Traduction par Mme  Pierre Berton.
Je sais tout (p. 741-744).

CHAPITRE XIII

à propos de vieilles habitudes, de nouveaux billets et d’un legs.


Caleb s’assit sur son petit lit le lendemain matin et se mit à examiner sa future ligne de conduite.

— Il faut, se dit-il, me rappeler d’abord que je suis Taterley. Il faut aussi me rappeler que j’ai volé deux mille livres. Comme Caleb Fry, c’est mon droit, incontestablement ; en tant que Taterley, je suis un voleur.

Cette pensée l’apaisa. Il était indifférent à ce qui pouvait lui arriver.

Puis sa pensée revint à Donald et à Ella. Il ramassa le peu qu’il possédait dans cette chambre et prit son chapeau.

— Allons, Taterley, s’écria-t-il en se frappant la poitrine et l’œil brillant d’un éclat inusité, il faut jouer, et gagner la partie sans regarder en arrière. Voyons, quand il va se souvenir que j’étais là et qu’il va s’apercevoir de la disparition des billets, il va crier comme un beau diable. Il n’y a qu’un endroit où il puisse venir me chercher : ici ou chez eux. Il faut que je disparaisse pendant quelque temps.

Il appela les propriétaires de sa chambre, paya ce qu’il devait avec un peu de monnaie qu’il avait en poche. Désormais, il était sans gîte.

Il était de très bonne heure, Caleb se glissa dans un cabaret obscur, où il se fît servir un petit repas qui ne lui coûta que quelques sous et prit un journal.

— Deux mille livres ! se disait-il tout bas en ouvrant le journal. Ici, il nous faut Caleb Fry pendant un moment. Qu’aurait-il fait de ces deux mille livres, Caleb Fry ?

Il avait trouvé la page qu’il cherchait et sa voix s’éteignit. Il resta là une demi-heure, lisant attentivement, levant le regard de temps à autre pour surveiller le boxe dans lequel il était installé ; ses lèvres minces s’agitaient.

Caleb Fry revenait à la vie, en possession de toutes ses facultés.

Il posa sur un bout de papier plusieurs chiffres, paya son repas et sortit.

Dans le grand bureau d’un journal, il feuilleta de nouveau une gazette, regardant toujours à la même page et inscrivant de nouveau des chiffres.

Et la somme qu’il avait dans la tête grossissait et se multipliait, de sorte que les deux mille livres qu’il portait dans sa poche arrivaient à devenir vingt et quarante mille livres !

Il flâna là toute l’après-midi. Puis, il se rendit dans des bureaux situés dans un sous-sol, avec l’aisance de quelqu’un à qui ces endroits sont familiers.

— Je me demande si Anistie me reconnaîtra, dit-il tout bas, en s’arrêtant un moment à la porte.

Il entra hardiment dans le bureau et, après un instant, trouva celui qu’il cherchait. M. Anistie était penché sur un pupitre, sans lever les yeux. Pourtant, le bruit de la porte qui se refermait le fit se redresser. Il regarda fixement Caleb pendant que le vieillard s’avançait vers lui.

— Mon nom est Taterley, dit Caleb.

L’agent de change sourit avec embarras et s’excusa.

— Je vous demande bien pardon, dit-il, mais vous m’avez un peu surpris, votre ressemblance avec quelqu’un qui faisait beaucoup d’affaires avec moi, m’a saisi. C’est tout à fait remarquable. Je vois bien la différence à présent, mais au premier moment… Voulez-vous vous asseoir ?

— À qui faisiez-vous donc allusion ? demanda Caleb avec un sourire.

— À un certain Caleb Fry, qui est mort subitement il y a quelque temps, m’a-t-on dit. Un homme d’affaires très fort, très fort, monsieur.

— On me l’avait bien dit, je l’ai connu, dit Caleb.

— C’est encore plus remarquable, dit l’agent de change. Oserai-je vous demander si c’était votre père ?

— Oh ! grand Dieu, non, j’étais simplement son domestique. Je lui ai entendu parler de vous et j’ai eu l’idée de venir vous trouver. J’ai un peu d’argent pour spéculer.

— Je vois, je vois, dit M. Anistie en souriant. Feu M. Fry vous a laissé quelque chose et vous voulez marcher sur sa trace, hein ? À propos, il a dû laisser une belle fortune ?

— Oh ! très belle, dit Caleb en sortant l’enveloppe de sa poitrine.

Quelques minutes de conversation convainquirent l’agent de change qu’il causait avec un homme d’affaires. Caleb lui parla des actions qu’il comptait acheter et il remit ses deux mille livres de couverture.

— Vous vendrez au chiffre que je vous ai indiqué, dit Caleb en se levant.

— Je pense que cela peut atteindre ce chiffre, monsieur Taterley, mais c’est une affaire risquée, dit l’agent de change en haussant les épaules.

— Je suis bien tranquille, ce sera fait rapidement, en quelques heures, peut-être. Je passerai demain. Bonjour.

Caleb, saisi de fièvre, erra le reste du jour et une partie de la nuit. Il se demandait ce que faisaient Donald et Ella, il avait soif de les voir. Leur avait-il manqué ? Étaient-ils tristes de son absence inexpliquée ?

Durant ces heures tourmentées, il ne prit pour ainsi dire ni nourriture, ni repos. Le matin le trouva encore déambulant dans la Cité.

L’après-midi, il revint dans l’office de l’agent de change.

Anistie le regarda avec respect et lui serra les mains.

— Eh bien, vous avez vendu, dit Caleb d’un ton anxieux.

— Oui, votre chiffre a été atteint cette après-midi et nous avons liquidé de suite. Je vous félicite, monsieur Taterley.

— Je savais bien que j’avais raison, dit Caleb lentement.

— La chance vous a accompagné. Vous devriez continuer. Caleb hocha la tête.

— Non, fit-il, c’est fini. C’est la première et la dernière fois.

— Alors, je suppose que vous voulez votre argent, monsieur Taterley ? Voulez-vous que je vous donne un chèque ?

— S’il vous plaît, dit Caleb. Naturellement, vous prendrez votre commission, ajouta-t-il, en feignant l’ignorance.

— Naturellement, reprit l’agent de change souriant. C’est une grosse somme, monsieur Taterley, vous avez été heureux, près de cinquante mille livres.

Il écrivait rapidement en parlant.

— Il me vient à l’idée que vos banquiers pourraient hésiter à me payer une telle somme, ils ne me connaissent pas et… il jeta un regard sur ses habits usés.

— Oh ! nous pouvons surmonter cette difficulté, cher monsieur, dit Anistie, Voulez-vous encaisser, ou…

— Oui… encaisser.

— Très bien, je vais envoyer mon premier clerc avec vous, on le connaît. Envoyez-moi M. Smithson de suite.

M. Smithson parut et Anistie leva les yeux.

— Allez en face, à la banque, avec monsieur, Smithson. Il a un fort chèque à encaisser, dites-leur que tout est en règle, qu’ils peuvent payer, voulez-vous ? Caleb se leva, prit le chèque, serra les mains d’Anistie et sortit en lui disant :

— Je vous suis très obligé.

Bientôt il se trouva dehors, son rêve devenu une réalité, l’argent dans sa poche en billets de banque.

Même alors il ne pensa ni à boire ni à manger. Son visage hagard, usé, mais triomphant était toujours tourné vers la même direction et une heure après avoir touché le chèque, il se trouvait chez un jeune avoué, un homme de la droiture duquel il avait jadis entendu parler.

L’avoué fut sans doute très surpris de la mission dont le chargeait le vieil homme, mais il ne le montra pas. Caleb fut, selon son habitude, sarcastique.

— Je n’ai pas beaucoup de confiance, en général, dans les avoués, dit-il, mais en cette occasion j’ai besoin d’avoir recours à leurs services.

Il sortit les billets de banque de sa poche et les mit sur la table.

— Veuillez écouter avec la plus grande attention ce que j’ai à vous dire.

— Je suis toute attention, monsieur.

— J’ai là une somme de plus de quarante mille livres. Je desire déposer cette somme à une banque au nom de M. Donald Brett. Je vous donnerai tous les détails par écrit. Vous vous demandez, sans doute, pourquoi je ne fais pas cela moi-même. Je puis vous dire qu’il m’est impossible de me montrer en cette affaire, à un point de vue purement sentimental : ce jeune homme ne doit pas savoir d’où vient l’argent.

— Mais il posera sans doute des questions ?

— Naturellement, il le fera. Vous lui direz que cet argent lui vient d’un vieil ami de sa mère, que cet ami est mort aussi et n’a pas voulu être nommé. Vous pourrez dire cela sans scrupule, car c’est la pure vérité.

— Oui, je crois que je comprends, dit l’avoué. Je dois déposer l’argent à la banque, sous le nom de ce jeune homme, je dois le présenter aux banquiers, tout aplanir pour lui, afin de le mettre rapidement en possession de ces fonds ?

— Exactement, c’est bien ça, dit Caleb ravi. Soyez aussi vague que vous voudrez avec lui, l’essentiel c’est qu’il ait rapidement cet argent. Dites aussi que son bienfaiteur a stipulé qu’il ne doit parler à personne de cette fortune, ni de la manière dont elle lui est venue, à personne, excepté à sa femme.

— Oh ! notre jeune ami est marié, alors ? demanda l’avoué.

— Certainement, certainement. Voilà l’argent.

Et Caleb remit la somme à l’avoué, après en avoir extrait deux mille livres, qu’il mit dans sa poche après un instant d’hésitation.

Il arrangea tous les détails ; paya toutes les dépenses et reçut un papier bien rédigé, tout à fait en règle. Toutes les formalités enfin accomplies, il sortit affaibli, étourdi, mais le cœur battant de joie.

— Plus de tristesse pour ma petite Ella. Je n’ai rien à craindre d’eux, je les connais assez pour savoir qu’ils emploieront bien cet argent.

Il pleurait presque de joie à l’idée de son triomphe. Il parcourait les rues en parlant tout seul.

Le souvenir des deux mille livres dérobées au cousin Hector lui revint.

— Pourquoi les lui rendre ? se dit-il. Si l’on me met en prison, qu’est-ce que ça fait ? Je me moquerai de lui devant la Cour. Ah ! mais on pourrait savoir, retrouver la trace des billets. Dieu ! on les volerait encore et on les punirait peut-être de ce que j’ai fait. Non, ça ne se peut pas. C’est dur de lui rendre cet argent et de ne pas lui infliger le châtiment de cette perte. Et, cependant, il le faut.

Il alla donc chez un papetier, fit emplette d’une grosse enveloppe et d’une feuille de papier. Il avait encore quelques pences en poche.

Dans une boutique de thé, il se fit servir un peu de café et là, seul, dans un coin retiré, il griffonna un billet.

« J’ai pris votre argent pendant que vous étiez ivre, je vous le renvoie, non pas parce que j’ai peur de vous. J’ai éprouvé une tentation soudaine. Vous avez jeté cet argent devant moi, mais je ne veux pas vous voler. D’ailleurs, au train où vous allez, cette somme ne durera pas longtemps. J’espère que vous trouverez la route de l’enfer rapidement, c’est, mon plus vif désir.

« Taterley. »

Caleb Fry, en ricanant, plia les billets dans une feuille de papier, mit le tout sous enveloppe et écrivit dessus :

« M. Hector Krudar, Esquire. »

Mais même encore il hésita. Un peu du vieil homme lui revenait.

Rendre cela sans lutte, dit-il, en fronçant les sourcils. Non, ne nous hâtons pas. Rien ne presse, j’y repenserai.

Et il remit l’argent dans sa poche.