Traduction par Louis Viardot.
Hachette (p. 105-129).

Le tabor des Zaporogues était rempli de bruit et de mouvement. D’abord personne ne pouvait exactement expliquer comment un détachement de troupes royales avait pénétré dans la ville. Ce fut plus tard qu’on s’aperçut que tout le kourèn de Peréiaslav, placé devant une des portes de la ville, était resté la veille ivre mort ; il n’était donc pas étonnant que la moitié des Cosaques qui le composaient eût été tuée et l’autre moitié prisonnière, sans qu’ils eussent eu le temps de se reconnaître. Avant que les kouréni voisins, éveillés par le bruit, eussent pu prendre les armes, le détachement entrait déjà dans la ville, et ses derniers rangs soutenaient la fusillade contre les Zaporogues mal éveillés qui se jetaient sur eux en désordre. Le kochevoï fit rassembler l’armée, et lorsque tous les soldats réunis en cercle, le bonnet à la main, eurent fait silence, il leur dit :

— Voilà donc, seigneurs frères, ce qui est arrivé cette nuit ; voilà jusqu’où peut conduire l’ivresse ; voilà l’injure que nous a faite l’ennemi ! Il paraît que c’est là votre habitude : si l’on vous double la ration, vous êtes prêts à vous soûler de telle sorte que l’ennemi du nom chrétien peut non seulement vous ôter vos pantalons, mais même vous éternuer au visage, sans que vous y fassiez attention.

Tous les Cosaques tenaient la tête basse, sentant bien qu’ils étaient coupables. Le seul ataman du kourèn de Nésamaïko[1], Koukoubenko, éleva la voix.

— Arrête, père, lui dit-il ; quoiqu’il ne soit pas écrit dans la loi qu’on puisse faire quelque observation quand le kochevoï parle devant toute l’armée, cependant, l’affaire ne s’étant point passée comme tu l’as dit, il faut parler. Tes reproches ne sont pas complètement justes. Les Cosaques eussent été fautifs et dignes de la mort s’ils s’étaient enivrés pendant la marche, la bataille, ou un travail important et difficile ; mais nous étions là sans rien faire, à nous ennuyer devant cette ville. Il n’y avait ni carême, ni aucune abstinence ordonnée par l’Église. Comment veux-tu donc que l’homme ne boive pas quand il n’a rien à faire ? il n’y a point de péché à cela. Mais nous allons leur montrer maintenant ce que c’est que d’attaquer des gens inoffensifs. Nous les avons bien battus auparavant nous allons maintenant les battre de manière qu’ils n’emportent pas leurs talons à la maison.

Le discours du kourennoï plut aux Cosaques. Ils relevèrent leurs têtes baissées, et beaucoup d’entre eux firent un signe de satisfaction, en disant :

— Koukoubenko a bien parlé.

Et Tarass Boulba, qui se tenait non loin du kochévoï, ajouta :

— Il paraît, kochévoï, que Koukoubenko a dit la vérité. Que répondras-tu à cela ?

— Ce que je répondrai ? je répondrai : Heureux le père qui a donné naissance à un pareil fils ! Il n’y a pas une grande sagesse à dire un mot de reproche ; mais il y a une grande sagesse à dire un mot qui, sans se moquer du malheur de l’homme, le ranime, lui rende du courage, comme les éperons rendent du courage à un cheval que l’abreuvoir a rafraîchi. Je voulais moi-même vous dire ensuite une parole consolante ; mais Koukoubenko m’a prévenu.

— Le kochévoï a bien parlé ! s’écria-t-on dans les rangs des Zaporogues.

— C’est une bonne parole, disaient les autres.

Et même les plus vieux, qui se tenaient là comme des pigeons gris, firent avec leurs moustaches une grimace de satisfaction, et dirent :

— Oui, c’est une parole bien dite.

— Maintenant, écoutez-moi, seigneurs, continua le kochévoï. Prendre une forteresse, en escalader les murs, ou bien y percer des trous à la manière des rats, comme font les maîtres allemands (qu’ils voient le diable en songe !), c’est indécent et nullement l’affaire des Cosaques. Je ne crois pas que l’ ennemi soit entré dans la ville avec de grandes provisions. Il ne menait pus avec lui beaucoup de chariots. Les habitants de la ville sont affamés, ce qui veut dire qu’ils mangeront tout d’une fois ; et quant au foin pour les chevaux, ma foi, je ne sais guère où ils en trouveront, à moins que quelqu’un de leurs saints ne leur en jette du haut du ciel… Mais ceci, il n’y a que Dieu qui le sache, car leurs prêtres ne sont forts qu’en paroles. Pour cette raison ou pour une autre, ils finiront par sortir de la ville. Qu’on se divise donc en trois corps, et qu’on les place devant les trois portes cinq kouréni devant la principale, et trois kouréni devant chacune des deux autres. Que le kourèn de Diadniv et celui de Korsoun se mettent en embuscade : le polkovnik Tarass Boulba, avec tout son polk, aussi en embuscade. Les kouréni de Titareff et de Tounnocheff, en réserve du côté droit ; ceux de Tcherbinoff et de Stéblikiv, du côté gauche. Et vous, sortez des rangs, jeunes gens qui vous sentez les dents aiguës pour insulter, pour exciter l’ennemi. Le Polonais n’a pas de cervelle ; il ne sait pas supporter les injures, et peut-être qu’aujourd’hui même ils passeront les portes. Que chaque ataman fasse la revue de son kourèn, et, s’il ne le trouve pas au complet, qu’il prenne du monde dans les débris de celui de Périaslav. Visitez bien toutes choses ; qu’on donne à chaque Cosaque un verre de vin pour le dégriser, et un pain. Mais je crois qu’ils sont assez rassasiés de ce qu’ils ont mangé hier, car, en vérité, ils ont tellement bâfré toute la nuit, que, si je m’étonne d’une chose, c’est qu’ils ne soient pas tous crevés. Et voici encore un ordre que je donne : Si quelque cabaretier juif s’avise de vendre un seul verre de vin à un seul Cosaque, je lui ferai clouer au front une oreille de cochon, et je le ferai pendre la tête en bas. À l’œuvre, frères ! à l’œuvre !

C’est ainsi que le kochévoï distribua ses ordres. Tous le saluèrent en se courbant jusqu’à la ceinture, et, prenant la route de leurs chariots, ils ne remirent leurs bonnets qu’arrivés à une grande distance. Tous commencèrent à s’équiper, à essayer leurs lances et leurs sabres, à remplir de poudre leurs poudrières, à préparer leurs chariots et à choisir leurs montures.

En rejoignant son campement, Tarass se mit à penser, sans le deviner toutefois, à ce qu’était devenu Andry. L’avait-on pris et garrotté, pendant son sommeil, avec les autres ? Mais non, Andry n’est pas homme à se rendre vivant. On ne l’avait pas non plus trouvé parmi les morts. Tout pensif, Tarass cheminait devant son polk, sans entendre que quelqu’un l’appelait depuis longtemps par son nom.

— Qui me demande ? dit-il enfin en sortant de sa rêverie.

Le juif Yankel était devant lui.

— Seigneur polkovnik, seigneur polkovnik, disait il d’une voix brève et entrecoupée, comme s’il voulait lui faire part d’une nouvelle importante, j’ai été dans la ville, seigneur polkovnik.

Tarass regarda le juif d’un air ébahi :

— Qui diable t’a mené là ?

— Je vais vous le raconter, dit Yankel. Dès que j’entendis du bruit au lever du soleil et que les Cosaques tirèrent des coups de fusil, je pris mon caftan, et, sans le mettre, je me mis à courir. Ce n’est qu’en route que je passai les manches ; car je voulais savoir moi-même la cause de ce bruit, et pourquoi les Cosaques tiraient de si bonne heure. J’arrivai aux portes de la ville au moment où entrait la queue du convoi. Je regarde, et que vois-je l’officier Galandowitch. C’est un homme que je connais ; il me doit cent ducats depuis trois ans. Et moi, je me mis à le suivre comme pour réclamer ma créance, et voilà comment je suis entré dans la ville.

— Eh quoi ! tu es entré dans la ville, et tu voulais encore lui faire payer sa dette ? lui dit Boulba. Comment donc ne t’a-t-il pas fait pendre comme un chien ?

— Certes, il voulait me faire pendre, répondit le juif ; ses gens m’avaient déjà passé la corde au cou. Mais je me mis à supplier le seigneur ; je lui dis que j’attendrais le payement de ma créance aussi longtemps qu’il le voudrait, et je promis de lui prêter encore de l’argent, s’il voulait m’aider à me faire rendre ce que me doivent d’autres chevaliers ; car, à dire vrai, le seigneur officier n’a pas un ducat dans la poche, tout comme s’il était Cosaque, quoiqu’il ait des villages, des maisons, quatre châteaux et des steppes qui s’étendent jusqu’à Chklov. Et maintenant, si les juifs de Breslav ne l’eussent pas équipé, il n’aurait pas pu aller à la guerre. C’est aussi pour cela qu’il n’a point paru à la diète.

— Qu’as-tu donc fait dans la ville ? as-tu vu les nôtres ?

— Comment donc ! il y en a beaucoup des nôtres : Itska, Rakhoum, Khaïvalkh, l’intendant…

— Qu’ils périssent tous, les chiens ! s’écria Tarass en colère. Que viens-tu me mettre sous le nez ta maudite race de juifs ? je te parle de nos Zaporogues.

— Je n’ai pas vu nos Zaporogues ; mais j’ai vu le seigneur Andry.

— Tu as vu Andry ? dit Boulba. Eh bien ! quoi ? comment ? où l’as-tu vu ? dans une fosse, dans une prison, attaché, enchaîné ?

— Qui aurait osé attacher le seigneur Andry ? c’est à présent l’un des plus grands chevaliers. Je ne l’aurais presque pas reconnu. Les brassards sont en or, la ceinture est en or, il n’y a que de l’ or sur lui. Il est tout étincelant d’or, comme quand au printemps le soleil reluit sur l’herbe. Et le vaïvode lui a donné son meilleur cheval ; ce cheval seul coûte deux cents ducats.

Boulba resta stupéfait :

— Pourquoi donc a-t-il mis une armure qui ne lui appartient pas ? Parce qu’elle était meilleure que la sienne ; c’est pour cela qu’il l’a mise. Et maintenant il parcourt les rangs, et d’autres parcourent les rangs, et il enseigne, et on l’enseigne, comme s’il était le plus riche des seigneurs polonais.

— Qui donc le force à faire tout cela ?

— Je ne dis pas qu’on l’ait forcé. Est-ce que le seigneur Tarass ne sait pas qu’il est passé dans l’autre parti par sa propre volonté ?

— Qui a passé ?

— Le seigneur Andry.

— Où a-t-il passé ?

— Il a passé dans l’autre parti ; il est maintenant des leurs.

— Tu mens, oreille de cochon.

— Comment est-il possible que je mente ? Suis-je un sot, pour mentir contre ma propre tête ? Est-ce que je ne sais pas qu’on pend un juif comme un chien, s’il ose mentir devant un seigneur ?

— C’est-à-dire que, d’après toi, il a vendu sa patrie et sa religion ?

— Je ne dis pas qu’il ait vendu quelque chose ; je dis seulement qu’il a passé dans l’autre parti.

— Tu mens, juif du diable ; une telle chose ne s’est jamais vue sur la terre chrétienne. Tu mens, chien.

— Que l’herbe croisse sur le seuil de ma maison, si je mens. Que chacun crache sur le tombeau de mon père, de ma mère, de mon beau-père, de mon grand-père et du père de ma mère, si je mens. Si le seigneur le désire, je vais lui dire pourquoi il a passé.

— Pourquoi ?

— Le vaïvode a une fille qui est si belle, mon saint Dieu, si belle…

Ici le juif essaya d’exprimer par ses gestes la beauté de cette fille, en écartant les mains, en clignant des yeux, et en relevant le coin de la bouche comme s’il goûtait quelque chose de doux.

— Eh bien, quoi ? Après…

— C’est pour elle qu’il a passé de l’autre côté. Quand un homme devient amoureux, il est comme une semelle qu’on met tremper dans l’eau pour la plier ensuite comme on veut.

Boulba se mit à réfléchir profondément. Il se rappela que l’influence d’une faible femme était grande ; qu’elle avait déjà perdu bien des hommes forts, et que la nature d’Andry était fragile par ce côté. Il se tenait immobile, comme planté à sa place.

— Écoute, seigneur ; je raconterai tout au seigneur, dit le juif Dès que j’entendis le bruit du matin, dès que je vis qu’on entrait dans la ville, j’emportai avec moi, à tout événement, une rangée de perles, car il y a des demoiselles dans la ville ; et s’il y a des demoiselles, me dis-je à moi-même, elles achèteront mes perles, n’eussent-elles rien à manger. Et dès que les gens de l’officier polonais m’eurent lâché, je courus à la maison du vaïvode, pour y vendre mes perles. J’appris tout d’une servante tatare ; elle m’a dit que la noce se ferait dès qu’on aurait chassé les Zaporogues. Le seigneur Andry a promis de chasser les Zaporogues.

— Et tu ne l’as pas tué sur place, ce fils du diable ? s’écria Boulba.

— Pourquoi le tuer ? Il a passé volontairement. Où est la faute de l’homme ? Il est allé là où il se trouvait mieux.

— Et tu l’as vu en face ?

— En face, certainement. Quel superbe guerrier ? il est plus beau que tous les autres. Que Dieu lui donne bonne santé ! Il m’a reconnu à l’instant même, et quand je m’approchai de lui, il m’a dit…

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Il m’a dit !… c’est-à-dire il a commencé par me faire un signe du doigt, et puis il m’a dit : « Yankel ! » Et moi : « Seigneur Andry ! » Et lui : « Yankel, dis à mon père, à mon frère, aux Cosaques, aux Zaporogues, dis à tout le monde que mon père n’est plus mon père, que mon frère n’est plus mon frère, que mes camarades ne sont plus mes camarades, et que je veux me battre contre eux tous, contre eux tous. »

— Tu mens, Judas ! s’écria Tarass hors de lui ; tu mens, chien. Tu as crucifié le Christ, homme maudit de Dieu. Je te tuerai, Satan. Sauve-toi, si tu ne veux pas rester mort sur le coup.

En disant cela, Tarass tira son sabre. Le juif épouvanté se mit à courir de toute la rapidité de ses sèches et longues jambes ; et longtemps il courut, sans tourner la tête, à travers les chariots des Cosaques, et longtemps encore dans la plaine, quoique Tarass ne l’eût pas poursuivi, réfléchissant qu’il était indigne de lui de s’abandonner à sa colère contre un malheureux qui n’en pouvait mais.

Boulba se souvint alors qu’il avait vu, la nuit précédente, Andry traverser le tabor menant une femme avec lui. Il baissa sa tête grise, et cependant il ne voulait pas croire encore qu’une action aussi infâme eût été commise, et que son propre fils eût pu vendre ainsi sa religion et son âme.

Enfin il conduisit son polk à la place qui lui était désignée, derrière le seul bois que les Cosaques n’ eussent pas encore brûlé. Cependant les Zaporogues, à pied et à cheval se mettaient en marche dans la direction des trois portes de la ville. L’un après l’autre défilaient les divers kouréni, composant l’armée. Il ne manquait que le seul kourèn de Peréiaslav ; les Cosaques qui le composaient avaient bu la veille tout ce qu’ils devaient boire en leur vie. Tel s’était réveillé garrotté dans les mains des ennemis ; tel avait passé endormi de la vie à la mort, et leur ataman’ lui-même, Khlib, s’était trouvé sans pantalon et sans vêtement supérieur au milieu du camp polonais.

On s’aperçut dans la ville du mouvement des Cosaques. Toute la population accourut sur les remparts, et un tableau animé se présenta aux yeux des Zaporogues. Les chevaliers polonais, plus richement vêtus l’un que l’autre, occupaient la muraille. Leurs casques en cuivre, surmontés de plumes blanches comme celles du cygne, étincelaient au soleil ; d’autres portaient de petits bonnets, roses ou bleus, penchés sur l’oreille, et des caftans aux manches flottantes, brodés d’or ou de soieries. Leurs sabres et leurs mousquets, qu’ils achetaient à grand prix, étaient, comme tout leur costume, chargés d’ornements. Au premier rang, se tenait plein de fierté, portant un bonnet rouge et or, le colonel de la ville de Boudjak. Plus grand et plus gros que tous les autres, il était serré dans son riche caftan. Plus loin, près d’une porte latérale, se tenait un autre colonel, petit homme maigre et sec. Ses petits yeux vifs lançaient des regards perçants sous leurs sourcils épais. Il se tournait avec vivacité, en désignant les postes de sa main effilée, et distribuant des ordres. On voyait que, malgré sa taille chétive, c’était un homme de guerre. Près de lui se trouvait un officier long et fluet, portant d’épaisses moustaches sur un visage rouge. Ce Seigneur aimait les festins et l’hydromel capiteux. Derrière eux était groupée une foule de petits gentillâtres qui s’étaient armés, les uns à leurs propres frais, les autres aux frais de la couronne, ou avec l’aide de l’argent des juifs, auxquels ils avaient engagé tout ce que contenaient les petits castels de leurs pères. Il y avait encore une foule de ces clients parasites que les sénateurs menaient avec eux pour leur faire cortège, qui, la veille, volaient du buffet ou de la table quelque coupe d’argent, et, le lendemain, montaient sur le siège de la voiture pour servir de cochers. Enfin, il y avait là de toutes espèces de gens. Les rangs des Cosaques se tenaient silencieusement devant les murs ; aucun d’entre eux ne portait d’or sur ses habits ; on ne voyait briller, par-ci par-là, les métaux précieux que sur les poignées des sabres ou les crosses des mousquets. Les Cosaques n’aimaient pas à se vêtir richement pour la bataille ; leurs caftans et leurs armures étaient fort simples, et l’on ne voyait, dans tous les escadrons, que de longues files bigarrées de bonnets noirs à la pointe rouge.

Deux Cosaques sortirent des rangs des Zaporogues. L’un était tout jeune, l’autre un peu plus âgé ; tous deux avaient, selon leur façon de dire, de bonnes dents pour mordre, non seulement en paroles, mais encore en action. Ils s’appelaient Okhrim Nach et Mikita Colokopitenko. Démid Popovitch les suivait, vieux Cosaque qui hantait depuis longtemps la setch, qui était allé jusque sous les murs d’Andrinople, et qui avait souffert bien des traverses en sa vie. Une fois, en se sauvant d’un incendie, il était revenu à la setch, avec la tête toute goudronnée, toute noircie, et les cheveux brûlés. Mais depuis lors, il avait eu le temps de se refaire et d’engraisser ; sa longue touffe de cheveux entourait son oreille, et ses moustaches avaient repoussé noires et épaisses. Popovitch était renommé pour sa langue bien affilée.

— Toute l’armée a des joupans rouges, dit-il ; mais je voudrais bien savoir si la valeur de l’armée est rouge aussi[2] !

— Attendez, s’écria d’en haut le gros colonel ; je vais vous garrotter tous. Rendez, esclaves, rendez vos mousquets et vos chevaux. Avez-vous vu comme j’ ai déjà garrotté les vôtres ? Qu’on amène les prisonniers sur le parapet.

Et l’on amena les Zaporogues garrottés. Devant eux marchait leur ataman Khlib, sans pantalon et sans vêtement supérieur, dans l’état où on l’avait saisi. Et l’ataman baissa la tête, honteux de sa nudité et de ce qu’il avait été pris en dormant, comme un chien.

— Ne t’afflige pas, Khlib, nous te délivrerons, lui criaient d’en bas les Cosaques.

— Ne t’afflige pas, ami, ajouta l’ataman Borodaty, ce n’est pas ta faute si l’on t’a pris tout nu ; cela peut arriver à chacun. Mais honte à eux, qui t’exposent ignominieusement sans avoir, par décence, couvert ta nudité.

— Il paraît que vous n’êtes braves que quand vous avez affaire à des gens endormis, dit Golokopitenko, en regardant le parapet.

— Attendez, attendez, nous vous couperons vos touffes de cheveux, lui répondit-on d’en haut.

— Je voudrais bien voir comment ils nous couperaient nos touffes, disait Popovitch en tournant devant eux sur son cheval.

Et puis il ajouta, en regardant les siens :

— Mais peut-être que les Polonais disent la vérité ; si ce gros-là les amène, ils seront bien défendus.

— Pourquoi crois-tu qu’ils seront bien défendus ? répliquèrent les cosaques, sûrs d’avance que Popovitch allait lâcher un bon mot.

— Parce que toute l’armée peut se cacher derrière lui, et qu’il serait fort difficile d’attraper quelqu’un avec la lance par delà son ventre.

Tous les Cosaques se mirent à rire et, longtemps après, beaucoup d’entre eux secouaient encore la tête en répétant :

— Ce diable de Popovitch ! s’il s’avise de décocher un mot à quelqu’un, alors…

Et les Cosaques n’achevèrent pas de dire ce qu’ils entendaient par alors…

— Reculez, reculez ! s’écria le kochevoï.

Car les Polonais semblaient ne pas vouloir supporter une pareille bravade, et le colonel avait fait un signe de la main. En effet, à peine les Cosaques s’étaient-ils retirés, qu’une décharge de mousqueterie retentit sur le haut du parapet. Un grand mouvement se fit dans la ville ; le vieux vaïvode apparut lui-même, monté sur son cheval. Les portes s’ouvrirent, et l’armée polonaise en sortit. À l’avant-garde marchaient les hussards[3], bien alignés, puis les cuirassiers avec des lances, tous portant des casques en cuivre. Derrière eux chevauchaient les plus riches gentilshommes, habillés chacun selon son caprice. Ils ne voulaient pas se mêler à la foule des soldats, et celui d’entre eux qui n’avait pas de commandement s’avançait seul à la tête de ses gens. Puis venaient d’autres rangs, puis l’officier fluet, puis d’autres rangs encore, puis le gros colonel, et le dernier qui quitta la ville fut le colonel sec et maigre.

— Empêchez-les, empêchez-les d’aligner leurs rangs, criait le kochévoï. Que tous les kouréni attaquent à la fois. Abandonnez les autres portes. Que le kourèn de Titareff attaque par son côté et le kourèn de Diadkoff par le sien. Koukoubenko et Palivoda, tombez sur eux par derrière. Divisez-les, confondez-les.

Et les Cosaques attaquèrent de tous les côtés. Ils rompirent les rangs polonais, les mêlèrent et se mêlèrent avec eux, sans leur donner le temps de tirer un coup de mousquet. On ne faisait usage que des sabres et des lances. Dans cette mêlée générale, chacun eut l’occasion de se montrer. Démid Popovitch tua trois fantassins et culbuta deux gentilshommes à bas de leurs chevaux, en disant :

— Voilà de bons chevaux ; il y a longtemps que j’en désirais de pareils.

Et il les chassa devant lui dans la plaine, criant aux autres Cosaques de les attraper ; puis il retourna dans la mêlée, attaqua les seigneurs qu’il avait démontés, tua l’un d’eux, jeta son arank[4] au cou de l’autre, et le traîna à travers la campagne, après lui avoir pris son sabre à la riche poignée et sa bourse pleine de ducats. Kobita, bon Cosaque encore jeune, en vint aux mains avec un des plus braves de l’armée polonaise, et ils combattirent longtemps corps à corps. Le Cosaque finit par triompher ; il frappa le Polonais dans la poitrine avec un couteau turc ; mais ce fut en vain pour son salut ; une balle encore chaude l’atteignit à la tempe. Le plus noble des seigneurs polonais l’avait ainsi tué, le plus beau des chevaliers et d’ancienne extraction princière ; celui-ci se portait partout, sur son vigoureux cheval bai clair, et s’était déjà signalé par maintes prouesses. Il avait sabré deux Zaporogues, renversé un bon Cosaque, Fédor Korj, et l’avait percé de sa lance après avoir abattu son cheval d’un coup de pistolet. Il venait encore de tuer Kobita.

— C’est avec celui-là que je voudrais essayer mes forces, s’écria l’ataman du kourèn de Nésamaïko, Koukoubenko.

Il donna de l’éperon à son cheval et s’élança sur le Polonais, en criant d’une voix si forte que tous ceux qui se trouvaient proche tressaillirent involontairement. Le Polonais eut l’intention de tourner son cheval pour faire face à ce nouvel ennemi ; mais l’animal ne lui obéit point. Épouvanté par ce terrible cri, il avait fait un bond de côté, et Koukoubenko put frapper, d’une balle dans le dos, le Polonais qui tomba de son cheval. Même alors, le Polonais ne se rendit pas ; il tâcha encore de percer l’ennemi, mais sa main affaiblie laissa retomber son sabre. Koukoubenko prit à deux mains sa lourde épée, lui en enfonça la pointe entre ses lèvres pâlies. L’épée lui brisa les dents, lui coupa la langue, lui traversa les vertèbres du cou, et pénétra profondément dans la terre où elle le cloua pour toujours. Le sang rosé jaillit de la blessure, ce sang de gentilhomme, et lui teignit son caftan jaune brodé d’or. Koukoubenko abandonna le cadavre, et se jeta avec les siens sur un autre point.

— Comment peut-on laisser là une si riche armure sans la ramasser ? dit l’ataman du kourèn d’Oumane, Borodaty.

Et il quitta ses gens pour s’avancer vers l’endroit où le gentilhomme gisait à terre.

— J’ai tué sept seigneurs de ma main, mais je n’ai trouvé sur aucun d’eux une aussi belle armure.

Et Borodaty, entraîné par l’ardeur du gain, se baissa pour enlever cette riche dépouille. Il lui ôta son poignard turc, orné de pierres précieuses, lui enleva sa bourse pleine de ducats, lui détacha du cou un petit sachet qui contenait, avec du linge fin, une boucle de cheveux donnée par une jeune fille, en souvenir d’amour. Borodaty n’entendit pas que l’officier au nez rouge arrivait sur lui par derrière, celui-là même qu’il avait déjà renversé de la selle, après l’avoir marqué d’une balafre au visage. L’officier leva son sabre et lui asséna un coup terrible sur son cou penché. L’amour du butin n’avait pas mené à une bonne fin l’ataman Borodaty. Sa tête puissante roula par terre d’un côté, et son corps de l’autre, arrosant l’herbe de son sang. À peine l’officier vainqueur avait-il saisi par sa touffe de cheveux la tête de l’ataman pour la pendre à sa selle, qu’un vengeur s’était déjà levé.

Ainsi qu’un épervier qui, après avoir tracé des cercles avec ses puissantes ailes, s’arrête tout à coup immobile dans l’air, et fond comme la flèche sur une caille qui chante dans les blés près de la route, ainsi le fils de Tarass, Ostap, s’élança sur l’officier polonais et lui jeta son nœud coulant autour du cou. Le visage rouge de l’officier rougit encore quand le nœud coulant lui serra la gorge. Il saisit convulsivement son pistolet, mais sa main ne put le diriger, et la balle alla se perdre dans la plaine. Ostap détacha de la selle du Polonais un lacet en soie dont il se servait pour lier les prisonniers, lui garrotta les pieds et les bras, attacha l’ autre bout du lacet à l’arçon de sa propre selle, et le traîna à travers champs, en criant aux Cosaques d’Oumane d’aller rendre les derniers devoirs à leur ataman. Quand les Cosaques de ce kourèn apprirent que leur ataman n’était plus en vie, ils abandonnèrent le combat pour relever son corps, et se concertèrent pour savoir qui il fallait choisir à sa place.

— Mais à quoi bon tenir de longs conseils ! dirent-ils enfin ; il est impossible de choisir un meilleur kourennoï qu’Ostap Boulba. Il est vrai qu’il est plus jeune que nous tous ; mais il a de l’esprit et du sens comme un vieillard.

Ostap, ôtant son bonnet, remercia ses camarades de l’honneur qu’ils lui faisaient, mais sans prétexter ni sa jeunesse, ni son manque d’expérience, car, en temps de guerre, il n’est pas permis d’hésiter. Ostap les conduisit aussitôt contre l’ennemi, et leur prouva que ce n’était pas à tort qu’ils l’avaient choisi pour ataman. Les Polonais sentirent que l’affaire devenait trop chaude ; ils reculèrent et traversèrent la plaine pour se rassembler de l’autre côté. Le petit colonel fit signe à une troupe de quatre cents hommes qui se tenaient en réserve près de la porte de la ville, et ils firent une décharge de mousqueterie sur les Cosaques. Mais ils n’atteignirent que peu de monde. Quelques balles allèrent frapper les bœufs de l’armée, qui regardaient stupidement le combat. Épouvantés, ces animaux poussèrent des mugissements, se ruèrent sur le tabor des Cosaques, brisèrent des chariots et foulèrent aux pieds beaucoup de monde. Mais Tarass, en ce moment, s’élançant avec son polk de l’embuscade où il était posté, leur barra le passage, en faisant jeter de grands cris à ses gens. Alors tout le troupeau furieux, éperdu, se retourna sur les régiments polonais qu’il mit en désordre.

— Grand merci, taureaux ! criaient les Zaporogues ; vous nous avez bien servis pendant la marche, maintenant, vous nous servez à la bataille !

Les Cosaques se ruèrent de nouveau sur l’ennemi. Beaucoup de Polonais périrent, beaucoup de Cosaques se distinguèrent, entre autres Metelitza, Chilo, les deux Pissarenko, Vovtousenko. Se voyant pressés de toutes parts, les Polonais élevèrent leur bannière en signe de ralliement, et se mirent à crier qu’on leur ouvrît les portes de la ville. Les portes fermées s’ouvrirent en grinçant sur leurs gonds et reçurent les cavaliers fugitifs, harassés, couverts de poussière, comme la bergerie reçoit les brebis. Beaucoup de Zaporogues voulaient les poursuivre jusque dans la ville, mais Ostap arrêta les siens en leur disant :

— Éloignez-vous, seigneurs frères, éloignez-vous des murailles ; il n’est pas bon de s’en approcher.

Ostap avait raison, car, dans le moment même, une décharge générale retentit du haut des remparts. Le kochévoï s’approcha pour féliciter Ostap.

— C’est encore un jeune ataman, dit-il, mais il conduit ses troupes comme un vieux chef.

Le vieux Tarass tourna la tête pour voir quel était ce nouvel ataman ; il aperçut son fils Ostap à la tête du kourèn d’Oumane, le bonnet sur l’oreille la massue d’ataman dans sa main droite.

— Voyez-vous le drôle ! se dit-il tout joyeux.

Et il remercia tous les Cosaques d’Oumane pour l’honneur qu’ils avaient fait à son fils.

Les Cosaques reculèrent jusqu’à leur tabor ; les Polonais parurent de nouveau sur le parapet, mais, cette fois, leurs riches joupans étaient déchirés, couverts de sang et de poussière.

— Holà ! hé ! avez-vous pansé vos blessures ? leur criaient les Zaporogues.

— Attendez ! Attendez ! répondait d’en haut le gros colonel en agitant une corde dans ses mains.

Et longtemps encore, les soldats des deux partis échangèrent des menaces et des injures.

Enfin, ils se séparèrent. Les uns allèrent se reposer des fatigues du combat ; les autres se mirent à appliquer de la terre sur leurs blessures et déchirèrent les riches habits qu’ils avaient enlevés aux morts pour en faire des bandages. Ceux qui avaient conservé le plus de forces, s’occupèrent à rassembler les cadavres de leurs camarades et à leur rendre les derniers honneurs. Avec leurs épées et leurs lances, ils creusèrent des fosses dont ils emportaient la terre dans les pans de leurs habits ; ils y déposèrent soigneusement les corps des Cosaques, et les recouvrirent de terre fraîche pour ne pas les laisser en pâture aux oiseaux. Les cadavres des Polonais furent attachés par dizaines aux queues des chevaux, que les Zaporogues lancèrent dans la plaine en les chassant devant eux à grands coups de fouet. Les chevaux furieux coururent longtemps à travers les champs, traînant derrière eux les cadavres ensanglantés qui roulaient et se heurtaient dans la poussière.

Le soir venu, tous les kouréni s’assirent en rond et se mirent à parler des hauts faits de la journée. Ils veillèrent longtemps ainsi. Le vieux Tarass se coucha plus tard que tous les autres ; il ne comprenait pas pourquoi Andry ne s’était pas montré parmi les combattants. Le Judas avait-il eu honte de se battre contre ses frères ? Ou bien le juif l’avait il trompé, et Andry se trouvait-il en prison. Mais Tarass se souvint que le cœur d’Andry avait toujours été accessible aux séductions des femmes, et, dans sa désolation, il se mit à maudire la Polonaise qui avait perdu son fils, à jurer qu’il en tirerait vengeance. Il aurait tenu son serment, sans être touché par la beauté de cette femme ; il l’aurait traînée par ses longs cheveux à travers tout le camp des Cosaques ; il aurait meurtri et souillé ses belles épaules, aussi blanches que la neige éternelle qui couvre le sommet des hautes montagnes ; il aurait mis en pièces son beau corps. Mais Boulba ne savait pas lui-même ce que Dieu lui préparait pour le lendemain… Il finit par s’endormir, tandis que la garde, vigilante et sobre, se tint toute la nuit près des feux, regardant avec attention de tous côtés dans les ténèbres.


  1. Mot composé de nesamaï, « ne me touche pas ».
  2. Le mot russe krasnoï veut dire rouge et beau, brillant, éclatant.
  3. Mot pris aux Hongrois pour désigner la cavalerie légère. En langue madgyare il signifie vingtième, parce que, dans les guerres contre les Turcs, chaque village devait fournir, sur vingt hommes, un homme équipé.
  4. Nom tatar d’une longue corde terminée par un nœud coulant.