Traduction par Mme  Pierre Berton.
Je sais tout (p. 750-752).

CHAPITRE XV

à propos de quelque chose de plus grand que les richesses et d’un adieu.


Caleb Fry ne souhaitait pas une autre paix que elle qu’il trouverait sous les yeux d’Ella, Toutes ses pensées, toutes ses espérances aboutissaient là.

Il était brisé, malade, usé. Les nuits d’automne étaient froides et humides. Mais il n’y pensait pas. Il marchait toute la longue journée et se laissait tomber, quand venait la nuit, à l’abri d’un mur ou d’une haie. Alors, il lui venait des rêves étranges. Il était redevenu un écolier et Taterley le suivait humblement, et sa jeune sœur dont il était fier arrivait et, d’un air timide, parmi les garçons, elle venait lui dire bonjour. Il la tenait à présent, pressant son visage contre le sien, lui criant de ne pas le laisser seul, la suppliant de revenir.

Il se réveilla étourdi et tremblant sous les étoiles, avec des larmes sur ses joues, en prononçant le nom de sa sœur.

Il se remit en route vivement, effrayé de sa faiblesse. Il craignit de ne pas arriver au terme de son voyage, d’être pris et ramené à pied le long de la route qu’il avait parcourue si péniblement. Il se dissimulait aux passants et prenait des chemins de traverse pour éviter les routes fréquentées, ce qui le retardait.

Un après-midi, il sentit tout tourner autour de lui et la terre lui manqua. Quand il reprit ses sens, il était assis sur un fauteuil, dans une cuisine de ferme. Un gros paysan le regardait d’un air ahuri, en se grattant le front. Une forte commère rubiconde lui tenait un verre contre les lèvres. Il les écarta, se leva en tremblant et voulut aller vers la porte. L’homme le saisit doucement par le bras et le reporta presque malgré lui, sur le fauteuil.

— Asseyez-vous là, Monsieur, bien tranquille, dit l’homme. Personne ne vous fera de mal, restez tranquille.

— Laissez-moi, dit Caleb. J’ai un long trajet à faire, il faut que je parte…

Il essaya d’échapper aux mains qui le retenaient. La femme s’approcha.

— Non, non, dit-elle en lui souriant d’un air rassurant. Restez un peu, vous ne pouvez pas vous en aller comme ça.

Il fit semblant de céder, regardant autour de lui avec angoisse. La brave femme lui faisait des signes de tête encourageants et lui souriait pour le rassurer. Enfin, il tomba dans un sommeil profond.

Quand il se réveilla, la chambre était obscure, on ne voyait que la flamme dansante d’une cheminée à l’ancienne mode. Tout dormait dans la maison. Caleb se leva sans faire de bruit et s’en alla vers la porte. Le ciel était rempli d’étoiles, une brise légère glissait à travers les arbres et sur les prairies. Il referma la porte derrière lui et se mit à courir. Il ne s’arrêta qu’à un mille de la ferme.

Il continua ainsi toute la nuit. Tantôt chantant de vieilles chansons oubliées, tantôt s’arrêtant et croyant entendre dans son imagination les pas de ceux qui le poursuivaient. De temps en temps, il se mettait à courir, croyant qu’il la voyait. Il était si affaibli que son voyage lui prit quatre jours et qu’il ne retrouva l’endroit dont il se souvenait que le matin du cinquième jour.

Tremblant, poussiéreux, amaigri, traînant ses pauvres jambes fatiguées le long des rues du pauvre village, il s’arrêta enfin à la grille du cottage.

C’était une belle matinée ensoleillée, les montagnes, les bois étaient bleus, tout le paysage s’adoucissait sous la douce clarté du matin.

Elle était dans le petit jardin et chantait doucement parmi les roses. Ses joues avaient déjà repris leurs couleurs.

Caleb poussa doucement la grille et entra en chancelant dans la petite allée, ses yeux ardemment fixés sur elle, en s’écriant :

— Ma chère petite, ma chère petite !

Et il tomba à ses pieds comme une loque humaine.

L’exclamation de surprise d’Ella avait été entendue de Donald. Il arriva en courant et, le portant dans ses bras, il remmena dans le petit salon embaumé par les fleurs.

Caleb revint bientôt à lui, mais, sans répondre à leurs questions, il se contentait de tenir les mains de sa chère petite dans les siennes et de répéter : Ma chère enfant ! ma chère enfant !

Voyant combien il était faible et malade, Donald le porta à travers les escaliers et le mit au lit.

Mais alors même, les yeux de Caleb cherchaient la présence d’Ella.

Donald et Ella arrivèrent pourtant, malgré ses divagations, à en tirer quelques renseignements et à comprendre comment il était venu là, combien de jours il avait mis à les retrouver.

Le médecin de campagne qu’ils avaient fait appeler l’examina, se demandant quel degré de parenté ce vieillard pouvait avoir avec les jeunes gens.

— Ce malheureux vieillard est actuellement usé par les privations et l’épuisement. Un homme de cet âge est incapable de supporter de telles fatigues. Il ne tient qu’à un souffle, c’est certain.

Il ne le quittèrent plus après ce diagnostic.

Ella restait près de lui durant ses heures de fièvre. Dans son plus fort délire, quand il criait que quelque chose lui retenait les jambes, qu’il ne pouvait pas se sauver, Ella, avec une phrase : « Mon cher Taterley » avait le pouvoir de le tranquilliser et de le ramener à l’apaisement.

Un après-midi, Caleb se réveilla guéri de son délire. Donald s’avança vers le lit.

— Eh bien, mon vieux Taterley, ça va mieux, hein ?

Caleb ne répondit pas, il fixa les yeux sur Donald comme pour se rappeler quelque chose. Ses lèvres s’agitaient et Donald se pencha sur lui.

— Elle est mieux ? guérie ? demanda-t-il d’une voix faible.

— Tout à fait bien, grâce à Dieu, merci. Elle a des roses sur ses joues.

— Et… heureuse ?…

— Douce petite créature, oui, nous avons oublié tous nos chagrins, Taterley. Caleb le regarda d’un air interrogateur.

— Oui, dit Donald en lui faisant signe en souriant. Nous avons trouvé une fortune, mon vieux, nous vous raconterons ça quand vous serez bien portant.

Donald s’étira en gonflant sa poitrine.

— Par Jupiter ! tout sera parfait quand vous serez guéri, Taterley.

Mais le désir de lutter avait abandonné Caleb. Malgré tous leurs efforts, il s’éteignait lentement, il allait leur échapper. Ella maintenant était toujours avec lui.

Il avait travaillé, combattu et rusé, il avait supporté la fatigue, la faim, pour elle et il avait enfin sa récompense dans le sourire encourageant de ses yeux.

Ils le trouvèrent plus fort, un jour qu’il les supplia de l’habiller et de le laisser descendre. C’était un caprice, un instinct survivant du vieux Caleb.

Donald l’habilla, le fit descendre et l’installa dans une chaise profonde, près de la fenêtre d’où il pouvait voir le jardin.

Comme Donald le mettait dans sa chaise, Caleb le prit, attira son visage contre le sien.

— Promettez-moi quelque chose, lui dit-il tout bas.

— Tout ce que vous voudrez, Taterley.

— Promettez-moi que vous m’enterrerez comme ça, Donald, dans mes habits. Ne dérangez rien autour de moi, promettez.

Oh ! mais ça n’est pas pour demain, Taterley.

— C’est pour bientôt, c’est pour maintenant dit Caleb. Chut ! ne lui dites pas à elle, ne le dites pas à la chère enfant.

Cela devait arriver très tôt… La fraîche soirée vint vite et tous les bruits du jour s’éteignirent en doux murmures. La lourde senteur des fleurs flottait à travers la fenêtre ouverte et remplissait la pièce.

Soudain, comme Ella était assise auprès de lui, il attira ses mains sur sa poitrine et, penchant la tête, mit ses lèvres sur son visage. D’une voix à peine perceptible, des paroles lui vinrent aux lèvres lentement et par saccades, comme s’il répétait avec difficulté quelque chose qu’il avait oublié auparavant :

— Ni les richesses, ni le pouvoir, ni la crainte des hommes…

Il s’arrêta, la regarda au fond des yeux avec une lumière dans le regard :

— Il y a quelque chose de meilleur, de plus doux, de plus gai que tout cela. Quelque chose que nous apprenons dans l’amertume, dans le chagrin…

Ses lèvres s’agitèrent, les sons s’éteignirent, sa tête retomba lourdement.

Les cheveux brillants d’Ella ombrageaient sa face mourante, leur douceur touchait son visage à jamais terreux.

— Taterley ! dit Ella haletante.

Les sanglots lui montaient à la gorge et elle répéta : Taterley !

Mais le faux Taterley était allé rejoindre le vrai.


TOM GALLON

TRADUCTION DE Mme  PIERRE BERTON