Traduction par Wikisource.
Cosmopoli (Ip. 7-37).

CHAPITRE I

Racontez-moi votre histoire depuis le début, Des Grieux, dit-il en m’interrompant, et comment avez-vous fait sa connaissance.

— C’était lors d’un grand concert de charité où il jouait, car, bien que les spectacles amateurs soient l’un des nombreux fléaux de la civilisation moderne, ma mère étant l’une des dames patronnesses, j’ai estimé qu’il était de mon devoir d’être présent.

— Mais ce n’était pas un amateur, n’est-ce pas ?

— Oh, non ! Pourtant, à l’époque, il commençait à peine à se faire un nom.

— Eh bien, continuez.

— Il était déjà assis au piano quand je suis arrivé à ma stalle d’orchestre[trad 1]. La première chose qu’il a joué fut une de mes gavottes[trad 1] favorites, une de ces mélodies légères, gracieuses et faciles qui semblent sentir la lavande ambrée[trad 1] et qui, d’une manière ou d’une autre, vous font penser à Lully et à Watteau, à des dames poudrées, vêtues de robes de satin jaune, jouant avec leurs éventails.

— Et ensuite ?

— Comme il arrivait à la fin de son morceau, il jeta plusieurs regards en coin vers celle que je pensais être la dame patronnesse. Au moment où il allait se lever, ma mère, qui était assise derrière moi, me tapa sur l’épaule avec son éventail, pour me faire une de ces nombreuses remarques hors de propos dont les femmes vous accablent toujours, si bien que, lorsque je me suis retourné pour applaudir, il avait disparu.

— Et que se passa-t-il ensuite ?

— Voyons voir. Je crois qu’il y a eu du chant.

— Mais il n’a plus joué ?

— Oh, si ! Il est revenu vers le milieu du concert. En s’inclinant, avant de prendre place au piano, ses yeux semblaient chercher quelqu’un dans la fosse. C’est alors, à ce que je croyais, que nos regards se sont croisés pour la première fois.

— Quel genre d’homme était-il ?

— C’était un jeune homme de vingt-quatre ans, plutôt grand et mince. Ses cheveux, courts et bouclés, selon la mode que l’acteur Bressan avait lancée, ils étaient d’une nuance cendrée particulière ; mais cela, comme je l’ai su par la suite, était dû au fait qu’ils étaient toujours imperceptiblement poudrés. Quoi qu’il en soit, la clarté de ses cheveux contrastait avec ses sourcils foncés et sa courte moustache. Son teint était de cette pâleur chaude et saine que les artistes ont, il me semble, souvent dans leur jeunesse. Ses yeux, que l’on prend généralement pour des yeux noirs, étaient d’un bleu profond ; et bien qu’ils aient toujours paru si calmes et sereins, un observateur attentif y aurait vu de temps à autre un regard inquiet et mélancolique, comme s’il contemplait une vision effrayante, sombre et lointaine. L’expression de la plus profonde tristesse succédait invariablement à ce douloureux mirage.

— Et quelle était la raison de sa tristesse ?

— Au début, chaque fois que je lui posais la question, il haussait toujours les épaules et répondait en riant, « vous ne voyez jamais de fantômes ? » Quand j’ai commencé à être plus intime avec lui, sa réponse invariable était : « Mon destin, cet horrible, horrible destin qui est le mien ». Mais alors, souriant et arquant les sourcils, il fredonnait toujours : « Non ci pensiam[ws 1] ».

— Il n’était pas d’un tempérament morose ou sombre, n’est-ce pas ?

— Non, pas du tout ; il était seulement très superstitieux.

— Comme tous les artistes, je crois.

— Ou plutôt, toutes les personnes comme, eh bien, comme nous ; car rien ne rend les gens aussi superstitieux que le vice…

— Ou l’ignorance.

— Oh ! c’est un tout autre genre de superstition.

— Y avait-il une qualité dynamique particulière dans ses yeux ?

— Pour moi, bien sûr, c’était le cas ; pourtant, il n’avait pas ce que vous appelleriez des yeux hypnotiques ; ses regards étaient bien plus rêveurs que perçants ou fixes ; et pourtant, ils avaient un tel pouvoir de pénétration que, dès la première fois que je l’ai vu, j’ai senti qu’il pouvait plonger au plus profond de mon cœur ; et bien que son expression était tout sauf sensuelle, chaque fois qu’il me regardait, je sentais s’embraser tout le sang dans mes veines.

— On m’a souvent dit qu’il était très beau, est-ce vrai ?

— Oui, il était remarquablement beau, et encore plus singulier qu’extraordinairement beau. Sa tenue vestimentaire, bien que toujours irréprochable, était un peu excentrique. Ce soir-là, par exemple, il portait à sa boutonnière un bouquet d’héliotrope blanc, alors que les camélias et les gardénias étaient à la mode. Son attitude était très courtoise, mais sur scène, ainsi qu’avec les étrangers, légèrement hautaine.

— Eh bien, après que vos regards se soient croisés ?

— Il s’assit et commença à jouer. J’ai regardé le programme ; c’était une sauvage rhapsodie hongroise d’un compositeur inconnu au nom à décrocher la mâchoire, mais dont l’effet était parfaitement envoûtant. De fait, dans aucune musique, l’élément sensuel n’est aussi puissant que dans celle des Tziganes. Vous voyez, à partir d’une gamme mineure…

— Oh ! s’il vous plaît, pas de termes techniques, car j’ai du mal à distinguer une note d’une autre.

— Quoi qu’il en soit, si vous avez déjà entendu une tsardas, vous avez dû sentir que, bien que la musique hongroise soit remplie d’effets rythmiques rares, elle heurte nos oreilles parce qu’elle s’écarte de nos règles d’harmonie. Ces mélodies commencent par nous choquer, puis peu à peu nous subjuguent, jusqu’à ce qu’elles finissent par nous captiver. Les magnifiques fioritures, par exemple, dont elles regorgent ont un caractère arabe résolument lascif, et…

— Eh bien, ne vous occupez pas des fioritures de la musique hongroise, et continuez votre histoire.

— Voilà justement le point d’achoppement, car vous ne pouvez séparer le musicien de la musique de son pays ; non, pour le comprendre, il faut commencer par ressentir le charme latent qui imprègne chaque chant Tzigane. Un système nerveux, qui a déjà été imprégné par le charme d’une tsarda, n’écoutera jamais sans frissons ces notes magiques. Ces variations commencent habituellement avec un andante doux et bas, quelque chose comme le plaintif gémissement d’un espoir désespéré, puis le rythme toujours variant, de plus en plus rapide, devient “sauvage comme les accents des adieux des amants”, et sans rien perdre de sa douceur, mais en acquérant toujours une vigueur et une solennité nouvelles, le prestissimo, syncopé par des soupirs, atteint un paroxysme de passion mystérieuse, se fondant ensuite dans un chant triste, puis jaillissant dans le souffle effronté d’un hymne ardent et belliqueux.

Lui, par sa beauté et son caractère était la personnification même de cette envoûtante musique.

En écoutant son jeu, j’étais envoûté, mais j’avais du mal à savoir si c’était à cause de la composition, de l’exécution ou de l’interprète lui-même. En même temps, les visions les plus étranges commencèrent à flotter devant mes yeux. Je vis d’abord l’Alhambra dans toute la luxuriante beauté de sa maçonnerie mauresque, ces somptueuses symphonies de pierres et de briques, si semblables aux fioritures de ces pittoresques mélodies gitanes. C’est alors qu’un feu inconnu couvant commença à s’allumer dans ma poitrine. J’aspirais à ressentir cet amour puissant qui rend fou jusqu’au crime, à ressentir l’ardente luxure des hommes qui vivent sous le soleil brûlant, à boire à pleines gorgées dans la coupe de quelque philtre de satyre.

La scène changea ; au lieu de l’Espagne, je vis une terre stérile, les sables ensoleillés de l’Égypte, arrosés par le Nil léthargique, où Hadrien se tenait, gémissant, délaissé, inconsolable d’avoir perdu pour toujours le garçon qu’il aimait tant. Envoûté par cette douce musique, qui aiguisait tous les sens, je commençais à comprendre des choses jusque-là si étranges, l’amour que le puissant monarque éprouvait pour son bel esclave grec, Antinoüs, qui, comme le Christ, était mort pour son maître. Mon sang se mit alors à affluer de mon cœur vers ma tête, puis il descendit dans toutes mes veines, comme des vagues de plomb en fusion.

La scène changea alors pour montrer les splendides villes de Sodome et Gomorrhe, étranges, belles et grandioses ; les notes du pianiste semblaient alors me murmurer à l’oreille le halètement d’une convoitise avide, le son de baisers excitants.

Puis, au beau milieu de ma vision, le pianiste tourna la tête et me jeta un long regard languissant, et nos regards se croisèrent à nouveau. Mais était-ce le pianiste, était-ce Antinoüs, ou plutôt n’était-ce pas l’un de ces deux anges que Dieu envoya à Lot ? Quoi qu’il en soit, le charme irrésistible de sa beauté était tel que j’en fus tout à fait subjugué ; et la musique, à ce moment-là, semblait murmurer :

“Ne pourriez-vous pas boire son regard comme du vin,
Pourtant, même si sa splendeur s’évanouit
Dans le silence, alanguie
Comme un accord dans un accord ?”

Ce désir palpitant que j’avais ressenti devint de plus en plus intense, l’envie si insatiable qu’elle se transforma en douleur ; le feu brûlant s’était maintenant transformé en une flamme puissante, et tout mon corps était convulsé et se tordait d’un désir fou. Mes lèvres étaient desséchées, je haletai, mes articulations étaient raides, mes veines gonflées, mais je restai immobile, comme toute la foule qui m’entourait. Mais soudain, une main lourde sembla se poser sur mes genoux, quelque chose fut palpé et étreint et agrippé, ce qui me fit défaillir de volupté. La main bougeait de haut en bas, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, au rythme de la musique. Mon cerveau commença à s’agiter tandis que dans chaque veine coulait une lave brûlante, puis quelques gouttes jaillirent même… Je haletai…

Tout à coup, le pianiste termina son morceau avec fracas au milieu des applaudissements tonitruants de tout le théâtre. Je n’entendais moi-même que le vacarme du tonnerre, je voyais une grêle ardente, une pluie de rubis et d’émeraudes qui consumait les cités de la plaine, et lui, le pianiste, debout, nu, dans la lumière éclatante, s’exposant aux foudres du ciel et aux flammes de l’enfer. Alors qu’il se tenait là, je l’ai vu, dans ma folie, se transformer d’un seul coup en Anubis, le Dieu à tête de chien de l’Égypte, puis, par degrés, en un détestable caniche. Je sursautai, frissonnai, je me sentis malade, mais il reprit rapidement sa forme initiale.

J’étais incapable d’applaudir, je restais assis, muet, immobile, sans nerfs, épuisé. Mes yeux étaient fixés sur l’artiste qui se tenait là, s’inclinant sans enthousiasme, avec mépris, tandis que ses propres regards, pleins de “tendresse avide et passionnée”, semblaient chercher les miens et seulement les miens. Quel sentiment d’exultation s’éveilla en moi ! Mais pouvait-il m’aimer, et moi seul ? Pendant un instant, l’exaltation fit place à une amère jalousie. Est-ce que je deviens fou, me suis-je demandé ?

Comme je le regardais, ses traits semblaient être assombris par une profonde mélancolie et, chose horrible à voir, je vis un petit poignard plongé dans sa poitrine, le sang s’écoulant rapidement de la blessure. Non seulement je frémis, mais je criais presque de peur, tant cette vision était réelle. La tête me tournait, je me sentais faible et malade, je me suis écroulé sur ma chaise, épuisé, en me couvrant les yeux de mes mains.

— Quelle étrange hallucination, je me demande ce qui l’a provoquée ?

— C’était en effet plus qu’une hallucination, comme vous le verrez par la suite. Lorsque je relevais la tête, le pianiste avait disparu. Je me retournais alors et ma mère, voyant que j’étais très pâle, me demanda si je me sentais malade. J’ai marmonné quelque chose à propos de la chaleur très oppressante.

« Va dans la chambre verte[ws 2] », dit-elle, et prends un verre d’eau. »

« Non, je crois que je ferais mieux de rentrer chez moi. »

Je sentais, en fait, que je ne pouvais plus écouter de musique ce soir-là. Mes nerfs étaient tellement à vif qu’une chanson larmoyante m’aurait exaspéré, tandis qu’une mélodie enivrante m’aurait fait perdre la raison.

En me levant, je me sentais si faible et si épuisé que j’avais l’impression de marcher dans un état de transe. Alors, sans savoir exactement où j’allais, j’ai suivi machinalement quelques personnes devant moi et, quelques instants plus tard, je me retrouvais à l’improviste dans la chambre verte.

Le salon était presque vide. Au fond, quelques dandys étaient groupés autour d’un jeune homme en tenue de soirée, qui me tournait le dos. Je reconnus l’un d’eux comme étant Briancourt.

— Quoi, le fils du général ?

— Précisément.

— Je me souviens de lui. Il s’habillait toujours de façon si ostentatoire.

— Tout à fait. Ce soir-là, par exemple, alors que tous les messieurs étaient en noir, lui, au contraire, portait un costume de flanelle blanche ; comme d’habitude, un col très ouvert à la Byron, et une cravate Lavallière rouge nouée en un énorme nœud.

— Oui, car il avait un cou et une gorge des plus charmants.

— Il était très beau, même si j’avais toujours essayé de l’éviter. Il avait une façon de regarder qui vous mettait mal à l’aise. Vous riez, mais c’est tout à fait vrai. Il y a des hommes qui, lorsqu’ils regardent une femme, semblent la déshabiller. Briancourt avait cette façon indécente de regarder tout le monde. Je sentais vaguement ses yeux sur moi, et cela me rendait timide.

— Mais vous le connaissiez, n’est-ce pas ?

— Oui, nous avions fréquenté ensemble un jardin d’enfants ou autre, mais comme j’avais trois ans de moins que lui, j’étais toujours dans une classe inférieure. Quoi qu’il en soit, ce soir-là, en l’apercevant, j’allais quitter la pièce, lorsque l’homme en costume de soirée se retourna. C’était le pianiste. Lorsque nos regards se croisèrent à nouveau, j’ai senti un étrange frémissement en moi, et la fascination de ses yeux était si forte que j’étais à peine capable de bouger. Alors, attiré comme je l’étais, au lieu de quitter la salle verte, je marchais lentement, presque à contrecœur, vers le groupe. Le musicien, sans me fixer, ne détourna cependant pas son regard de moi. Je tremblais de la tête aux pieds. Il semblait m’attirer lentement vers lui, et je dois avouer que le sentiment était si agréable que j’y cédais entièrement.

À ce moment, Briancourt, qui ne m’avait pas vu, se retourna et, me reconnaissant, me fit un signe de tête à sa manière désinvolte. Ce faisant, les yeux du pianiste s’illuminèrent, et il lui murmura quelque chose, après quoi le fils du général, sans lui répondre, se tourna vers moi, et, me prenant par la main, me dit :

« Camille, permettez-moi de vous présenter mon ami René. M. René Teleny, M. Camille Des Grieux. »

Je m’inclinais, en rougissant. Le pianiste tendit sa main non gantée. Dans ma crise de nervosité, j’avais retiré mes deux gants, de sorte que je mis ma main nue dans la sienne.

Il avait une main parfaite pour un homme, plutôt grande que petite, forte mais douce, avec des doigts longs et effilés, de sorte que sa prise était ferme et régulière.

Qui n’a pas été sensible aux multiples sensations produites par le contact d’une main ? Nombre de personnes semblent avoir une température singulière. Elles sont chaudes et fiévreuses au milieu de l’hiver, tandis que d’autres sont froides et glaciales pendant les journées de canicule. Certaines mains sont sèches et parcheminées, d’autres sont continuellement humides, moites et collantes. Il y a des mains charnues, pulpeuses, musclées ou minces, squelettiques et osseuses. La poigne de certaines est comme celle d’un étau de fer, d’autres sont aussi molles qu’un morceau de chiffon. Il y en a qui sont le produit artificiel de notre civilisation moderne, une difformité comme le pied d’une dame chinoise, toujours enfermées dans un gant le jour, souvent protégées la nuit, entretenues par une manucure ; elles sont aussi blanches que la neige, sinon aussi chastes que la glace. Comment cette petite main inutile reculerait devant le contact de la main de l’ouvrier, décharnée, cornée, couleur d’argile, sale, que le dur labeur a transformée en une sorte de sabot. Certaines poignées de mains sont timides, d’autres vous caressent indécemment ; certaines sont hypocrites et ne sont pas ce qu’elles prétendent être ; il y a la main veloutée, la main onctueuse, la main sacerdotale, la main de l’escroc ; la paume ouverte du dépensier, la griffe serrée de l’usurier. Il y a aussi la main magnétique, qui semble avoir une affinité secrète avec la vôtre, dont le simple contact fait vibrer tout votre les nerfs et vous comble de joie.

Comment exprimer tout ce que j’ai ressenti au contact de la main de Teleny ? Elle m’enflamma et, chose étrange, elle m’apaisa en même temps. C’était plus doux que n’importe quel baiser de femme. Je sentis son emprise s’étendre lentement sur tout mon corps, caressant mes lèvres, ma gorge, ma poitrine ; mes nerfs frémirent de la tête aux pieds avec délice, puis elle s’enfonça dans mes reins, et Priape, réveillé, releva la tête. Je sentis vraiment qu’elle prenait possession de moi, et j’étais heureux de lui appartenir.

J’aurais aimé dire quelque chose de poli en remerciement du plaisir qu’il m’avait procuré par son jeu, mais quelle phrase sans fioritures aurait pu exprimer toute l’admiration que je ressentais pour lui ?

« Mais, messieurs », dit-il, « je crains de vous éloigner de la musique. »

« Moi-même, j’étais sur le point de partir, dis-je. »

« Le concert vous ennuie alors, n’est-ce pas ? »

« Non, au contraire, mais après vous avoir entendu jouer, je ne peux plus écouter de musique ce soir. »

Il sourit et sembla satisfait.

« En fait, René, vous vous êtes surpassé ce soir », dit Briancourt. « Je ne vous avais jamais entendu jouer comme ça auparavant. »

« Savez-vous pourquoi ? »

« Non, à moins que ce ne soit parce que vous avez eu un théâtre comble. »

« Oh, non ! c’est simplement parce que, pendant que je jouais la gavotte, j’ai senti que quelqu’un m’écoutait. »

« Oh ! quelqu’un ! » répétèrent les jeunes gens en riant.

« Parmi le public Français, surtout celui d’un concert de charité, pensez-vous vraiment qu’il y ait beaucoup de personnes qui écoutent ? Je veux dire qui écoutent attentivement, de tout leur cœur et de toute leur âme. Les jeunes gens font plaisir aux dames, celles-ci scrutent la toilette des autres ; les pères, qui s’ennuient, songent à la hausse et à la baisse des cours, ou bien comptent le nombre des becs de gaz, et calculent combien coûte l’éclairage. »

« Pourtant, dans une telle foule, il y a sûrement plus d’un auditeur attentif », dit l’avocat Odillot.

« Oh, oui ! J’ose le dire, comme par exemple la jeune femme qui égratigna le morceau que vous venez de jouer, mais il n’y a guère plus d’un, comment dire ? bien plus d’un auditeur sympathique. »

« Qu’entendez-vous par écoute bienveillante ? » demanda Courtois, l’agent de change.

« Une personne avec laquelle un courant semble s’établir ; quelqu’un qui ressent, en écoutant, exactement ce que je ressens en jouant, qui a peut-être les mêmes visions que moi… »

« Quoi ! vous avez des visions quand vous jouez ? » demanda l’un des spectateurs, étonné.

« Pas en règle générale, mais toujours lorsque j’ai un auditeur sympathique ? »

« Et avez-vous souvent un tel auditeur ? » dis-je, avec un vif accès de jalousie.

« Souvent ? Oh, non ! rarement, très rarement, presque jamais en fait, et puis… »

« Et puis quoi ? »

« Jamais comme celui de ce soir. »

« Et quand vous n’avez pas d’auditeur ? » demanda Courtois.

« Alors je joue mécaniquement et de façon routinière. »

« Pouvez-vous deviner qui était votre auditeur ce soir ? » ajouta Briancourt en souriant d’un air narquois, puis en me lorgnant.

« Une des nombreuses belles dames, bien sûr », dit Odillot, « vous êtes un chanceux compagnon. »

« Oui », dit un autre, « j’aimerais être votre voisin à cette table d’hôte[trad 1], pour que vous puissiez me passer le plat après vous être servi. »

« Était-ce une belle fille ? » questionna Courtois.

Teleny me regarda dans les yeux, sourit faiblement et répondit :

« Peut-être. »

« Pensez-vous que vous connaîtrez un jour votre auditeur ? » demanda Briancourt.

Teleny fixa à nouveau ses yeux sur les miens et ajouta faiblement :

« Peut-être. »

« Mais quel indice vous a conduit à cette découverte ? » demanda Odillot.

« Ses visions devaient coïncider avec les miennes. »

« Je sais quelle aurait été ma vision si j’en avais eu une », dit Odillot.

« Quelle aurait-elle été ? » demanda Courtois.

« Deux seins blancs comme le lys, avec des mamelons comme deux boutons de rose, et plus bas, deux lèvres humides comme ces coquillages roses qui s’ouvrent à l’éveil de la luxure, révélant un monde lascif et pulpeux, seulement teinté de coralline profonde, et puis ces deux lèvres boudeuses seraient entourées d’un léger duvet doré ou noir… »

« Assez, assez, Odillot, votre vision ma mis l’eau à la bouche, et ma langue a envie de goûter la saveur de ces lèvres », dit l’agent de change, les yeux brillants comme ceux d’un satyre, et manifestement en état de priapisme.

« N’est-ce pas votre vision, Teleny ? »

Le pianiste sourit énigmatiquement :

« Peut-être. »

« Quant à moi », dit l’un des jeunes hommes qui n’avait pas encore parlé, « la vision évoquée par une rhapsodie hongroise serait soit de vastes plaines, soit des bandes de gitans, ou des hommes avec des chapeaux ronds, des pantalons larges et des vestes courtes, montés sur des chevaux fougueux. »

« Ou des soldats bottés, sanglés, dansant avec des filles aux yeux noirs », ajouta un autre.

« Je souris, en pensant à la différence entre ma vision et celle des autres. Teleny, qui m’observait, remarqua le mouvement de mes lèvres. »

« Messieurs », dit le musicien, « la vision d’Odillot n’a pas été provoquée par mon jeu, mais par une belle jeune fille qu’il lorgnait ; quant aux vôtres, ce ne sont que des réminiscences de tableaux ou de ballets. »

« Quelle était votre vision, alors ? » demanda Briancourt.

« J’allais justement vous poser la même question », rétorqua le pianiste.

« Ma vision ressemblait à celle d’Odillot », mais pas tout à fait à la même.

« Alors, ce devait être le revers de la médaille[trad 1], le derrière », dit l’avocat en riant ; « c’est-à-dire deux jolies collines neigeuses et au fond de la profonde vallée, un puits, un trou minuscule avec une margelle sombre, ou plutôt entouré d’un halo brun. »

« Eh bien, dites-nous votre vision maintenant », insista Briancourt.

« Mes visions sont si vagues et indistinctes, elles s’évanouissent si vite, que je peux à peine m’en souvenir », répondit-il, évasif.

« Mais elles sont magnifiques, n’est-ce pas ? »

« Et horrible également », dit-il.

« Comme le cadavre divin d’Antinoüs, vu à la lumière argentée de la lune opaline, flottant sur les eaux troubles du Nil », dis-je.

Tous les jeunes gens me regardèrent avec étonnement. Briancourt rit d’une façon surprenante.

« Vous êtes un poète ou un peintre », dit Teleny en me regardant avec des yeux à moitié fermés. Puis, après une pause : « Quoi qu’il en soit, vous avez raison de m’interroger, mais vous ne devez pas faire attention à mes discours visionnaires, car il y a toujours une part de folie dans la composition de chaque artiste. » Puis, dardant un faible rayon de ses yeux tristes dans les miens : « Quand vous me connaîtrez mieux, vous saurez qu’il y a beaucoup plus de fou que d’artiste en moi. »

Il sortit alors un mouchoir de linon fin fortement parfumé et essuya la transpiration de son front.

« Et maintenant », ajouta-t-il, « je ne dois pas vous retenir ici une minute de plus avec mes paroles oiseuses, sinon les dames patronnesses se fâcheront, et je ne peux vraiment pas me permettre de déplaire à ces dames » ; et avec un regard furtif à Briancourt, « Puis-je » ? ajouta-t-il.

« Non, ce serait un crime contre le beau sexe », répondit l’un d’eux.

« D’ailleurs, les autres musiciens diraient que je l’ai fait par dépit, car personne n’est doué d’un sentiment de jalousie aussi fort que les amateurs, qu’ils soient acteurs, chanteurs ou instrumentistes, alors au revoir[trad 1]. »

Puis, avec une révérence plus profonde que celle qu’il avait accordée au public, il s’apprêtait à quitter la pièce, lorsqu’il s’arrêta à nouveau : « Mais vous, M. Des Grieux, vous avez dit que vous n’alliez pas rester, puis-je solliciter le plaisir de votre compagnie ? »

« Très volontiers », répondis-je avec empressement.

Briancourt sourit de nouveau ironiquement, pourquoi, je ne pouvais pas le comprendre. Puis il fredonna une bribe de “Madame Angot”[trad 1], opérette alors à la mode, dont les seules mots qui me frappèrent l’oreille furent…

“Il est, dit-on, le favori”[trad 1],

et ceux-ci ont été inscrits à dessein.

Teleny, qui les avait entendues aussi bien que moi, haussa les épaules et marmonna quelque chose entre ses dents.

« Une voiture m’attend à la porte de derrière », dit-il en glissant son bras sous le mien. « Mais si vous préférez marcher… »

« Tout à fait, car il faisait une chaleur étouffante dans le théâtre. »

« Oui, très chaud », ajouta-t-il en répétant mes paroles et en pensant manifestement à autre chose. Puis, tout d’un coup, comme s’il avait été frappé par une pensée soudaine, il dit : « Êtes-vous superstitieux ? »

« Superstitieux ? » J’étais assez frappé par la bizarrerie de sa question. « Eh bien, oui, plutôt, je le crois. »

« Je le suis beaucoup. Je suppose que c’est ma nature, car vous voyez que l’élément Gitan est fort en moi. On dit que les gens instruits ne sont pas superstitieux. Eh bien, d’abord, j’ai reçu une éducation misérable ; ensuite, je pense que si nous connaissions vraiment les mystères de la nature, nous pourrions probablement expliquer toutes ces étranges coïncidences qui ne cessent de se produire. » Puis, s’arrêtant brusquement : « Croyez-vous à la transmission de la pensée, des sentiments, des sensations ? »

« Eh bien, je ne sais pas vraiment… »

« Vous devez y croire », ajouta-t-il avec autorité. » Vous voyez que nous avons eu la même vision en même temps. La première chose que vous avez vue, c’est l’Alhambra, flamboyant dans la lumière ardente du soleil, n’est-ce pas ? »

« C’est vrai », dis-je, étonné.

« Et vous pensiez que vous aimeriez ressentir cet amour puissant et foudroyant qui brise à la fois le corps et l’âme ? Vous ne répondez pas. Puis vinrent l’Égypte, Antinoüs et Hadrien. Vous étiez l’empereur, j’étais l’esclave. »

Puis, d’un air songeur, il ajouta, presque pour lui-même : « Qui sait, peut-être mourrai-je un jour pour vous ! ». Et ses traits prirent ce doux air résigné que l’on voit sur les statues des demi-dieux.

Je le regardai d’un air perplexe.

« Oh ! vous me croyez fou, mais je ne le suis pas, je ne fais qu’énoncer des faits. Vous n’avez pas senti que vous étiez Hadrien, simplement parce que vous n’êtes pas habitué à de telles visions ; sans doute tout cela vous apparaîtra-t-il plus clairement un jour ; quant à moi, il y a, vous devez le savoir, du sang asiatique dans mes veines, et… »

Mais il ne termina pas sa phrase, et nous marchâmes un moment en silence, puis :

« Ne m’avez-vous pas vu me retourner pendant la gavotte et vous chercher ? J’ai commencé à vous ressentir à ce moment-là, mais je n’ai pas pu vous trouver ; vous vous en souvenez, n’est-ce pas ? »

« Oui, je vous ai vu regarder de mon côté, et… »

« Et vous étiez jaloux ! »

« Oui », dis-je, presque imperceptiblement.

Il pressa fortement mes bras contre son corps pour toute réponse, puis après une pause, il ajouta précipitamment et en chuchotant :

« Vous devez savoir que je ne m’intéresse pas à une seule fille dans ce monde, je ne l’ai jamais fait. Je ne pourrais jamais aimer une femme. »

Mon cœur battait fort, j’ai ressenti une sensation d’étouffement comme si quelque chose me prenait à la gorge.

« Pourquoi me dit-il cela ? » me suis-je dit.

« N’avez-vous pas senti un parfum à ce moment-là ? »

« Un parfum, quand ? »

« Quand je jouais la gavotte ; vous avez peut-être oublié. »

« Voyons voir, vous avez raison, quel parfum était-ce ? »

« Lavande ambrée[trad 1]. »

« Exactement. »

« Qui vous est indifférent et que je n’aime pas ; dites-moi, quel est votre parfum préféré ? »

« Héliotrope blanc[trad 1]. »

Sans me donner de réponse, il sortit son mouchoir et me le fit sentir.

« Tous nos goûts sont identiques, n’est-ce pas ? » Et en disant cela, il me regarda avec un désir si passionné et si voluptueux, que l’appétit charnel dépeint dans ses yeux me fit défaillir.

« Vous voyez, je porte toujours un bouquet d’héliotrope blanc ; laissez-moi vous le donner, pour que son odeur me rappelle à vous ce soir, et peut-être vous fasse rêver de moi. »

Et prenant les fleurs de sa boutonnière, il les mit dans la mienne d’une main, tandis qu’il glissait son bras gauche autour de ma taille et m’enserrait étroitement, me pressant contre tout son corps pendant quelques secondes. Ce court laps de temps me parut une éternité.

Je pouvait sentir son souffle chaud et haletant contre mes lèvres. En bas, nos genoux se touchèrent et je sentis quelque chose de dur se presser et se déplacer contre ma cuisse.

Mon émotion à ce moment-là était telle que j’avais du mal à tenir debout ; j’ai cru un instant qu’il allait m’embrasser, les poils drus de sa moustache chatouillaient légèrement mes lèvres, produisant une sensation des plus délicieuses. Mais il se contenta de me regarder dans les yeux avec une fascination démoniaque.

Je sentis le feu de ses regards s’enfoncer profondément dans ma poitrine, et bien plus bas. Mon sang se mit à bouillir et à bouillonner comme un fluide brûlant, si bien que je sentis mon…, (ce que les Italiens appellent un “oiseau” et qu’ils ont dépeint comme un chérubin ailé) se débattre dans sa prison, lever la tête, ouvrir ses petites lèvres et cracher à nouveau une ou deux gouttes de ce fluide de vie crémeux.

Mais ces quelques larmes, loin d’être un baume apaisant, semblaient être des gouttes de caustique qui me brûlaient et produisaient une irritation forte, insupportable.

J’étais à la torture. Mon esprit était un enfer. Mon corps était en feu.

« Souffre-t-il autant que moi ? » me suis-je dit.

C’est à ce moment-là que son bras lâchant ma taille, tomba sans vie, de son propre poids, comme celui d’un homme endormi.

Il recula et trembla comme s’il avait reçu une forte décharge électrique. Il sembla défaillir un instant, puis essuya son front humide et soupira bruyamment. Son visage avait perdu toute couleur et il était devenu d’une pâleur mortelle.

« Vous me prenez pour un fou ? » dit-il. Puis, sans attendre la réponse : « Mais qui est sain d’esprit et qui est fou ? Qui est vertueux et qui est vicieux dans ce monde qui est le nôtre ? Le savez-vous ? Moi, je ne le sais pas. »

La pensée de mon père m’est venue à l’esprit et je me demandais, en frissonnant, si mes sens ne m’abandonnaient pas eux aussi.

Il y eut une pause. Nous n’avons pas parlé pendant un certain temps. Il avait entrelacé ses doigts dans les miens et nous avons marché un moment en silence.

Tous les vaisseaux sanguins de mon membre étaient encore fortement dilatés et les nerfs raidis, les canaux spermatiques pleins à déborder ; aussi, l’érection continuant, je sentis une douleur sourde se répandre autour de tous les organes de la génération, tandis que le reste de mon corps était dans un état de prostration, et malgré la douleur et la langueur, c’était une sensation des plus agréables de marcher tranquillement avec nos mains jointes, sa tête s’appuyant presque sur mon épaule.

« Quand avez-vous senti pour la première fois mes yeux sur les vôtres ? » demanda-t-il d’un ton bas et feutré, après un certain temps.

« Quand vous êtes sorti pour la seconde fois. »

« Exactement ; puis nos regards se sont croisés, et il y a eu un courant entre nous, comme une étincelle d’électricité le long d’un fil, n’est-ce pas ? »

« Oui, un courant ininterrompu. »

« Mais vous m’avez vraiment senti juste avant que je sorte, n’est-ce pas ? »

Pour toute réponse, j’ai serré ses doigts.

« Je n’ai jamais connu d’homme dont les sentiments coïncidaient si bien avec les miens. Dites-moi, pensez-vous qu’une femme puisse ressentir aussi intensément ? »

Ma tête s’enfonça [dans mes épaules], je ne pu lui donner de réponse.

« Nous serons amis ? » dit-il en me prenant les deux mains.

« Oui », ai-je dit timidement.

« Oui, mais de grands amis, des bosom friends[ws 3], comme disent les Anglais. »

« Oui. »

Il me serra à nouveau contre sa poitrine et murmura à mon oreille quelques mots d’une langue inconnue, si bas et si musicaux qu’ils ressemblaient presque à un sortilège.

« Savez-vous ce que cela signifie ? » dit-il.

« Non. »

« Oh, mon ami ! mon cœur se languit de toi. »


  1. a, b, c, d, e, f, g, h, i et j Note de Wikisource. En français dans le texte.
  1. Note de Wikisource : cf. Rossini, L’Occasion fait le larron, 1812, scène IV, dernier vers.
  2. Note de Wikisource : foyer ou salle de repos des artistes.
  3. Note de Wikisource. Amis de cœur.