Traduction par Mme Pierre Berton.
Je sais tout (p. 744-750).

CHAPITRE XIV

à propos d’une étrange fortune, d’une fée radieuse et d’une fuite.


Le soleil d’automne remplissait l’atelier ce matin-là, illuminant ses murs sombres ; avec lui un zéphir léger faisait flotter les rideaux des fenêtres et soulevait les papiers sur la table et les billets collés à la glace. Il faisait aussi flotter les brillants cheveux blonds autour du visage pâle et émacié d’une jeune femme.

— C’est bon de sentir la brise, Donald, elle vient tout droit de la rivière. C’est la meilleure brise qui puisse souffler à Londres, n’est-ce pas, mon chéri ? Et le soleil a l’air de sourire exprès pour moi ce matin, tout me semble gai autour de moi. C’est sot de dire ça, je ne suis qu’une petite personne de si peu d’importance, mais j’aime à me l’imaginer. Venez près de moi pour causer.

Donald posa ses pinceaux, heureux comme un écolier qui abandonne ses devoirs et, fredonnant, il vint vers les bras qu’elle lui tendait. Elle était assise sur cette étrange caisse, qui servait de divan, dont elle avait été si émerveillée dans un temps qui lui semblait aujourd’hui éloigné.

Donald s’assit à côté d’elle et passa son bras fort autour de sa taille.

— Vous êtes une petite femme si frêle, dit-il, et je suis si maladroit que j’en ai honte. C’est un délice de vous voir de nouveau au milieu des rayons du soleil, Ella. Je ne puis détacher mes yeux de vous, je voudrais tant que nous puissions vous emmener quelque part, loin de ces hautes maisons et…

Ella lui ferma la bouche avec un baiser et lui dit tout bas :

— Ne vous inquiétez pas de ça, je vais me rétablir bien vite, oui, ce serait si agréable d’aller s’installer dans un joli endroit et… Mais je dois devenir assommante. N’en parlons plus. Notre home est gentil.

Ils restèrent silencieux, Donald dit enfin, en regardant par la fenêtre :

— J’ai rencontré ce matin, avant que vous ne soyez réveillée, un individu que je connais un peu, il allait se promener sur la rivière, il avait avec lui un gros panier de provisions.

Elle eut beaucoup de peine à réprimer un petit soupir qu’elle changea en une toux légère. Toute la vie qui se réveillait en elle criait après la lumière, Peau fraîche et les fleurs embaumées dont elle rêvait sans cesse.

— Il avait une jeune fille avec lui, pas très jolie, même assez ordinaire et il avait l’air de la trouver à son goût. Ce n’est pas un garçon très distingué non plus, il ne pense qu’à boire et à manger. On ne devrait pas permettre à ces gens-là d’aller sur la rivière.

— Voyons, Donald, dit-elle, ne soyez pas égoïste. C’était peut-être une charmante jeune fille.

— Oui, peut-être, dit Donald lentement. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser… Supposez que nous ayons un bon, grand bateau, un pont plein de coussins, une ombrelle Japonaise, que vous soyez étendue sur les coussins et…

Il s’arrêta, honteux et confus.

Elle regardait par la fenêtre ouverte les toits qui s’étendaient au loin et de grosses larmes remplissaient ses yeux. Sa petite bouche tremblait. Elle se tourna vers Donald et se nicha dans ses bras.

— Je suis fâchée, Donald chéri. Je ne suis pas encore très forte, mais un jour nous aurons ces choses et nous rirons du passé. Ce n’est pas agréable d’être pauvre, je le sais. Mais ça pourrait être pire, Donald.

Elle frotta sa tête contre sa poitrine et le regarda doucement.

Après un silence, il dit :

— Je me demande ce qu’est devenu Taterley ?

— Pauvre Taterley, dit-elle. Ne devinez-vous pas pourquoi il est parti ?

— Sans doute, reprit Donald avec amertume. Personne autre que Taterley n’aurait agi ainsi. Il s’est dit qu’il était une charge pour nous, et alors…

— Il faut le retrouver, Donald chéri. Pauvre vieux Taterley, qui doit errer sans abri dans les rues. C’est affreux. Il n’a rien pu lui arriver, n’est-ce pas, Donald ?

— Dieu ! je l’espère bien, s’écria le Jeune homme. Non, il l’a fait exprès, le pauvre vieux ! Je suis allé à sa chambre, on m’a dit qu’il avait payé ce qu’il devait et qu’il était parti. On n’a pas pu nous en apprendre davantage. C’était notre meilleur ami, Ella.

Donald se redressa, les dents serrées, regardant dans le vague.

— Oui, le meilleur et le plus sincère ami, dit-elle doucement

On entendit un coup sec à la porte. Ils se regardèrent tous deux et Donald cria : « Entrez ! » en venant au devant du visiteur.

Un jeune homme qui lui était parfaitement étranger s’avança, les regardant tous deux à tour de rôle.

— Monsieur Donald Brett ? demanda-t-il.

— C’est mon nom, dit Donald, en voyant aussitôt le survenant sortir des papiers de sa poche.

Il se demandait avec anxiété si ce n’était pas un créancier oublié.

Ella regardait aussi, inquiète.

— Je m’appelle Knightly, dit le jeune homme, mettant son chapeau sur la table et regardant Donald, et je suis un avoué, monsieur Brett.

Le visage de Donald pâlit et il regarda du côté de sa jeune femme avec désespoir.

— Vous êtes venu sans doute pour réclamer un paiement, monsieur, dit-il. Qui représentez-vous ?

Le visiteur sourit.

— Le motif de ma visite n’est pas si désagréable que ça, dit-il en prenant la chaise que Donald lui tendait. Je voulais d’abord m’assurer que vous étiez bien la personne que je recherchais.

— Je suis Donald Brett, dit le jeune homme intrigué.

— Je suis heureux alors, monsieur Donald Brett, de vous annoncer que j’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre.

Ella poussa un petit cri à peine perceptible. Le jeune homme s’avança près d’elle, sans quitter des yeux l’avoué. Puis il prit la main d’Ella dans les siennes, pendant que l’homme d’affaires lui parlait.

— Une somme d’argent vous a été laissée, une somme de plus de quarante mille livres et elle a été mise à votre crédit chez mes banquiers. On m’a donné l’ordre de vous en instruire et de remplir les formalités nécessaires. Je dois vous présenter à la banque, vous me comprenez, je crois ?

Cette dernière question était nécessaire, car Donald était tombé à genoux près de sa femme, et il regardait l’avoué d’un air abasourdi.

— Quarante mille livres ! Quarante mille livres ! Oui, je comprends.

Il se leva, alla vers la cheminée et s’y appuya la tête entre ses mains. Tout d’un coup, il se retourna d’un air fou et s’écria :

— Dites donc, ce n’est pas une farce idiote ? Non, je vous demande pardon, je crois que c’est vrai. Quarante mille livres, Ella !

Il l’entoura de son bras. En un moment elle fut sur sa poitrine, oubliant tout, ne pensant qu’à la splendeur de la nouvelle existence qui allait s’ouvrir devant eux après ces paroles magiques !

Ils restèrent embrassés pendant quelques moments, l’avoué feignant d’être absorbé dans ses papiers. Puis Donald se redressa, dans son attitude familière et juvénile, le bras toujours autour de la jeune femme. Mais, se souvenant de sa faiblesse, il la replaça doucement sur le sofa.

— Certaines conditions sont attachées à ce legs, monsieur Brett, dit l’avoué. L’une d’elles est que vous ne devrez jamais demander, ni à moi, ni à personne, ni chercher à savoir d’où vous vient cette somme.

— Mais c’est un conte de fée, Ella, murmura Donald en se penchant sur la jeune femme.

— Tout ce que je puis vous dire, c’est que cet argent vous est laissé par un ami de votre mère, morte. Il est mort aussi et il ne m’est pas permis de vous en dire plus. J’ajoute que personne ne disputera vos droits. Toute cette somme est à vous, monsieur Brett, mais ne me demandez rien de plus.

— C’est étrange, dit Donald. J’aurais bien voulu savoir quel est ce généreux donateur. À propos, je vous demande pardon, j’ai été si surpris que j’ai tout oublié. Permettez-moi : ma femme.

Knightly salua Ella.

— Permettez-moi de vous féliciter, Mrs Brett. Vous venez d’être très malade, sans doute.

— Très malade, dit Donald. Voyez-vous, nous étions si pauvres. Ça m’est égal de vous le dire à présent, mais nous allons changer tout cela. Nous allons aller quelque part où les roses reviendront sur vos joues, chérie, et où vous apprendrez à chanter encore. Je crois que je vais devenir fou de joie !

Il se mit à se promener dans l’atelier, gesticulant, prenant des objets, les laissant retomber, serrant les mains de Knightly. Riant et sifflant.

— Qui ça pourrait-il bien être, Ella ? Enfin, il ne faut pas le demander. Quarante mille livres ! Plus de quarante mille livres !

L’avoué riait, satisfait de sa commission.

— Et maintenant, monsieur, si vous voulez venir à la banque, vous serez mis en possession de votre argent, ou bien, si vous préférez attendre à demain…

— Non, non, tout de suite, tout de suite.

— Venez, dit l’avoué. Ça ne nous prendra pas un quart d’heure.

— Ça vous est égal que je vous laisse seule un moment, dites, chère Ella ? demanda Donald à la jeune femme.

Il se retourna vers l’avoué.

— Pensez-vous, qu’ils me laisseront toucher une ou deux livres ?

— Mais, tout ce que vous voudrez, jusqu’au dernier sou, dit l’avoué en riant.

Donald s’élança vers la porte, puis revint pour embrasser Ella et l’assurer qu’il resterait dehors le moins longtemps possible. Il battait des entrechats, donnait de grands coups dans le dos de l’avoué, au risque de lui faire dégringoler l’escalier. Et, tout en descendant, il hurlait à sa femme des phrases incohérentes.

Elle rentra dans sa chambre, après leur départ et, se laissant tomber sur un siège, elle fondit en larmes.

Elle pleura doucement d’heureuses larmes. Le monde entier leur souriait et ils n’avaient plus rien à craindre.

Bientôt, Donald arrivait en courant, les poches pleines d’or pour le jeter aux pieds de sa petite reine, sans le sourire de laquelle l’or ne lui aurait servi de rien. Il la tint dans ses bras et essuya ses dernières larmes.

Enfin, elle exprima avec une douceur sérieuse ce qu’elle avait dans le cœur :

— Cher Donald, mon Donald, il ne faut pas que cet argent vous rende insouciant et nous apprenne à devenir fiers, durs et ingrats. Nous ne devons pas oublier notre vieux bonheur. Et il faut que vous travailliez tout de même Donald, pour devenir fameux. Il faut que je sois fière de vous, mon cher mari. Si jamais quelqu’un vient à nous, fatigué et abandonné, comme le pauvre Taterley, nous lui tendrons les mains. Et nous ne serons jamais vieux, décrépits et nous ne cesserons jamais de nous aimer, si nous nous souvenons de tout cela.

— Savez-vous ce que je vais faire de vous, demain, ma chérie ?

Elle secoua joyeusement la tête ; les projets qu’ils faisaient devaient être les bienvenus, quels qu’ils fussent.

— Je vais vous mener là, où nous avons passé notre lune de miel, Ella, et nous resterons dans ce gentil vieux cottage ; nous rêverons les mêmes rêves et nous nous promènerons dans la campagne. Cela vous plaira-t-il, ma chérie ?

— Je vous en prie, dit-elle tout bas en prenant sa main et en la pressant. Puis elle ajouta bientôt : Vous souvenez-vous quand le pauvre Taterley est venu à pied et qu’il s’en est retourné de même, rien que pour nous voir un instant ?

— Oui, dit-il soudain attristé. Comme il serait heureux de savoir ce qui nous est arrivé !

Ils partirent le lendemain matin pour leur voyage, un peu silencieux et rêveurs, en pensant à la vieille silhouette misérable, au chapeau agité, à la main qui leur avait souhaité bonne chance à leur dernier départ.

Ils ne savaient pas que, pendant toute la nuit précédente, Caleb Fry, comme un fantôme, avait erré dans le voisinage de l’atelier. Quel désir fou avait-il de les voir ! Combien le sentiment de sa solitude lui pesait !

Car, après le succès qui avait couronné ses combinaisons, sa force d’âme s’était évanouie. Il n’avait plus besoin de penser, de chercher, de combattre. Toute sa vigueur et son audace l’avaient abandonné.

Dans cet état de faiblesse, il fit un effort pour regarder en arrière et essaya de se rappeler les jours où Taterley avait été son humble serviteur, il tenta de remonter le cours des événements écoulés et de bien se rendre compte de quelle manière il était arrivé à se trouver seul, dénué de tout et sous un autre nom.

Toutes ses pensées se résolvaient en une seule impression bien nette, un seul fait avait de l’importance à ses yeux : une douce enfant avait embrassé son visage ridé et l’avait appelé : « Cher Taterley ! »

Le reste disparaissait à ses yeux, il était joyeux de l’oublier.

Une autre pensée lui était venue aussi impérieuse : il fallait qu’il rendît l’argent qu’il avait volé et il avait le sentiment confus que se refuser à cette restitution le séparait de ceux qu’il aimait tant.

Et c’est pourquoi, se glissant un soir dans l’obscurité, profitant de l’obscurité de la rue pour n’être point vu, il laissa tomber une enveloppe dans la boîte aux lettres de la maison de Bloomsbury.

Une autre crainte vint encore l’assiéger : le désir d’une vengeance viendrait-il au cousin Hector, chercherait-il à mettre la main sur lui ?

Il errait dans les rues, redoutant des mains prêtes à le saisir, tremblant sous les regards qui se posaient sur lui par hasard.

Il revint à la grille de l’atelier. Le portier la refermait et Caleb, son chapeau bien enfoncé sur les yeux, demanda à l’homme si M. Brett était chez lui.

Le portier le dévisagea.

— Ils sont partis ce matin, dans un fiacre à quatre places, avec des bagages. Je crois qu’ils sont allés faire un petit tour, ça en a l’air.

Caleb se détourna, une pensée dominante lui torturait l’esprit. Il n’y avait qu’un endroit au monde vers lequel il tournait ses yeux. Il sentait que c’était là qu’ils étaient allé. Il pouvait s’y cacher, eux le cacheraient, au besoin.

Désormais, ses idées n’allèrent pas plus loin. Il se mit en route tout chancelant, lentement mais résolument, dans cette direction, avec des yeux pleins d’espoir.

On apporta l’enveloppe de Caleb au cousin Hector, qui était vautré au milieu de tout le confortable d’un luxueux hôtel et se dorlottait pour se remettre de son choc nerveux.

Il l’ouvrit d’un air anxieux, lut les mots écrits au crayon et compta les billets de banque.

— Quel satané vieux gredin, dit-il en riant. J’étais convaincu que les billets étaient brûlés et j’allais aller voir à la banque si on ne les rembourserait pas. Sans doute, Je vieux crétin les a pris en sortant, mais il n’a plus su qu’en faire. Qu’importe, tout est pour le mieux.