Traduction par Louis Viardot.
Hachette (p. 129-146).

Le soleil n’était pas encore arrivé à la moitié de sa course dans le ciel, que tous les Zaporogues se réunissaient en assemblée. De la setch était venue la terrible nouvelle que les Tatars, pendant l’absence des Cosaques, l’avaient entièrement pillée, qu’ils avaient déterré le trésor que les Cosaques conservaient mystérieusement sous la terre ; qu’ils avaient massacré ou fait prisonniers tous ceux qui restaient, et qu’emmenant tous les troupeaux, tous les haras, ils s’étaient dirigés en droite ligne sur Pérékop. Un seul Cosaque, Maxime Golodoukha, s’était échappé en route des mains des Tatars ; il avait poignardé le mirza, enlevé son sac rempli de sequins, et, sur un cheval tatar, en habits tatars, il s’était soustrait aux poursuites par une course de deux jours et de deux nuits. Son cheval était mort de fatigue ; il en avait pris un autre, l’avait encore tué, et sur le troisième enfin il était arrivé dans le camp des Zaporogues, ayant appris en route qu’ils assiégeaient Doubno. Il ne put qu’annoncer le malheur qui était arrivé ; mais comment était-il arrivé, ce malheur ? Les Cosaques demeurés à la setch s’étaient-ils enivrés selon la coutume zaporogue, et rendus prisonniers dans l’ivresse ? Comment les Tatars avaient-ils découvert l’endroit où était enterré le trésor de l’armée ? Il n’en put rien dire. Le Cosaque était harassé de fatigue ; il arrivait tout enflé ; le vent lui avait brûlé le visage, il tomba sur la terre, et s’endormit d’un profond sommeil.

En pareil cas, c’était la coutume zaporogue de se lancer aussitôt à la poursuite des ravisseurs, et de tâcher de les atteindre en route, car autrement les prisonniers pouvaient être transportés sur les bazars de l’Asie Mineure, à Smyrne, à l’île de Crète, et Dieu sait tous les endroits où l’on aurait vu les têtes à longue tresse des Zaporogues. Voilà pourquoi les Cosaques s’étaient assemblés. Tous, du premier au dernier, se tenaient debout, le bonnet sur la tête, car ils n’étaient pas venus pour entendre l’ordre du jour de l’ataman, mais pour se concerter comme égaux entre eux.

— Que les anciens donnent d’abord leur conseil ! criait-on dans la foule.

— Que le kochévoï donne son conseil ! disaient les autres.

Et le kochévoï, ôtant son bonnet, non plus comme chef des Cosaques, mais comme leur camarade, les remercia de l’honneur qu’ils lui faisaient et leur dit :

— Il y en a beaucoup parmi nous qui sont plus anciens que moi et plus sages dans les conseils ; mais puisque vous m’avez choisi pour parler le premier, voici mon opinion : Camarades, sans perdre de temps, mettons-nous à la poursuite du Tatar, car vous savez vous-mêmes quel homme c’est, le Tatar. Il n’attendra pas votre arrivée avec les biens qu’il a enlevés ; mais il les dissipera sur-le-champ, si bien qu’on n’en trouvera plus la trace. Voici donc mon conseil : en route ! Nous nous sommes assez promenés par ici ; les Polonais savent ce que sont les Cosaques. Nous avons vengé la religion autant que nous avons pu ; quant au butin, il ne faut pas attendre grand’chose d’une ville affamée. Ainsi donc mon conseil est de partir.

— Partons !

Ce mot retentit dans les kouréni des Zaporogues.

Mais il ne fut pas du goût de Tarass Boulba, qui abaissa, en les fronçant, ses sourcils mêlés de blanc et de noir, semblables aux buissons qui croissent sur le flanc nu d’une montagne, et dont les cimes ont blanchi sous le givre hérissé du nord.

— Non, ton conseil ne vaut rien, kochévoï, dit-il ; tu ne parles pas comme il faut, Il paraît que tu as oublié que ceux des nôtres qu’ont pris les Polonais demeurent prisonniers. Tu veux donc que nous ne respections pas la première des saintes lois de la fraternité, que nous abandonnions nos compagnons, pour qu’on les écorche vivants, ou bien pour que, après avoir écartelé leurs corps de Cosaques, on en promène les morceaux par les villes et les campagnes, comme ils ont déjà fait du hetman et des meilleurs chevaliers de l’Ukraine. Et sans cela, n’ont-ils pas assez insulté à tout ce qu’il y a de saint. Que sommes-nous donc ? je vous le demande à tous. Quel Cosaque est celui qui abandonne son compagnon dans le danger, qui le laisse comme un chien périr sur la terre étrangère ? Si la chose en est venue au point que personne ne révère plus l’honneur cosaque, et si l’on permet qu’on lui crache sur sa moustache grise, ou qu’on l’insulte par d’outrageantes paroles, ce n’est pas moi du moins qu’on insultera. Je reste seul.

Tous les Zaporogues qui l’entendirent furent ébranlés.

— Mais as-tu donc oublié, brave polkovnik, dit alors le kochévoï, que nous avons aussi des compagnons dans les mains des Tatars, et que si nous ne les délivrons pas maintenant, leur vie sera vendue aux païens pour un esclavage éternel, pire que la plus cruelle des morts ? As-tu donc oublié qu’ils emportent tout notre trésor, acquis au prix du sang chrétien ?

Tous les Cosaques restèrent pensifs, ne sachant que dire. Aucun d’eux ne voulait mériter une mauvaise renommée. Alors s’avança hors des rangs le plus ancien par les années de l’armée zaporogue, Kassian Bovdug. Il était vénéré de tous les Cosaques. Deux fois on l’avait élu kochévoï, et à la guerre aussi c’était un bon Cosaque. Mais il avait vieilli. Depuis longtemps il n’allait plus en campagne, et s’abstenait de donner des conseils. Seulement il aimait, le vieux, à rester couché sur le flanc, près des groupes de Cosaques, écoutant les récits des aventures d’autrefois et des campagnes de ses jeunes compagnons. Jamais il ne se mêlait à leurs discours, mais il les écoutait en silence, écrasant du pouce la cendre de sa courte pipe, qu’il n’ôtait jamais de ses lèvres, et il restait longtemps couché, fermant à demi les paupières, et les Cosaques ne savaient s’il était endormi ou s’il les écoutait encore. Pendant toutes les campagnes, il gardait la maison ; mais cette fois pourtant le vieux s’était laissé prendre ; et, faisant le geste de décision propre aux Cosaques, il avait dit :

— À la grâce de Dieu ! je vais avec vous. Peut-être serai-je utile en quelque chose à la chevalerie cosaque.

Tous les Cosaques se turent quand il parut devant l’assemblée, car depuis longtemps ils n’avaient entendu un mot de sa bouche. Chacun voulait savoir ce qu’allait dire Bovdug.

— Mon tour est venu de dire un mot, seigneurs frères, commença-t-il ; enfants, écoutez donc le vieux. Le kochévoï a bien parlé, et comme chef de l’armée cosaque, obligé d’en prendre soin et de conserver le trésor de l’armée, il ne pouvait rien dire de plus sage. Voilà ! que ceci soit mon premier discours ; et maintenant, écoutez ce que dira mon second. Et voilà ce que dira mon second discours : C’est une grande vérité qu’a dite aussi le polkovnik Tarass ; que Dieu lui donne longue vie et qu’il y ait beaucoup de pareils polkovniks dans l’Ukraine ! Le premier devoir et le premier honneur du Cosaque, c’est d’observer la fraternité. Depuis le long temps que je vis dans le monde, je n’ai pas ouï dire, seigneurs frères, qu’un Cosaque eût jamais abandonné ou vendu de quelque manière son compagnon ; et ceux-ci, et les autres sont nos compagnons. Qu’il y en ait plus, qu’il y en ait moins, tous sont nos frères. Voici donc mon discours : Que ceux à qui sont chers les Cosaques faits prisonniers par les Tatars, aillent poursuivre les Tatars ; et que ceux à qui sont chers les Cosaques faits prisonniers par les Polonais, et qui ne veulent pas abandonner la bonne cause, restent ici. Le kochévoï, suivant son devoir, mènera la moitié de nous à la poursuite des Tatars, et l’autre moitié se choisira un ataman de circonstance, et d’être ataman de circonstance, si vous en croyez une tête blanche, cela ne va mieux à personne qu’à Tarass Boulba. Il n’y en a pas un seul parmi nous qui lui soit égal en vertu guerrière.

Ainsi dit Bovdug, et il se tut ; et tous les Cosaques se réjouirent de ce que le vieux les avait ainsi mis dans la bonne voie. Tous jetèrent leurs bonnets en l’air, en criant :

— Merci, père ! il s’est tu, il s’est tu longtemps ; et voilà qu’enfin il a parlé. Ce n’est pas en vain qu’au moment de se mettre en campagne il disait qu’il serait utile à la chevalerie cosaque. Il l’a fait comme il l’avait dit.

— Eh bien ? consentez-vous à cela ? demanda le kochévoï.

— Nous consentons tous ! crièrent les Cosaques.

— Ainsi l’assemblée est finie ?

— L’assemblée est finie ! crièrent les Cosaques.

— Écoutez donc maintenant l’ordre militaire, enfants, dit le kochévoï.

Il s’avança, mit son bonnet, et tous les Zaporogues, ôtant leur bonnet, demeurèrent tête nue, les yeux baissés vers la terre, comme cela se faisait toujours parmi les Cosaques lorsqu’un ancien se préparait à parler.

— Maintenant, seigneurs frères, divisez-vous. Que celui qui veut partir, passe du côté droit ; que celui qui veut rester, passe du côté gauche. Où ira la majeure partie d’un kourèn, tout le reste suivra ; mais si la moindre partie persiste, qu’elle s’incorpore à d’autres kouréni.

Et ils commencèrent à passer, l’un à droite, l’autre à gauche. Quand la majeure partie d’un kourèn passait d’un côté, l’ataman du kourèn passait aussi ; quand c’était la moindre partie, elle s’incorporait aux autres kouréni. Et souvent il s’en fallut peu que les deux moitiés ne fussent égales. Parmi ceux qui voulurent demeurer, se trouva presque tout le kourèn de Nésamaïko, une grande moitié du kourèn de Popovitcheff, tout le kourèn d’Oumane, tout le kourèn de Kaneff, une grande moitié du kourèn de Steblikoff, une grande moitié du kourèn de Fimocheff. Tout le reste préféra aller à la poursuite des Tatars. Des deux côtés il y avait beaucoup de bons et braves Cosaques. Parmi ceux qui s’étaient décidés à se mettre à la poursuite des Tatars, il y avait Tchérévety, le vieux Cosaque Pokotipolé, et Lémich, et Procopovitch, et Choma. Démid Popovitch était passé avec eux, car c’était un Cosaque du caractère le plus turbulent ; il ne pouvait rester longtemps à une même place ; ayant essayé ses forces contre les Polonais, il eut envie de les essayer contre les Tatars. Les atamans des kouréni étaient Nostugan, Pokrychka, Nevymsky ; et bien d’autres fameux et braves Cosaques encore avaient eu envie d’essayer leur sabre et leurs bras puissants dans une lutte avec les Tatars. Il n’y avait pas moins de braves et de bien braves Cosaques parmi ceux qui voulurent rester, tels que les atamans Demytrovitch, Koukoubenko, Vertichvits, Balan, Boulbenko, Ostap. Après eux, il y avait encore beaucoup d’autres illustres et puissants Cosaques : Vovtousenko, Tchénitchenko, Stepan Couska, Ochrim Gouska, Mikola Gousty, Zadorojny, Métélitza, Ivan Zakroutygouba, Mosy Chilo, Degtarenko, Sydorenko, Pisarenko, puis un second Pisarenko, puis encore un Pisarenko, et encore une foule d’autres bons Cosaques. Tous avaient beaucoup marché à pied, beaucoup monté à cheval ; ils avaient vu les rivages de l’Anatolie, les steppes salées de la Crimée, toutes les rivières, grandes et petites, qui se versent dans le Dniepr, toutes les anses et toutes les îles de ce fleuve. Ils avaient foulé la terre moldave, illyrienne et turque ; ils avaient sillonné toute la mer Noire sur leurs bateaux cosaques à deux gouvernails ; ils avaient attaqué, avec cinquante bateaux de front, les plus riches et les plus puissants vaisseaux ; ils avaient coulé à fond bon nombre de galères turques, et enfin brûlé beaucoup de poudre en leur vie. Plus d’une fois ils avaient déchiré, pour s’en faire des bas, de précieuses étoffes de Damas ; plus d’une fois ils avaient rempli de sequins en or pur les larges poches de leurs pantalons. Quant aux richesses que chacun d’eux avait dissipées à boire et à se divertir, et qui auraient pu suffire à la vie d’un autre homme, il n’eût pas été possible d’en dresser le compte. Ils avaient tout dissipé à la cosaque, fêtant le monde entier, et louant des musiciens pour faire danser tout l’univers. Même alors il y en avait bien peu qui n’eussent quelque trésor, coupes et vases d’argent, agrafes et bijoux, enfouis sous les joncs des îles du Dniepr, pour que le Tatar ne pût les trouver, si, par malheur, il réussissait à tomber sur la setch. Mais il eût été difficile au Tatar de dénicher le trésor, car le maître du trésor lui-même commençait à oublier en quel endroit il l’avait caché. Tels étaient les Cosaques qui avaient voulu demeurer pour venger sur les Polonais leurs fidèles compagnons et la religion du Christ. Le vieux Cosaque Bovdug avait aussi préféré rester avec eux en disant :

— Maintenant mes années sont trop lourdes pour que j’aille courir le Tatar ; ici, il y a une place où je puis m’endormir de la bonne mort du Cosaque. Depuis longtemps j’ai demandé à Dieu, s’il faut terminer ma vie, que je la termine dans une guerre pour la sainte cause chrétienne. Il m’a exaucé. Nulle part une plus belle mort ne viendra pour le vieux Cosaque.

Quand ils se furent tous divisés et rangés sur deux files, par kourèn, le kochévoï passa entre les rangs, et dit :

— Eh bien ! seigneurs frères, chaque moitié est-elle contente de l’autre ?

— Tous sont contents, père, répondirent les Cosaques.

— Embrassez-vous donc, et dites-vous adieu l’un à l’autre, car Dieu sait s’il vous arrivera de vous revoir en cette vie. Obéissez à votre ataman, et faites ce que vous savez vous-mêmes ; vous savez ce qu’ordonne l’honneur cosaque.

Et tous les Cosaques, autant qu’il y en avait, s’embrassèrent réciproquement, ce furent les deux atamans qui commencèrent ; après avoir fait glisser dans les doigts leurs moustaches grises, ils se donnèrent l’accolade sur les deux joues ; puis, se prenant les mains avec force, ils voulurent se demander l’un à l’autre :

— Eh bien ! seigneur frère, nous reverrons-nous ou non ?

Mais ils se turent, et les deux têtes grises s’inclinèrent pensives. Et tous les Cosaques, jusqu’au dernier, se dirent adieu, sachant qu’il y aurait ; beaucoup de besogne à faire pour les uns et pour les autres. Mais ils résolurent de ne pas se séparer à l’instant même, et d’attendre l’obscurité de la nuit pour ne pas laisser voir à l’ennemi la diminution de l’armée. Cela fait, ils allèrent dîner, groupés par kouréni. Après dîner, tous ceux qui devaient se mettre en route se couchèrent et dormirent d’un long et profond sommeil, comme s’ils eussent pressenti que c’était peut-être le dernier dont ils jouiraient aussi librement. Ils dormirent jusqu’au coucher du soleil ; et quand le soir fut venu, ils commencèrent à graisser leurs chariots. Quand tout fut prêt pour le départ, ils envoyèrent les bagages en avant ; eux-mêmes, après avoir encore une fois salué leurs compagnons de leurs bonnets, suivirent lentement les chariots ; la cavalerie marchant en ordre, sans crier, sans siffler les chevaux, piétina doucement à la suite des fantassins, et bientôt ils disparurent dans l’ombre. Seulement le pas des chevaux retentissait sourdement dans le lointain, et quelquefois aussi le bruit d’une roue mal graissée qui criait sur l’essieu.

Longtemps encore, les Zaporogues restés devant la ville leur faisaient signe de la main, quoiqu’ils les eussent perdus de vue ; et lorsqu’ils furent revenus à leur campement, lorsqu’ils virent, à la clarté des étoiles, que la moitié des chariots manquaient, et un nombre égal de leurs frères, leur cœur se serra, et tous devenant pensifs involontairement, baissèrent vers la terre leurs têtes turbulentes.

Tarass voyait bien que, dans les rangs mornes de ses Cosaques, la tristesse, peu convenable aux braves, commençait à incliner doucement toutes les têtes. Mais il se taisait ; il voulait leur donner le temps de s’accoutumer à la peine que leur causaient les adieux de leurs compagnons ; et cependant, il se préparait en silence à les éveiller tout à coup par le hourra du Cosaque, pour rallumer, avec une nouvelle puissance, le courage dans leur âme. C’est une qualité propre à la race slave, race grande et forte, qui est aux autres races ce que la mer profonde est aux humbles rivières. Quand l’orage éclate, elle devient tonnerre et rugissements, elle soulève et fait tourbillonner les flots, comme ne le peuvent les faibles rivières ; mais quand il fait doux et calme, plus sereine que les rivières au cours rapide, elle étend son incommensurable nappe de verre, éternelle volupté des yeux.

Tarass ordonna à ses serviteurs de déballer un des chariots, qui se trouvait à l’écart. C’était le plus grand et le plus lourd de tout le camp cosaque ; ses fortes roues étaient doublement cerclées de fer, il était puissamment chargé, couvert de tapis et d’épaisses peaux de bœuf, et étroitement lié par des cordes enduites de poix. Ce chariot portait toutes les outres et tous les barils du vieux bon vin qui se conservait, depuis longtemps, dans les caves de Tarass. Il avait mis ce chariot en réserve pour le cas solennel où, s’il venait un moment de crise et s’il se présentait une affaire digne d’être transmise à la postérité, chaque Cosaque, jusqu’au dernier, pût boire une gorgée de ce vin précieux, afin que, dans ce grand moment, un grand sentiment s’éveillât aussi dans chaque homme. Sur l’ordre du polkovnik, les serviteurs coururent au chariot, coupèrent, avec leurs sabres, les fortes attaches, enlevèrent les lourdes peaux de bœuf, et descendirent les outres et les barils.

— Prenez tous, dit Boulba, tous tant que vous êtes, prenez ce que vous avez pour boire ; que ce soit une coupe, ou une cruche pour abreuver vos chevaux, que ce soit un gant ou un bonnet ; ou bien même étendez vos deux mains.

Et tous les Cosaques, tant qu’il y en avait, présentèrent l’un une coupe, l’autre la cruche qui lui servait à abreuver son cheval ; celui-ci un gant, celui-là un bonnet ; d’autres enfin présentèrent leurs deux mains rapprochées. Les serviteurs de Tarass passaient entre les rangs, et leur versaient les outres et les barils. Mais Tarass ordonna que personne ne bût avant qu’il eût fait signe à tous de boire d’un seul trait. On voyait qu’il avait quelque chose à dire. Tarass savait bien que, si fort que soit par lui-même un bon vieux vin, et si capable de fortifier le cœur de l’homme, cependant une bonne parole qu’on y joint double la force du vin et du cœur.

— C’est moi qui vous régale, seigneurs frères, dit Tarass Boulba, non pas pour vous remercier de l’honneur de m’avoir fait votre ataman, quelque grand que soit cet honneur, ni pour faire honneur aux adieux de nos compagnons ; non, l’une et l’autre choses seront plus convenables dans un autre temps que celui où nous nous trouvons à cette heure. Devant nous est une besogne de grande sueur, de grande vaillance cosaque. Buvons donc, compagnons, buvons d’un seul trait ; d’abord et avant tout, à la sainte religion orthodoxe, pour que le temps vienne enfin où la même sainte religion se répande sur le monde entier, où tout ce qu’il y a de païens rentrent dans le giron du Christ. Buvons aussi du même coup à la setch afin qu’elle soit longtemps debout, pour la ruine de tous les païens, afin que chaque année il en sorte une foule de héros plus grands les uns que les autres ; et buvons, en même temps, à notre propre gloire, afin que nos neveux et les fils de nos neveux disent qu’il y eut, autrefois, des Cosaques qui n’ont pas fait honte à la fraternité, et qui n’ont pas livré leurs compagnons. Ainsi donc, à la religion, seigneurs frères, à la religion !

— À la religion ! crièrent de leurs voix puissantes tous ceux qui remplissaient les rangs voisins. À la religion ! répétèrent les plus éloignés, et jeunes et vieux, tous les Cosaques burent à la religion.

— À la setch ! dit Tarass, en élevant sa coupe au-dessus de sa tête, le plus haut qu’il put.

— À la setch ! répondirent les rangs voisins.

— À la setch ! dirent d’une voix sourde les vieux Cosaques, en retroussant leurs moustaches grises ; et, s’agitant comme de jeunes faucons qui secouent leurs ailes, les jeunes Cosaques répétèrent : À la setch ! Et la plaine entendit au loin les Cosaques boire à leur setch.

— Maintenant un dernier coup, compagnons : à la gloire, et à tous les chrétiens qui vivent en ce monde.

Et tous les Cosaques, jusqu’au dernier, burent un dernier coup à la gloire, et à tous les chrétiens qui vivent en ce monde. Et longtemps encore on répétait dans tous les rangs de tous les kouréni : « À tous les chrétiens qui vivent dans ce monde ! »

Déjà les coupes étaient vides, et les Cosaques demeuraient toujours les mains élevées. Quoique leurs yeux, animés par le vin, brillassent de gaieté, pourtant ils étaient pensifs. Ce n’était pas au butin de guerre qu’ils songeaient, ni au bonheur de trouver des ducats, des armes précieuses, des habits chamarrés et des chevaux circassiens ; mais ils étaient devenus pensifs, comme des aigles posés sur les cimes des montagnes Rocheuses d’où l’on voit au loin s’étendre la mer immense, avec les vaisseaux, les galères, les navires de toutes sortes qui couvrent son sein, avec ses rivages perdus dans un lointain vaporeux et couronnés de villes qui paraissent des mouches et de forêts aussi basses que l’herbe. Comme des aigles, ils regardaient la plaine à l’entour, et leur destin qui s’assombrissait à l’horizon. Toute cette plaine, avec ses routes et ses sentiers tortueux, sera jonchée de leurs ossements blanchis ; elle s’abreuvera largement de leur sang cosaque, elle se couvrira de débris de chariots, de lances rompues, de sabres brisés ; au loin rouleront des têtes à touffes de cheveux, dont les tresses seront emmêlées par le sang caillé, et dont les moustaches tomberont sur le menton. Les aigles viendront en arracher les yeux. Mais il est beau, ce camp de la mort, si librement et si largement étendu. Pas une belle action ne périra, et la gloire cosaque ne se perdra point comme un grain de poudre tombé du bassinet. Il viendra, il viendra quelque joueur de bandoura, à la barbe grise descendant sur la poitrine, ou peut-être quelque vieillard, encore plein de courage viril, mais à la tête blanchie, à l’âme inspirée, qui dira d’eux une parole grave et puissante. Et leur renommée s’étendra dans l’univers entier, et tout ce qui viendra dans le monde, après eux, parlera d’eux ; car une parole puissante se répand au loin, semblable à la cloche de bronze dans laquelle le fondeur a versé beaucoup de pur et précieux argent, afin que, par les villes et les villages, les châteaux et les chaumières, la voix sonore appelle tous les chrétiens à la sainte prière.