Tarass Boulba/7
Andry s’avançait péniblement dans l’étroit et sombre souterrain, précédé de la Tatare et courbé sous ses sacs de provisions.
— Bientôt nous pourrons voir, lui dit sa conductrice, nous approchons de l’endroit où j’ai laissé une lumière.
En effet, les noires murailles du souterrain commençaient à s’éclairer peu à peu. Ils atteignirent une petite plate-forme qui semblait être une chapelle, car à l’un des murs était adossée une table en forme d’autel, surmontée d’une vieille image noircie de la madone catholique. Une petite lampe en argent, suspendue devant cette image, l’éclairait de sa lueur pâle. La Tatare se baissa, ramassa de terre son chandelier de cuivre dont la tige longue et mince était entourée de chaînettes auxquelles pendaient des mouchettes, un éteignoir et un poinçon. Elle le prit et alluma la chandelle au feu de la lampe. Tous deux continuèrent leur route, à demi dans une vive lumière, à demi dans une ombre noire, comme les personnages d’un tableau de Gérard delle notti. Le visage du jeune chevalier, où brillait la santé et la force, formait un frappant contraste avec celui de la Tatare, pâle et exténué. Le passage devint insensiblement plus large et plus haut, de manière qu’Andry put relever la tête. Il se mit à considérer attentivement les parois en terre du passage où il cheminait. Comme aux souterrains de Kiew, on y voyait des enfoncements que remplissaient tantôt des cercueils, tantôt des ossements épars que l’humidité avait rendus mous comme de la pâte. Là aussi gisaient de saints anachorètes qui avaient fui le monde et ses séductions. L’humidité était si grande en certains endroits, qu’ils avaient de l’eau sous les pieds. Andry devait s’arrêter souvent pour donner du repos à sa compagne dont la fatigue se renouvelait sans cesse. Un petit morceau de pain qu’elle avait dévoré causait une vive douleur à son estomac déshabitué de nourriture, et fréquemment elle s’arrêtait sans pouvoir quitter la place. Enfin une petite porte en fer apparut devant eux.
« Grâce à Dieu, nous sommes arrivés, » dit la Tatare d’une voix faible ; et elle leva la main pour frapper, mais la force lui manqua.
À sa place, Andry frappa vigoureusement sur la porte, qui retentit de manière à montrer qu’il y avait par derrière un large espace vide ; puis le son changea de nature comme s’il se fût prolongé sous de hauts arceaux. Deux minutes après, on entendit bruire un trousseau de clefs et quelqu’un qui descendait les marches d’un escalier tournant. La porte s’ouvrit. Un moine, qui se tenait debout, la clef dans une main, une lumière dans l’autre, leur livra passage. Andry recula involontairement à la vue d’un moine catholique, objet de mépris et de haine pour les Cosaques, qui les traitaient encore plus inhumainement que les juifs. Le moine, de son côté, recula de quelques pas en voyant un Zaporogue ; mais un mot que lui dit la Tatare à voix basse le tranquillisa. Il referma la porte derrière eux, les conduisit par l’escalier, et bientôt ils se trouvèrent sous les hautes et sombres voûtes de l’église.
Devant l’un des autels, tout chargé de cierges, se tenait un prêtre à genoux, qui priait à voix basse. À ses côtés étaient agenouillés deux jeunes diacres en chasubles violettes ornées de dentelles blanches, et des encensoirs dans les mains. Ils demandaient un miracle, la délivrance de la ville, l’affermissement des courages ébranlés, le don de la patience, la fuite du tentateur qui les faisait murmurer, qui leur inspirait des idées timides et lâches. Quelques femmes, semblables à des spectres, étaient agenouillées aussi, laissant tomber leurs têtes sur les dossiers des bancs de bois et des prie-Dieu. Quelques hommes restaient appuyés contre les pilastres dans un silence morne et découragé. La longue fenêtre aux vitraux peints qui surmontait l’autel s’éclaira tout à coup des lueurs rosées de l’aube naissante, et des rosaces rouges, bleues, de toutes couleurs, se dessinèrent sur le sombre pavé de l’église. Tout le chœur fut inondé de jour, et la fumée de l’encens, immobile dans l’air, se peignit de toutes les nuances de l’arc-en-ciel. De son coin obscur, Andry contemplait avec admiration le miracle opéré par la lumière. Dans cet instant, le mugissement solennel de l’orgue emplit tout à coup l’église entière[1]. Il enfla de plus en plus les sons, éclata comme le roulement du tonnerre, puis monta sous les nefs en sons argentins comme des voix de jeunes filles, puis répéta son mugissement sonore et se tut brusquement. Longtemps après les vibrations firent trembler les arceaux, et Andry resta dans l’admiration de cette musique solennelle. Quelqu’un le tira par le pan de son caftan.
— Il est temps, dit la Tatare.
Tous deux traversèrent l’église sans être aperçus, et sortirent sur une grande place. Le ciel s’était rougi des feux de l’aurore, et tout présageait le lever du soleil. La place, en forme de carré, était complètement vide. Au milieu d’elle se trouvaient dressées nombre de tables en bois, qui indiquaient que là avait été le marché aux provisions. Le sol, qui n’était point pavé, portait une épaisse couche de boue desséchée, et toute la place était entourée de petites maisons bâties en briques et en terre glaise, dont les murs étaient soutenus par des poutres et des solives entrecroisées. Leurs toits aigus étaient percés de nombreuses lucarnes. Sur un des côtés de la place, près de l’église, s’élevait un édifice différent des autres, et qui paraissait être l’hôtel de ville. La place entière semblait morte. Cependant Andry crut entendre de légers gémissements. Jetant un regard autour de lui, il aperçut un groupe d’hommes couchés sans mouvement, et les examina, doutant s’ils étaient endormis ou morts. À ce moment il trébucha sur quelque chose qu’il n’avait pas vu devant lui. C’était le cadavre d’une femme juive. Elle paraissait jeune, malgré l’horrible contraction de ses traits. Sa tête était enveloppée d’un mouchoir de soie rouge ; deux rangs de perles ornaient les attaches pendantes de son turban ; quelques mèches de cheveux crépus tombaient sur son cou décharné ; près d’elle était couché un petit enfant qui serrait convulsivement sa mamelle, qu’il avait tordue à force d’y chercher du lait. Il ne criait ni ne pleurait plus ; ce n’était qu’au mouvement intermittent de son ventre qu’on reconnaissait qu’il n’avait pas encore rendu le dernier soupir. Au tournant d’une rue, ils furent arrêtés par une sorte de fou furieux qui, voyant le précieux fardeau que portait Andry, s’élança sur lui comme un tigre, en criant :
— Du pain ! du pain !
Mais ses forces n’étaient pas égales à sa rage ; Andry le repoussa, et il roula par terre. Mais, ému de compassion, le jeune Cosaque lui jeta un pain, que l’autre saisit et se mit à dévorer avec voracité, et, sur la place même, cet homme expira dans d’horribles convulsions. Presque à chaque pas ils rencontraient des victimes de la faim. À la porte d’une maison était assise une vieille femme, et l’on ne pouvait dire si elle était morte ou vivante, se tenant immobile, la tête penchée sur sa poitrine. Du toit de la maison voisine pendait au bout d’une corde le cadavre long et maigre d’un homme qui, n’ayant pu supporter jusqu’au bout ses souffrances, y avait mis fin par le suicide. À la vue de toutes ces horreurs, Andry ne put s’empêcher de demander à la Tatare :
— Est-il donc possible qu’en un si court espace de temps, tous ces gens n’aient plus rien trouvé pour soutenir leur vie ! En de telles extrémités, l’homme peut se nourrir des substances que la loi défend.
— On a tout mangé, répondit la Tatare, toutes les bêtes ; on ne trouverait plus un cheval, plus un chien, plus une souris dans la ville entière. Nous n’avons jamais rassemblé de provisions ; l’on amenait tout de la campagne.
— Mais, en mourant d’une mort si cruelle, comment pouvez-vous penser encore à défendre la ville ?
— Peut-être que le vaïvode l’aurait rendue ; mais, hier matin le polkovnik, qui se trouve à Boujany, a envoyé un faucon porteur d’un billet où il disait qu’on se défendit encore, qu’il s’avançait pour faire lever le siège, et qu’il n’attendait plus que l’arrivée d’un autre polk afin d’agir ensemble ; maintenant nous attendons leur secours à toute minute. Mais nous voici devant la maison. »
Andry avait déjà vu de loin une maison qui ne ressemblait pas aux autres, et qui paraissait avoir été construite par un architecte italien. Elle était en briques, et à deux étages. Les fenêtres du rez-de-chaussée s’encadraient dans des ornements de pierre très en relief ; l’étage supérieur se composait de petits arceaux formant galerie ; entre les piliers et aux encoignures, se voyaient des grilles en fer portant les armoiries de la famille. Un large escalier en briques peintes descendait jusqu’à la place. Sur les dernières marches étaient assis deux gardes qui soutenaient d’une main leurs hallebardes, de l’autre leurs têtes, et ressemblaient plus à des statues qu’à des êtres vivants. Ils ne firent nulle attention à ceux qui montaient l’escalier, au haut duquel Andry et son guide trouvèrent un chevalier couvert d’une riche armure, tenant en main un livre de prières. Il souleva lentement ses paupières alourdies ; mais la Tatare lui dit un mot, et il les laissa retomber sur les pages de son livre. Ils entrèrent dans une salle assez spacieuse qui semblait servir aux réceptions. Elle était remplie de soldats, d’échansons, de chasseurs, de valets, de toute la domesticité que chaque seigneur polonais croyait nécessaire à son rang. Tous se tenaient assis et silencieux. On sentait la fumée d’un cierge qui venait de s’éteindre, et deux autres brûlaient encore sur d’immenses chandeliers de la grandeur d’un homme, bien que le jour éclairât depuis longtemps la large fenêtre à grillage. Andry allait s’avancer vers une grande porte en chêne, ornée d’armoiries et de ciselures ; mais la Tatare l’arrêta, et lui montra une petite porte découpée dans le mur de côté. Ils entrèrent dans un corridor, puis dans une chambre qu’Andry examina avec attention. Le mince rayon du jour, qui s’introduisait par une fente des contrevents, posait une raie lumineuse sur un rideau d’étoffe rouge, sur une corniche dorée, sur un cadre de tableau. La Tatare dit à Andry de rester là ; puis elle ouvrit la porte d’une autre chambre où brillait de la lumière. Il entendit le faible chuchotement d’une voix qui le fit tressaillir. Au moment où la porte s’était ouverte, il avait aperçu la svelte figure d’une jeune femme. La Tatare revint bientôt, et lui dit d’entrer. Il passa le seuil, et la porte se reforma derrière lui. Deux cierges étaient allumés dans la chambre, ainsi qu’une lampe devant une sainte image, sous laquelle, suivant l’usage catholique, se trouvait un prie-Dieu. Mais ce n’était point là ce que cherchaient ses regards. Il tourna la tête d’un autre côté, et vit une femme qui semblait s’être arrêtée au milieu d’un mouvement rapide. Elle s’élançait vers lui, mais se tenait immobile. Lui-même resta cloué sur sa place. Ce n’était pas la personne qu’il croyait revoir, celle qu’il avait connue. Elle était devenue bien plus belle. Naguère, il y avait en elle quelque chose d’incomplet, d’inachevé : maintenant, elle ressemblait à la création d’un artiste qui vient de lui donner la dernière main ; naguère c’était une jeune fille espiègle, maintenant c’était une femme accomplie, et dans toute la splendeur de sa beauté. Ses yeux levés n’exprimaient plus une simple ébauche du sentiment, mais le sentiment complet. N’ayant pas eu le temps de sécher, ses larmes répandaient sur son regard un vernis brillant. Son cou, ses épaules et sa gorge avaient atteint les vraies limites de la beauté développée. Une partie de ses épaisses tresses de cheveux étaient retenues sur la tête par un peigne ; les autres tombaient en longues ondulations sur ses épaules et ses bras. Non seulement sa grande pâleur n’altérait pas sa beauté, mais elle lui donnait au contraire un charme irrésistible. Andry ressentait comme une terreur religieuse ; il continuait à se tenir immobile. Elle aussi restait frappée à l’aspect du jeune Cosaque qui se montrait avec les avantages de sa mâle jeunesse. La fermeté brillait dans ses yeux couverts d’un sourcil de velours ; la santé et la fraîcheur sur ses joues hâlées. Sa moustache noire luisait comme la soie.
— Je n’ai pas la force de te rendre grâce, généreux chevalier, dit-elle d’une voix tremblante. Dieu seul peut te récompenser…
Elle baissa les yeux, que couvrirent des blanches paupières, garnies de longs cils sombres. Toute sa tête se pencha, et une légère rougeur colora le bas de son visage. Andry ne savait que lui répondre. Il aurait bien voulu lui exprimer tout ce que ressentait son âme, et l’exprimer avec autant de feu qu’il le sentait, mais il ne put y parvenir. Sa bouche semblait fermée par une puissance inconnue ; le son manquait à sa voix. Il reconnut que ce n’était pas à lui, élevé au séminaire, et menant depuis une vie guerrière et nomade, qu’il appartenait de répondre, et il s’indigna contre sa nature de Cosaque.
À ce moment, la Tatare entra dans la chambre. Elle avait eu déjà le temps de couper en morceaux le pain qu’avait apporté Andry, et elle le présenta à sa maîtresse sur un plateau d’or. La jeune femme la regarda, puis regarda le pain, puis arrêta enfin ses yeux sur Andry. Ce regard, ému et reconnaissant, où se lisait l’impuissance de s’exprimer avec la langue, fut mieux compris d’Andry que ne l’eussent été de longs discours. Son âme se sentit légère ; il lui sembla qu’on l’avait déliée. Il allait parler, quand tout à coup la jeune femme se tourna vers sa suivante, et lui dit avec inquiétude :
— Et ma mère ? lui as-tu porté du pain ?
— Elle dort.
— Et à mon père ?
— Je lui en ai porté. Il a dit qu’il viendrait lui même remercier le chevalier.
Rassurée, elle prit le pain et le porta à ses lèvres. Andry la regardait avec une joie inexprimable rompre ce pain et le manger avidement, quand tout à coup il se rappela ce fou furieux qu’il avait vu mourir pour avoir dévoré un morceau de pain. Il pâlit et, la saisissant par le bras :
— Assez, lui dit-il, ne mange pas davantage. Il y a si longtemps que tu n’as pris de nourriture que le pain te ferait mal.
Elle laissa aussitôt retomber son bras, et, déposant le pain sur le plateau, elle regarda Andry comme eût fait un enfant docile.
— Ô ma reine ! s’écria Andry avec transport, ordonne ce que tu voudras. Demande-moi la chose la plus impossible qu’il y ait au monde ; je courrai t’obéir. Dis-moi de faire ce que ne ferait nul homme, je le ferai ; je me perdrai pour toi. Ce me serait si doux, je le jure par la Sainte Croix, que je ne saurais te dire combien ce me serait doux. J’ai trois villages ; la moitié des troupeaux de chevaux de mon père m’appartient ; tout ce que ma mère lui a donné en dot, et tout ce qu’elle lui cache, tout cela est à moi. Personne de nos Cosaques n’a des armes pareilles aux miennes. Pour la seule poignée de mon sabre, on me donne un grand troupeau de chevaux et trois mille moutons ! Eh bien ! j’abandonnerai tout cela, je le brûlerai, j’en jetterai la cendre au vent, si tu me dis une seule parole, si tu fais un seul mouvement de ton sourcil noir ! Peut-être tout ce que je dis n’est que folies et sottises ; je sais bien qu’il ne m’appartient pas, à moi qui ai passé ma vie dans la setch, de parler comme on parle là où se trouvent les rois, les princes, et les plus nobles parmi les chevaliers. Je vois bien que tu es une autre créature de Dieu que nous autres, et que les autres femmes et filles des seigneurs restent loin derrière toi.
Avec une surprise croissante, sans perdre un mot, et toute à son attention, la jeune fille écoutait ces discours pleins de franchise et de chaleur, où se montrait une âme jeune et forte. Elle pencha son beau visage en avant, ouvrit la bouche et voulut parler ; mais elle se retint brusquement, en songeant que ce jeune chevalier tenait à un autre parti, et que son père, ses frères, ses compatriotes, restaient des ennemis farouches ; en songeant que les terribles Zaporogues tenaient la ville bloquée de tous côtés, vouant les habitants à une mort certaine. Ses yeux se remplirent de larmes. Elle prit un mouchoir brodé en soie et, s’en couvrant le visage pour lui cacher sa douleur, elle s’assit sur un siège où elle resta longtemps immobile, la tête renversée, et mordant sa lèvre inférieure de ses dents d’ivoire, comme si elle eût ressenti la piqûre d’une bête venimeuse.
— Dis-moi une seule parole, reprit Andry, la prenant par sa main douce comme la soie.
Mais elle se taisait, sans se découvrir le visage, et restait immobile.
— Pourquoi cette tristesse, dis-moi ? pourquoi tant de tristesse ?
Elle ôta son mouchoir de ses yeux, écarta les cheveux qui lui couvraient le visage, et laissa échapper ses plaintes d’une voix affaiblie, qui ressemblait au triste et léger bruissement des joncs qu’agite le vent du soir :
— Ne suis-je pas digne d’une éternelle pitié ? La mère qui m’a mise au monde n’est-elle pas malheureuse ? Mon sort n’est-il pas bien amer ? Ô mon destin, n’es-tu pas mon bourreau ? Tu as conduit à mes pieds les plus dignes gentilshommes, les plus riches seigneurs, des comtes et des barons étrangers, et toute la fleur de notre noblesse. Chacun d’eux aurait considéré mon amour comme la plus grande des félicités. Je n’aurais eu qu’à faire un choix, et le plus beau, le plus noble serait devenu mon époux. Pour aucun d’eux, ô mon cruel destin, tu n’as fait parler mon cœur ; mais tu l’as fait parler, ce faible cœur, pour un étranger, pour un ennemi, sans égard aux meilleurs chevaliers de ma patrie. Pourquoi, pour quel péché, pour quel crime, m’as-tu persécutée impitoyablement, ô sainte mère de Dieu ? Mes jours se passaient dans l’abondance et la richesse. Les mets les plus recherchés, les vins les plus précieux faisaient mon habituelle nourriture. Et pourquoi ? pour me faire mourir enfin d’une mort horrible, comme ne meurt aucun mendiant dans le royaume ! et c’est peu que je sois condamnée à un sort si cruel ; c’est peu que je sois obligée de voir, avant ma propre fin, mon père et ma mère expirer dans d’affreuses souffrances, eux pour qui j’aurais cent fois donné ma vie. C’est peu que tout cela. Il faut, avant ma mort, que je le revoie et que je l’entende ; il faut que ses paroles me déchirent le cœur, que mon sort redouble d’amertume, qu’il me soit encore plus pénible d’abandonner ma jeune vie, que ma mort devienne plus épouvantable, et qu’en mourant je vous fasse encore plus de reproches, à toi, mon destin cruel, et à toi (pardonne mon péché), ô sainte mère de Dieu.
Quand elle se tut, une expression de douleur et d’abattement se peignit sur son visage, sur son front tristement penché et sur ses joues sillonnées de larmes.
— Non, il ne sera pas dit, s’écria Andry, que la plus belle et la meilleure des femmes ait à subir un sort si lamentable, quand elle est née pour que tout ce qu’il y a de plus élevé au monde s’incline devant elle comme devant une sainte image. Non tu ne mourras pas, je le jure par ma naissance et par tout ce qui m’est cher, tu ne mourras pas ! Mais si rien ne peut conjurer ton malheureux sort, si rien ne peut te sauver, ni la force, ni la bravoure, ni la prière, nous mourrons ensemble, et je mourrai avant toi, devant toi, et ce n’est que mort qu’on pourra me séparer de toi.
— Ne t’abuse pas, chevalier, et ne m’abuse pas moi-même, lui répondit-elle en secouant lentement la tête. Je ne sais que trop bien qu’il ne t’est pas possible de m’aimer ; je connais ton devoir. Tu as un père, des amis, une patrie qui t’appellent, et nous sommes tes ennemis.
— Eh ! que me font mes amis, ma patrie, mon père ? reprit Andry, en relevant fièrement le front et redressant sa taille droite et svelte comme un jonc du Dniepr. Si tu crois cela, voilà ce que je vais te dire : je n’ai personne, personne, personne, répéta-t-il obstinément, en faisant ce geste par lequel un Cosaque exprime un parti pris et une volonté irrévocable. Qui m’a dit que l’Ukraine est ma patrie ? Qui me l’a donnée pour patrie ? La patrie est ce que notre âme désire, révère, ce qui nous est plus cher que tout. Ma patrie, c’est toi, Et cette patrie-là, je ne l’abandonnerai plus tant que je serai vivant, je la porterai dans mon cœur. Qu’on vienne l’en arracher !
Immobile un instant, elle le regarda droit aux yeux, et soudain, avec toute l’impétuosité dont est capable une femme qui ne vit que par les élans du cœur, elle se jeta à son cou, le serra dans ses bras, et se mit à sangloter. Dans ce moment la rue retentit de cris confus, de trompettes et de tambours. Mais Andry ne les entendait pas ; il ne sentait rien autre chose que la tiède respiration de la jeune fille qui lui caressait la joue, que ses larmes qui lui baignaient le visage, que ses longs cheveux qui lui enveloppaient la tête d’un réseau soyeux et odorant.
Tout à coup la Tatare entra dans la chambre en jetant des cris de joie.
— Nous sommes sauvés, disait-elle toute hors d’elle-même ; les nôtres sont entrés dans la ville, amenant du pain, de la farine, et des Zaporogues prisonniers.
Mais ni l’un ni l’autre ne fit attention à ce qu’elle disait. Dans le délire de sa passion, Andry posa ses lèvres sur la bouche qui effleurait sa joue, et cette bouche ne resta pas sans réponse.
Et le Cosaque fut perdu, perdu pour toute la chevalerie cosaque. Il ne verra plus ni la setch, ni les villages de ses pères, ni le temple de Dieu. Et l’Ukraine non plus ne reverra pas l’un des plus braves de ses enfants. Le vieux Tarass s’arrachera une poignée de ses cheveux gris, et il maudira le jour et l’heure où il a, pour sa propre honte, donné naissance à un tel fils !
- ↑ Il n’y a point d’orgues dans les églises du rite grec, c’était chose nouvelle pour un Cosaque.