, et non à elle, comme je vous le dirai peut-être une autre fois.

En entrant dans la salle du petit déjeuner, ma mère fut frappée par mon changement d’apparence et me demanda si je me sentais mal.

« Je dois avoir un peu de fièvre », ai-je répondu, « de plus, le temps est si étouffant et oppressant. »

« Oppressant ? » dit-elle en souriant.

« N’est-ce pas ? »

« Non, au contraire, c’est plutôt vivifiant. Vois, le baromètre a considérablement augmenté. »

« Eh bien, c’est votre concert qui m’a énervé. »

« Mon concert ! » dit ma mère en souriant et en me tendant du café.

Il était inutile pour moi d’essayer de le goûter, sa seule vue me rendait malade.

Ma mère me regarda d’un air plutôt inquiet.

« Ce n’est rien, mais depuis quelque temps, le café me rend malade. »

« Malade à cause du café ? Tu ne l’as jamais dit auparavant. »

« Ah bon ? » dis-je, distraitement.

« Veux-tu du chocolat ou du thé ? »

« Puis-je ne pas déjeuner pour une fois ? »

« Oui, si tu es malade, ou si tu n’as pas un grand péché à expier. »

Je l’ai regardée et j’ai frémi. Pouvait-elle lire mes pensées mieux que moi-même ?

« Un péché ? » dis-je d’un air étonné.

« Eh bien, tu sais que même les justes… »

« Et alors ? » dis-je en l’interrompant brusquement ; mais pour compenser ma façon de parler hautaine, j’ajoutai d’un ton plus doux :

« Je n’ai pas faim, mais pour vous faire plaisir, je prendrais une coupe de champagne et un biscuit. »

« Champagne, as-tu dit ? »

« Oui. »

« Si tôt le matin, et à jeun. »

« Eh bien, je ne prendrai rien du tout », répondis-je d’un ton maussade. « Je vois que vous avez peur que je devienne ivrogne. »

Ma mère ne répliqua rien, elle me regarda seulement avec nostalgie pendant quelques minutes, une expression de profonde tristesse se lisait sur son visage, puis, sans ajouter un mot, elle sonna la cloche et ordonna que l’on apporte du vin.

— Mais qu’est-ce qui l’a rendue si triste ?

— Plus tard, je compris qu’elle avait peur que je ne devienne comme mon père.

— Et votre père ?

— Je vous raconterai son histoire une autre fois.

Après avoir avalé une ou deux coupes de champagne, je me sentais revigoré par ce vin enivrant : notre conversation porta ensuite sur le concert, et bien que j’eusse envie de demander à ma mère si elle savait quelque chose sur Teleny, je n’osais pas prononcer le nom qui me venait sur le bout des lèvres, et je devais même me retenir de le répéter à haute voix de temps en temps.

À la fin, ma mère parla elle-même de lui, louant d’abord son jeu, puis sa beauté.

« Quoi, vous le trouvez beau ? » demandai-je brusquement.

« Je le pense », répondit-elle en arquant les sourcils d’un air étonné, « y a-t-il quelqu’un qui ne le pense pas ? Toutes les femmes le prennent pour un Adonis ; mais vous, les hommes, vous différez tellement de nous dans votre admiration pour votre propre sexe, que vous trouvez parfois insipides ceux que nous aimons. Quoi qu’il en soit, il est sûr de réussir en tant qu’artiste, car toutes les femmes tomberont amoureuses de lui. »

J’ai essayé de ne pas grimacer en entendant ces derniers mots, mais j’ai eu beau faire, il me fut impossible de rester impassible.

Ma mère, me voyant froncer les sourcils, ajouta en souriant :

« Quoi, Camille, vas-tu devenir aussi vaniteux qu’une beauté attestée, qui ne peut entendre parler de personne sans sentir que tout éloge fait à une autre femme est autant de moins pour elle ? »

« Toutes les femmes sont libres de tomber amoureuses de lui si elles le souhaitent », ai-je répondu avec hargne, « vous savez bien que je ne me suis jamais piqué ni de mon physique, ni vanté de mes conquêtes. »

« Non, c’est vrai, mais aujourd’hui encore tu es comme un empêcheur de tourner en rond[ws 1], car que t’importe que les femmes s’intéressent à lui ou non, surtout si cela l’aide dans sa carrière ? »

« Mais un artiste ne peut-il pas s’élever par son seul talent ? »

« Parfois », ajouta-t-elle avec un sourire incrédule, « mais rarement, et seulement avec cette persévérance surhumaine qui fait souvent défaut aux personnes douées, et Teleny… »

Ma mère ne termina pas sa phrase par des mots, mais l’expression de son visage, et surtout les coins de sa bouche, révélaient ses pensées.

« Et vous pensez que ce jeune homme est un être dégradé au point de se laisser entretenir par une femme, comme un…

« Eh bien, il n’est pas exactement entretenu, du moins, il ne le considérerait pas sous cet angle. Il pourrait d’ailleurs se laisser aider de mille façons autrement que par l’argent, mais son piano serait son gagne-pain[trad 1]. »

« Tout comme la scène l’est pour la plupart des danseuses de ballet ; alors je n’aimerais pas être un artiste. »

« Oh ! ce ne sont pas les seuls hommes qui doivent leur succès à une maîtresse ou à une épouse. Lis “Bel Ami”, et tu verras que beaucoup d’hommes à succès, et même plus d’un personnage célèbre, doivent leur grandeur à… »

« Une femme ? »

« Exactement ; c’est toujours : Cherchez la femme[trad 1]. »

« Alors ce monde est dégoûtant. »

« Étant obligés de vivre de cette façon, nous devons en tirer le meilleur parti possible et ne pas prendre les choses de façon aussi tragique que tu le fais. »

« En tout cas, il joue bien. En fait, je n’ai jamais entendu quelqu’un jouer comme il l’a fait hier soir. »

« Oui, je reconnais qu’hier soir, il joua brillamment, ou plutôt sensationnellement ; mais il faut aussi admettre que tu étais dans un état plutôt morbide de corps comme d’esprit, de sorte que la musique a dû avoir un effet inhabituel sur tes nerfs. »

« Oh ! vous pensez qu’un esprit malfaisant me troublait, et que ce joueur rusé, comme le dit la Bible, était seul capable de calmer mes nerfs. »

— Ma mère sourit.

« Aujourd’hui, nous sommes tous plus ou moins comme Saül, c’est-à-dire que nous sommes tous parfois troublés par un esprit malin. »

Sur ce, son front s’assombrit et elle s’interrompit, car manifestement le souvenir de mon défunt père lui était venu à l’esprit ; puis elle ajouta, d’un air songeur…

« Et Saül était vraiment à plaindre. »

Je ne lui ai pas répondu. Je me demandais seulement pourquoi David avait trouvé grâce aux yeux de Saül. Était-ce parce qu’il était « roux, avec un beau visage et une belle apparence ? » Est-ce aussi pour cette raison que, dès que Jonathan le vit, « l’âme de Jonathan fut attachée à l’âme de David, et Jonathan l’aima comme son âme[ws 2] » ?

L’âme de Teleny était-elle liée à la mienne ? Devais-je l’aimer et le haïr, comme Saül aimait et haïssait David ? Quoi qu’il en soit, je me méprisais et je méprisais ma folie. J’en voulais au musicien qui m’avait ensorcelé ; surtout, je détestais la gent féminine, la malédiction du monde.

Tout d’un coup, ma mère me tira de mes sombres pensées.

« Tu n’iras pas au bureau aujourd’hui, si tu ne te sens pas bien », dit-elle au bout d’un moment.

— Quoi ! vous étiez dans les affaires à l’époque, n’est-ce pas ?

— Oui, mon père m’avait laissé une entreprise très rentable et un excellent directeur digne de confiance qui, pendant des années, avait été l’âme de la maison. J’avais alors vingt-deux ans, et mon rôle dans l’entreprise consistait à empocher la part du lion des bénéfices. Pourtant, je dois dire que non seulement je n’ai jamais été paresseux, mais qu’en plus, j’étais plutôt sérieux pour un jeune homme de mon âge et, surtout, dans les circonstances où je me trouvais. Je n’avais qu’un seul passe-temps, des plus inoffensifs. J’aimais les vieilles faïences, les vieux éventails et les vieilles dentelles, dont j’ai maintenant une assez belle collection.

— La plus belle que j’aie jamais vu.

— Je suis allé au bureau comme d’habitude, mais j’ai eu beau faire, il me fut impossible de me concentrer sur un travail quelconque.

La vision de Teleny se mêlait à tout ce que je faisais, embrouillant tout. De plus, les paroles de ma mère étaient toujours présentes à mon esprit. Toutes les femmes étaient amoureuses de lui, et leur amour lui était nécessaire. Je m’efforçais donc de le chasser de mes pensées. “Quand on veut, on peut”, me disais-je, et je me débarrasserai bientôt de cette toquade stupide et larmoyante.

— Mais vous n’avez pas réussi, n’est-ce pas ?

— Non, plus j’essayais de ne pas penser à lui, plus j’y pensais. N’avez-vous d’ailleurs jamais entendu résonner à vos oreilles quelques bribes d’un air dont vous vous souvenez à moitié ? Allez où vous voulez, écoutez ce que vous voulez, cet air vous titille toujours. Vous ne pouvez pas plus vous en souvenir que vous ne pouvez vous en débarrasser. Si vous allez au lit, il vous empêche de vous endormir ; vous dormez et vous l’entendez dans vos rêves ; vous vous réveillez et c’est la toute première chose que vous entendez. Il en était ainsi de Teleny, il me hantait, sa voix si douce et si grave me répétait sans cesse ces accents inconnus : Oh, mon ami, mon cœur aspire à vous.

Et maintenant, sa belle image ne quittait pas mes yeux, le contact de sa douce main était toujours sur la mienne, je sentais même son souffle parfumé sur mes lèvres ; ainsi, dans ce désir ardent, de temps en temps j’étendais mes bras pour le saisir et le serrer contre mon sein, et l’hallucination était si forte en moi que bientôt j’eus l’impression de sentir son corps sur le mien.

Une forte érection s’est alors produite, qui a raidi chaque nerf et m’a presque rendu fou ; mais bien que j’aie souffert, la douleur que j’ai ressentie était douce.

— Excusez-moi de vous interrompre, mais n’aviez-vous jamais été amoureux avant de rencontrer Teleny ?

— Jamais.

— Étrange.

— Pourquoi ?

— À vingt-deux ans ?

— J’étais prédisposé à aimer les hommes et non les femmes et, sans le savoir, j’ai toujours lutté contre les penchants de ma nature. Il est vrai qu’à plusieurs reprises, j’ai cru tomber amoureux[ws 3], mais ce n’est qu’en rencontrant Teleny que j’ai compris ce qu’était le véritable amour. Comme tous les garçons, je m’étais cru obligé de me sentir fou amoureux, et j’avais fait de mon mieux pour me persuader que j’étais profondément épris. Ayant un jour croisé par hasard une jeune fille aux yeux rieurs, j’en avais conclu qu’elle était exactement ce que devait être une Dulcinée idéale ; je la suivais donc partout, chaque fois que je la rencontrais, et j’essayais même parfois de penser à elle à des moments bizarres, quand je n’avais rien à faire.

— Et comment s’est terminée la liaison ?

— D’une manière tout à fait ridicule. La chose s’est produite, je crois, un an ou deux avant que je ne quitte le Lycée[trad 1] ; oui, je m’en souviens, c’était pendant les vacances d’été, et c’était la toute première fois que je voyageais seule.

D’un tempérament plutôt timide, j’étais quelque peu inquiet et nerveux de devoir jouer des coudes pour me frayer un chemin dans la foule, de me presser et de me bousculer pour obtenir mon billet, de faire attention à ne pas monter dans un train allant dans la mauvaise direction.

« Le résultat de tout cela, c’est qu’avant d’en être bien conscient, je me suis retrouvé assis en face de la fille dont je me croyais amoureux, et qui plus est dans un wagon réservé au beau sexe.

Malheureusement, dans la même voiture, il y avait une créature qui ne pouvait certainement pas être classée dans cette catégorie, car, bien que je ne puisse pas jurer de son sexe, je peux jurer qu’elle n’était pas belle. En fait, pour autant que je me souvienne d’elle, c’était un véritable spécimen de vieille fille anglaise errante, vêtue d’un manteau imperméable ressemblant à un ulster[ws 4]. Une de ces créatures bigarrée que l’on rencontre continuellement sur le Continent et, je crois, partout ailleurs, sauf en Angleterre, car j’en suis arrivé à la conclusion que la Grande-Bretagne les fabrique surtout pour l’exportation. Quoi qu’il en soit, j’avais à peine pris place que…

« Monseer, dit-elle d’un air hargneux et aboyant, ce compartiment est réservé aux dames soules.[ws 5] »

Je suppose qu’elle voulait dire seules[trad 1], mais à ce moment-là, confus comme je l’étais, je l’ai prise au mot.

« Dames soules[trad 1] ! “drunken ladies !” ai-je dit, terrifié, en regardant autour de moi toutes les dames.

Mes voisins ont commencé à ricaner.

« Madame[trad 1] dit que cette voiture est réservée aux dames, ajouta la mère de mon amie, bien sûr un jeune homme n’est pas censé fumer ici, mais… »

« Oh ! si c’est la seule objection, je ne me permettrai certainement pas de fumer. »

« Non, non ! » dit la vieille servante manifestement très choquée, « vous exit, go out, ou moi crier ! ». « Contrôleur », cria-t-elle par la fenêtre, « faites sortir cette monseer ! »

Le contrôleur est apparu à la porte et me l’a non seulement ordonné, mais ignominieusement expulsé du wagon, comme si j’avais été un deuxième col. Baker.[ws 6]

J’avais tellement honte de moi, j’étais tellement mortifié, que mon estomac, qui a toujours été délicat, fut perturbé par le choc que j’avais reçu. Ainsi, à peine le train avait-il démarré que je commençai à être mal à l’aise, puis à ressentir une douleur grondante, et enfin un besoin pressant, à tel point que je pouvais à peine rester assis sur mon siège, me retenir autant que je le pouvais, et je n’osais pas bouger de peur des conséquences.

Au bout d’un certain temps, le train s’arrêta pour quelques minutes, aucun contrôleur n’est venu ouvrir la porte du wagon, j’ai réussi à me lever, aucun contrôleur n’était visible, il n’y avait aucun endroit où je pouvais me soulager. Je me demandais ce que je devais faire lorsque le train redémarra.

Le seul occupant du wagon était un vieux monsieur qui, après m’avoir dit de me mettre à l’aise, ou plutôt de me mettre à mon aise, s’endormit et ronfla comme un sonneur ; j’aurais tout aussi bien pu être seul.

Je formai plusieurs plans pour soulager mon estomac, qui devenait de plus en plus indiscipliné à chaque instant, mais seulement un ou deux semblaient possibles ; et pourtant je n’ai pas pu les mettre à exécution, car ma bien-aimée, qui se trouvait à quelques voitures de là, regardait de temps en temps par la fenêtre, et cela n’aurait jamais été possible si, au lieu de mon visage, elle avait vu d’un seul coup ma pleine lune. Pour la même raison, je ne pouvais pas utiliser mon chapeau comme ce que les Italiens appellent… une comodina[ws 7], d’autant plus que le vent soufflait fortement vers elle.

Le train s’est de nouveau arrêté, mais seulement pour trois minutes. Que faire en trois minutes, surtout avec un mal de ventre comme le mien ? Un autre arrêt, deux minutes. À force de me presser, j’ai senti que je pouvais attendre un peu plus longtemps. Le train avança, puis s’arrêta à nouveau. Six minutes. C’était l’occasion ou jamais. Je saute.

C’était une sorte de gare de campagne, apparemment un carrefour, et tout le monde descendait.

— Le contrôleur cria : « Les voyageurs pour *** en voiture. »

« Où sont les toilettes ? » lui ai-je demandé.

Il voulait me pousser dans le train. Je me suis dégagé et j’ai posé la même question à un autre fonctionnaire,

« Là », dit-il en montrant le water-closet, « mais faites vite. »

Je courus vers lui, je m’engouffrai sans regarder où j’allais. Je poussai violemment la porte.

J’ai d’abord entendu un gémissement d’aise et de confort, suivi d’un clapotis et d’une cascade, puis d’un cri, et j’ai vu ma demoiselle anglaise, non pas assise, mais perchée sur le siège du water-closet.

La locomotive siffla, la cloche sonna, le contrôleur souffla dans sa corne, le train partit.

J’ai couru aussi vite que j’ai pu, sans me soucier des conséquences, en tenant mon pantalon qui tombait dans mes mains, et j’étais suivi par la vieille fille anglaise qui hurlait de colère, un peu comme un petit poulet fuyant une vieille poule.

— Et…

— Tout le monde était aux fenêtres du wagon et riait de ma mésaventure.

Quelques jours plus tard, j’étais avec mes parents à la Pension Bellevue, aux bains de N***, quand, en descendant à la table d’hôte, je fus surpris de trouver la jeune femme en question assise avec sa mère, presque en face de la place habituellement occupée par mes parents. En la voyant, j’ai bien sûr rougi, je m’assis, et elle et la dame âgée échangèrent des regards et des sourires. Je me tortillai sur ma chaise d’une manière très inconfortable et j’ai laissé tomber la cuillère que j’avais à la main.

« Qu’est-ce que tu as, Camille ? » demanda ma mère, me voyant devenir rouge et pâle.

« Oh, rien ! Seulement, je… je… c’est-à-dire que mon… mon estomac est un peu déréglé », dis-je à voix basse, ne trouvant pas de meilleure excuse sur le coup de l’émotion.

« Encore ton estomac ? » dit ma mère d’un ton grave.

« Quoi, Camille ! tu as mal au ventre ? » dit mon père, avec sa désinvolture, et sa voix de stentor.

J’avais tellement honte de moi et j’étais tellement bouleversé que, affamé, mon estomac s’est mis à émettre les grondements les plus effrayants.

Tout le monde à table, je crois, gloussait, quand tout à coup j’ai entendu une voix bien connue, hargneuse, aboyante, stridente, dire…

« Gaason, demandez à ce monseer de ne pas parler de cochonneries à table[ws 8]. »

Je jetais un coup d’œil du côté d’où partait la voix et, bien sûr, l’horrible vieille fille anglaise voyageuse était là.

Je me sentis si honteux que j’aurais pu m’enfoncer sous la table, en voyant tout le monde me dévisager. Mais je dus le supporter, et enfin le long repas s’acheva. Je montais dans ma chambre et, ce jour-là, je ne revis plus mes connaissances.

Le lendemain, je rencontrai la jeune fille avec sa mère. Lorsqu’elle me vit, ses yeux rieurs brillèrent plus que jamais. Je n’osais pas la regarder et encore moins la suivre comme j’avais l’habitude de le faire.

Il y avait plusieurs autres filles à la pension[trad 1], et elle s’est rapidement liée d’amitié avec elles, car de fait, elle était la favorite. Moi, au contraire, je me tenais à l’écart de tout le monde, persuadé que ma mésaventure était non seulement connue, mais qu’elle était devenue un sujet de conversation général.

Un après-midi, quelques jours plus tard, j’étais dans le vaste jardin de la pension[trad 1], caché derrière quelques arbustes d’ilex, ruminant ma malchance, quand tout à coup j’aperçus Rita, elle s’appelait Marguerite, qui marchait dans une allée voisine, en compagnie de plusieurs autres filles.

Je l’avais à peine aperçue qu’elle disait à ses amis de continuer, tandis qu’elle commençait à être à la traîne.

Elle s’arrêta, tourna le dos à ses compagnes, releva sa robe bien au-dessus du genou et montra une très jolie jambe, quoique plutôt mince, gaînée dans un bas de soie noir très ajusté. Le lacet qui attachait le bas à ses sous-vêtements s’était détaché et elle commença à la nouer.

En me baissant, j’aurais pu tranquillement jeter un coup d’œil entre ses jambes et voir ce que la fente de son pantalon offrait à la vue ; mais il ne m’est jamais venu à l’esprit de le faire. Le fait est que je n’étais pas plus intéressé par elle que par aucune autre femme. J’avais seulement pensé que c’était le bon moment pour la voir seule et lui faire la révérence, sans que les autres filles ne se moquent de moi. Je sortis donc tranquillement de ma cachette et m’avançai vers la prochaine allée.

En tournant le coin, quel spectacle s’offrit à moi ! L’objet de mon admiration sentimentale était là, accroupie sur le sol, les jambes largement écartées, les jupes soigneusement retroussées.

— Vous avez donc enfin vu…

— Un faible aperçu de chair rosée, et un flot de liquide jaune se déversant, bouillonnant avec beaucoup d’écume, accompagné d’un bruit impétueux de cascade s’écoulait sur le gravier, tandis que, comme pour saluer mon apparition, un grondement semblable à celui d’une canonnade onctueuse provenait de derrière.

— Et qu’avez-vous fait ?

— Ne savez-vous pas que nous faisons toujours ce qu’il ne faut pas faire et que nous laissons en plan ce qu’il faut faire, comme le dit, je crois, le livre de prières ? Alors, au lieu de m’éclipser et de me cacher derrière un buisson pour essayer d’apercevoir l’embouchure d’où s’échappait le ruisseau, je restais bêtement immobile, sans rien dire, abasourdi. Ce n’est que lorsqu’elle leva les yeux que j’ai retrouvé l’usage de ma langue.

« Oh, mademoiselle ! pardon ![trad 1] » dis-je ; « mais vraiment je ne savais pas que vous étiez ici, c’est-à-dire que… »

« Sot — stupide — imbécile — bête — animal ![trad 1] » dit-elle, avec une volubilité toute française, se levant et devenant aussi rouge qu’une pivoine. Puis elle me tourna le dos, mais seulement pour faire face à la vieille fille errante, qui apparut à l’autre bout de l’avenue, et qui la salua d’un “Oh !” prolongé qui ressemblait à un coup de trompette de brume.

— Et…

— Et le seul amour que j’ai jamais eu pour une femme a ainsi pris fin.

  1. a, b, c, d, e, f, g, h, i et j Note de Wikisource. En français dans le texte.
  1. Note de Wikisource. Traduction de l’expression "dog in the manger", cf. wordreference.com.
  2. Note de Wikisource. Cf. Bible éd. Second, 1910, 1er livre de Samuel, ch. 18, verset 1.
  3. Note de Wikisource : (d’une femme).
  4. Note de Wikisource : pardessus épais à double boutonnage avec une ceinture ou une demi-ceinture à l’arrière, appelé ainsi car il était fabriqué en Ulster. Cf. dictionnaire en ligne Collins.
  5. Note de Wikisource : L’action du récit se déroule en France.
  6. Note de Wikisource : le cas du colonel Baker a fait grand bruit à l’époque. Assis dans un compartiment où la seule autre passagère est une jeune femme, ce “parfait gentleman” est accusé par celle-ci d’avoir tenté de la violer. Il fut condamné malgré ses dénégations et l’absence de preuves. Note du traducteur de l’édition française de 1934 (Ganymede Club à Paris).
  7. Note de Wikisource. En italien dans le texte.
  8. Note de Wikisource. Les mots en italiques sont français dans le texte, la phrase originale est : « Gaason, demandez that monseer not to parler cochonneries at table. »