Tarass Boulba/6
Bientôt toute la partie sud-est de la Pologne fut en proie à la terreur. On entendait répéter partout : Les Zaporogues, les Zaporogues arrivent ! Tout ce qui pouvait fuir fuyait ; chacun quittait ses foyers. Alors, précisément, dans cette contrée de l’Europe, on n’élevait ni forteresses, ni châteaux. Chacun se construisait à la hâte quelque petite habitation couverte de chaume, pensant qu’il ne fallait perdre ni son temps ni son argent à bâtir des demeures qui seraient tôt ou tard la proie des invasions. Tout le monde se mit en émoi. Celui-ci échangeait ses bœufs et sa charrue contre un cheval et un mousquet, pour aller servir dans les régiments ; celui-là cherchait un refuge avec son bétail, emportant tout ce qu’il pouvait enlever. Quelques-uns essayaient bien une résistance toujours vaine ; mais la plus grande partie fuyait prudemment. Tout le monde savait qu’il n’était pas facile d’avoir affaire avec cette foule aguerrie aux combats, connue sous le nom d’armée zaporogue, qui, malgré son organisation irrégulière, conservait dans la bataille un ordre calculé. Pendant la marche, les hommes à cheval s’avançaient lentement, sans surcharger et sans fatiguer leurs montures ; les gens de pied suivaient en bon ordre les chariots, et tout le tabor ne se mettait en mouvement que la nuit, prenant du repos le jour, et choisissant pour ses haltes des lieux déserts ou des forêts, plus vastes encore et plus nombreuses qu’aujourd’hui. On envoyait en avant des éclaireurs et des espions pour savoir où et comment se diriger. Souvent, les Cosaques apparaissaient dans les endroits où ils étaient le moins attendus ; alors, tout ce qui était vivant disait adieu à la vie. Des incendies dévoraient les villages entiers ; les chevaux et les bœufs qu’on ne pouvait emmener étaient tués sur place. Les cheveux se dressent d’horreur quand on pense à toutes les atrocités que commettaient les Zaporogues. On massacrait les enfants, on coupait les seins aux femmes ; au petit nombre de ceux qu’on laissait en liberté, on arrachait la peau, du genou jusqu’à la plante des pieds ; en un mot, les Cosaques acquittaient en une seule fois toutes leurs vieilles dettes. Le prélat d’un monastère, qui eut connaissance de leur approche, envoya deux de ses moines pour leur représenter qu’il y avait paix entre le gouvernement polonais et les Zaporogues, qu’ainsi ils violaient leur devoir envers le roi et tout droit des gens.
— Dites à l’abbé de ma part et de celle de tous les Zaporogues, répondit le kochévoï, qu’il n’a rien à craindre. Mes Cosaques ne font encore qu’allumer leurs pipes.
Et bientôt la magnifique abbaye fut tout entière livrée aux flammes ; et les colossales fenêtres gothiques semblaient jeter des regards sévères à travers les ondes lumineuses de l’incendie. Des foules de moines fugitifs, de juifs, de femmes, s’entassèrent dans les villes entourées de murailles et qui avaient garnison.
Les secours tardifs envoyés par le gouvernement de loin en loin, et qui consistaient en quelques faibles régiments, ou ne pouvaient découvrir les Cosaques, ou s’enfuyaient au premier choc, sur leurs chevaux rapides. Il arrivait aussi que des généraux du roi, qui avaient triomphé dans mainte affaire, se décidaient à réunir leurs forces, et à présenter la bataille aux Zaporogues. C’étaient de pareilles rencontres qu’attendaient surtout les jeunes Cosaques, qui avaient honte de piller ou de vaincre des ennemis sans défense, et qui brillaient du désir de se distinguer devant les anciens, en se mesurant avec un Polonais hardi et fanfaron, monté sur un beau cheval, et vêtu d’un riche joupan[1] dont les manches pendantes flottaient au vent. Ces combats étaient recherchés par eux comme un plaisir, car ils y trouvaient l’occasion de faire un riche butin de sabres, de mousquets et de harnais de chevaux. De jeunes hommes au menton imberbe étaient devenus en un mois des hommes faits. Les traits de leurs visages, où s’était jusque-là montrée une mollesse juvénile, avaient pris l’énergie de la force. Le vieux Tarass était ravi de voir que, partout, ses fils marchaient au premier rang. Évidemment la guerre était la véritable vocation d’Ostap. Sans jamais perdre la tête, avec un sang-froid presque surnaturel dans un jeune homme de vingt-deux ans, il mesurait d’un coup d’œil l’étendue du danger, la vraie situation des choses, et trouvait sur-le-champ le moyen d’éviter le péril, mais de l’éviter pour le vaincre avec plus de certitude. Toutes ses actions commencèrent à montrer la confiance en soi, la fermeté calme, et personne ne pouvait méconnaître en lui un chef futur.
— Oh ! ce sera avec le temps un bon polkovnik, disait le vieux Tarass ; devant Dieu, ce sera un bon polkovnik, et il surpassera son père.
Pour Andry, il se laissait emporter au charme de la musique des balles et des sabres. Il ne savait pas ce que c’était que réfléchir, calculer, mesurer ses forces et celles de l’ennemi. Il trouvait une volupté folle dans la bataille. Elle lui semblait une fête, à ces instants où la tête du combattant brûle, où tout se confond à ses regards, où les hommes et les chevaux tombent pêle-mêle avec fracas, où il se précipite tête baissée à travers le sifflement des balles, frappant à droite et à gauche, sans ressentir les coups qui lui sont portés. Plus d’une fois le vieux Tarass eut l’occasion d’admirer Andry, lorsque, emporté par sa fougue, il se jetait dans des entreprises que n’eût tentées nul homme de sang-froid, et réussissait justement par l’excès de sa témérité. Le vieux Tarass l’admirait alors, et répétait souvent :
— Oh ! celui-là est un brave ; que le diable ne l’emporte pas ! ce n’est pas Ostap, mais c’est un brave.
Il fut décidé que l’armée marcherait tout droit sur la ville de Doubno, où, d’après le bruit public, les habitants avaient renfermé beaucoup de richesses. L’intervalle fut parcouru en un jour et demi, et les Zaporogues parurent inopinément devant la place. Les habitants avaient résolu de se défendre jusqu’à la dernière extrémité, préférant mourir sur le seuil de leurs demeures que laisser entrer l’ennemi dans leurs murs. Une haute muraille en terre entourait toute la ville ; là où elle était trop basse, s’élevait un parapet en pierre, ou une maison crénelée, ou une forte palissade en pieux de chêne. La garnison était nombreuse, et sentait toute l’importance de son devoir. À leur arrivée, les Zaporogues attaquèrent vigoureusement les ouvrages extérieurs ; mais ils furent reçus par la mitraille. Les bourgeois, les habitants ne voulaient pas non plus rester oisifs, et se tenaient en armes sur les remparts. On pouvait voir à leur contenance qu’ils se préparaient à une résistance désespérée. Les femmes même prenaient part à la défense ; des pierres, des sacs de sable, des tonneaux de résine enflammée tombaient sur la tête des assaillants. Les Zaporogues n’aimaient pas avoir affaire aux forteresses ; ce n’était pas dans les assauts qu’ils brillaient. Le kochévoï ordonna donc la retraite en disant :
— Ce n’est rien, seigneurs frères, décidons-nous à reculer. Mais que je sois un maudit Tatar, et non pas un chrétien, si nous laissons sortir un seul habitant. Qu’ils meurent tous de faim comme des chiens.
Après avoir battu en retraite, l’armée bloqua étroitement la place, et n’ayant rien autre chose à faire, les Cosaques se mirent à ravager les environs, à brûler les villages et les meules de blé, à lancer leurs chevaux dans les moissons encore sur pied, et qui cette année-là avaient récompensé les soins du laboureur par une riche croissance. Du haut des murailles, les habitants voyaient avec terreur la dévastation de toutes leurs ressources. Cependant les Zaporogues, disposés en kouréni comme à la setch, avaient entouré la ville d’un double rang de chariots. Ils fumaient leurs pipes, échangeaient entre eux les armes prises à l’ennemi, et jouaient au saute-mouton, à pair et impair, regardant la ville avec un sang-froid désespérant ; et, pendant la nuit, les feux s’allumaient ; chaque kourèn faisait bouillir son gruau dans d’énormes chaudrons de cuivre ; une garde vigilante se succédait auprès des feux. Mais bientôt les Zaporogues commencèrent à s’ennuyer de leur inaction, et surtout de leur sobriété forcée dont nulle action d’éclat ne les dédommageait. Le kochévoï ordonna même de doubler la ration de vin, ce qui se faisait quelquefois dans l’armée, quand il n’y avait pas d’entreprise à tenter. C’était surtout aux jeunes gens, et notamment aux fils de Boulba, que déplaisait une pareille vie. Andry ne cachait pas son ennui :
— Tête sans cervelle, lui disait souvent Tarass, souffre, Cosaque, tu deviendras hetmans[2]. Celui-là n’est pas encore un bon soldat qui garde sa présence d’esprit dans la bataille ; mais celui-là est un bon soldat qui ne s’ennuie jamais, qui sait souffrir jusqu’au bout, et, quoi qu’il arrive, finit par faire ce qu’il a résolu.
Mais un jeune homme ne peut avoir l’opinion d’un vieillard, car il voit les mêmes choses avec d’autres yeux.
Sur ces entrefaites, arriva le polk de Tarass Boulba amené par Tovkatch. Il était accompagné de deux ïésaouls, d’un greffier et d’autres chefs, conduisant une troupe d’environ quatre mille hommes. Dans ce nombre, se trouvaient beaucoup de volontaires, qui, sans être appelés, avaient pris librement du service, dès qu’ils avaient connu le but de l’expédition. Les ïésaouls apportaient aux fils de Tarass la bénédiction de leur mère, et à chacun d’eux une petite image en bois de cyprès, prise au célèbre monastère de Mégigorsk à Kiew. Les deux frères se pendirent les saintes images au cou, et devinrent tous les deux pensifs en songeant à leur vieille mère. Que leur prophétisait cette bénédiction ? La victoire sur l’ennemi, suivie d’un joyeux retour dans la patrie, avec du butin, et surtout de la gloire digne d’être éternellement chantée par les joueurs de bandoura, ou bien… ? Mais l’avenir est inconnu ; il se tient devant l’homme, semblable à l’épais brouillard d’automne qui s’élève des marais. Les oiseaux le traversent éperdument, sans se reconnaître, la colombe sans voir l’épervier, l’épervier sans voir la colombe, et pas un d’eux ne sait s’il est près ou loin de sa fin.
Après la réception des images, Ostap s’occupa de ses affaires de chaque jour, et se retira bientôt dans son kourèn. Pour Andry, il ressentait involontairement un serrement de cœur. Les Cosaques avaient déjà pris leur souper. Le soir venait de s’éteindre ; une belle nuit d’été remplissait l’air. Mais Andry ne rejoignait pas son kourèn, et ne pensait point à dormir. Il était plongé dans la contemplation du spectacle qu’il avait sous les yeux. Une innombrable quantité d’étoiles jetaient du haut du ciel une lumière pâle et froide. La plaine, dans une vaste étendue, était couverte de chariots dispersés, que chargeaient les provisions et le butin, et sous lesquels pendaient les seaux à porter le goudron. Autour et sous les chariots, se voyaient des groupes de Zaporogues étendus dans l’herbe. Ils dormaient dans toutes sortes de positions. L’un avait mis un sac sous sa tête, l’autre son bonnet ; celui-ci s’appuyait sur le flanc de son camarade. Chacun portait à sa ceinture un sabre, un mousquet, une petite pipe en bois, un briquet et des poinçons. Les bœufs pesants étaient couchés, les jambes pliées, en troupes blanchâtres, et ressemblaient de loin à de grosses pierres immobiles éparses dans la plaine, de tous côtés s’élevaient les sourds ronflements des soldats endormis, auxquels répondaient par des hennissements sonores les chevaux qu’indignaient leurs entraves.
Cependant, une lueur solennelle et lugubre ajoutait encore à la beauté de cette nuit de juillet ; c’était le reflet de l’incendie des villages d’alentour. Ici, la flamme s’étendait large et paisible sur le ciel ; là, trouvant un aliment faible, elle s’élançait en minces tourbillons jusque sous les étoiles ; des lambeaux enflammés se détachaient pour se traîner et s’éteindre au loin. De ce côté, un monastère aux murs noircis par le feu, se tenait sombre et grave comme un moine encapuchonné, montrant à chaque reflet sa lugubre grandeur ; de cet autre, brûlait le grand jardin du couvent. On croyait entendre le sifflement des arbres que tordait la flamme, et quand, au sein de l’épaisse fumée, jaillissait un rayon lumineux, il éclairait de sa lueur violâtre des masses de prunes mûries, et changeait en or de ducats des poires qui jaunissaient à travers le sombre feuillage. D’une et d’autre parts, pendaient aux créneaux ou aux branches quelque moine ou quelque malheureux juif dont le corps se consumait avec tout le reste. Une quantité d’oiseaux s’agitaient devant la nappe de feu, et, de loin, semblaient autant de petites croix noires. La ville dormait, dégarnie de défenseurs. Les flèches des temples, les toits des maisons, les créneaux des murs et les pointes des palissades s’enflammaient silencieusement du reflet des incendies lointains. Andry parcourait les rangs des Cosaques. Les feux, autour desquels s’asseyaient les gardes, ne jetaient plus que de faibles clartés, et les gardes eux-mêmes se laissaient aller au sommeil, après avoir largement satisfait leur appétit cosaque. Il s’étonna d’une telle insouciance, pensant qu’il était fort heureux qu’on n’eût pas d’ennemi dans le voisinage. Enfin, il s’approcha lui-même de l’un des chariots, grimpa sur la couverture, et se coucha, le visage en l’air, en mettant ses mains jointes sous sa tête ; mais il ne put s’endormir, et demeura longtemps à regarder le ciel. L’air était pur et transparent ; les étoiles qui forment la voie lactée étincelaient d’une lumière blanche et confuse. Par moments, Andry s’assoupissait, et le premier voile du sommeil lui cachait la vue du ciel, qui reparaissait de nouveau. Tout à coup, il lui sembla qu’une étrange figure se dessinait rapidement devant lui. Croyant que c’était une image créée par le sommeil, et qui allait se dissiper, il ouvrit les yeux davantage. Il aperçut effectivement une figure pâle, exténuée, qui se penchait sur lui et le regardait fixement dans les yeux. Des cheveux longs et noirs comme du charbon s’échappaient en désordre d’un voile sombre négligemment jeté sur la tête, et l’éclat singulier du regard, le teint cadavéreux du visage pouvaient bien faire croire à une apparition. Andry saisit à la hâte son mousquet, et s’écria d’une voix altérée :
— Qui es-tu ? Si tu es un esprit malin, disparais. Si tu es un être vivant, tu as mal pris le temps de rire, je vais te tuer.
Pour toute réponse l’apparition mit le doigt sur ses lèvres, semblant implorer le silence. Andry déposa son mousquet, et se mit à la regarder avec plus d’attention. À ses longs cheveux, à son cou, à sa poitrine demi-nue, il reconnut une femme. Mais ce n’était pas une Polonaise ; son visage hâve et décharné avait un teint olivâtre, les larges pommettes de ses joues s’avançaient en saillie, et les paupières de ses yeux étroits se relevaient aux angles extérieurs. Plus il contemplait les traits de cette femme, plus il y trouvait le souvenir d’un visage connu.
— Dis-moi, qui es-tu ? s’écria-t-il enfin ; il me semble que je t’ai vue quelque part.
— Oui, il y a deux ans, à Kiew.
— Il y a deux ans, à Kiew ? répéta Andry en repassant dans sa mémoire tout ce que lui rappelait sa vie d’étudiant.
Il la regarda encore une fois avec une profonde attention, puis il s’écria tout à coup :
— Tu es la Tatare, la servante de la fille du vaïvode.
— Chut ! dit-elle, en croisant ses mains avec une angoisse suppliante, tremblante de peur et regardant de tous côtés si le cri d’Andry n’avait réveillé personne.
— Réponds : comment, et pourquoi es-tu ici ? disait Andry d’une voix basse et haletante. Où est la demoiselle ? est-elle en vie ?
— Elle est dans la ville.
— Dans la ville ! reprit Andry retenant à peine un cri de surprise, et sentant que tout son sang lui refluait au cœur. Pourquoi dans la ville ?
— Parce que le vieux seigneur y est lui-même. Voilà un an et demi qu’il a été fait vaïvode de Doubno.
— Est-elle mariée ?… Mais parle donc, parle donc.
— Voilà deux jours qu’elle n’a rien mangé,
— Comment !…
— Il n’y a plus un morceau de pain dans la ville : depuis plusieurs jours les habitants ne mangent que de la terre. »
Andry fut pétrifié.
— La demoiselle t’a vu du parapet avec les autres Zaporogues. Elle m’a dit : « Va, dis au chevalier, s’il se souvient de moi, qu’il vienne me trouver ; sinon, qu’il te donne au moins un morceau de pain pour ma vieille mère, car je ne veux pas la voir mourir sous mes yeux. Prie-le, embrasse ses genoux ; il a aussi une vieille mère ; qu’il te donne du pain pour l’amour d’elle. »
Une foule de sentiments divers s’éveillèrent dans le cœur du jeune Cosaque.
— Mais comment as-tu pu venir ici ?
— Par un passage souterrain.
— Y a-t-il donc un passage souterrain ?
— Oui.
— Où ?
— Tu ne nous trahiras pas, chevalier ?
— Non, je le jure sur la Sainte Croix.
— En descendant le ravin, et en traversant le ruisseau à la place où croissent des joncs.
— Et ce passage aboutit dans la ville ?
— Tout droit au monastère.
— Allons, allons sur-le-champ.
— Mais, au nom du Christ et de sa sainte mère, un morceau de pain.
— Bien, je vais t’en apporter. Tiens-toi près du chariot, ou plutôt couche-toi dessus. Personne ne te verra, tous dorment. Je reviens à l’instant.
Et il se dirigea vers les chariots où se trouvaient les provisions de son kourèn. Le cœur lui battait avec violence. Tout ce qu’avait effacé sa vie rude et guerrière de Cosaque, tout le passé renaquit aussitôt, et le présent s’évanouit à son tour. Alors reparut à la surface de sa mémoire une image de femme avec ses beaux bras, sa bouche souriante, ses épaisses nattes de cheveux. Non, cette image n’avait jamais disparu pleinement de son âme ; mais elle avait laissé place à d’autres pensées plus mâles, et souvent encore elle troublait le sommeil du jeune Cosaque.
Il marchait, et ses battements de cœur devenaient de plus en plus forts à l’idée qu’il la verrait bientôt, et ses genoux tremblaient sous lui. Arrivé près des chariots, il oublia pourquoi il était venu, et se passa la main sur le front en cherchant à se rappeler ce qui l’amenait. Tout à coup il tressaillit, plein d’épouvante à l’idée qu’elle se mourait de faim. Il s’empara de plusieurs pains noirs ; mais la réflexion lui rappela que cette nourriture, bonne pour un Zaporogue, serait pour elle trop grossière. Il se souvint alors que, la veille, le kochévoï avait reproché aux cuisiniers de l’armée d’avoir employé à faire du gruau toute la farine de blé noir qui restait, tandis qu’elle devait suffire pour trois jours. Assuré donc qu’il trouverait du gruau tout préparé dans les grands chaudrons, Andry prit une petite casserole de voyage appartenant à son père, et alla trouver le cuisinier de son kourèn, qui dormait étendu entre deux marmites sous lesquelles fumait encore la cendre chaude. À sa grande surprise, il les trouva vides l’une et l’autre. Il avait fallu des forces surhumaines pour manger tout ce gruau, car son kourèn comptait moins d’hommes que les autres. Il continua l’inspection des autres marmites, et ne trouva rien nulle part. Involontairement il se rappela le proverbe : « Les Zaporogues sont comme les enfants ; s’il y a peu, ils s’en contentent ; s’il y a beaucoup, ils ne laissent rien. » Que faire ? Il y avait sur le chariot de son père un sac de pains blancs qu’on avait pris au pillage d’un monastère. Il s’approcha du chariot, mais le sac n’y était plus. Ostap l’avait mis sous sa tête, et ronflait étendu par terre. Andry saisit le sac d’une main et l’enleva brusquement ; la tête d’Ostap frappa sur le sol, et lui-même, se dressant à demi éveillé, s’écria sans ouvrir les yeux :
— Arrêtez, arrêtez le Polonais du diable ; attrapez son cheval.
— Tais-toi, ou je te tue, s’écria Andry plein d’épouvante, en le menaçant de son sac.
Mais Ostap s’était tu déjà ; il retomba sur la terre, et se remit à ronfler de manière à agiter l’herbe que touchait son visage. Andry regarda avec terreur de tous côtés. Tout était tranquille ; une seule tête à la touffe flottante s’était soulevée dans le kourèn voisin ; mais après avoir jeté de vagues regards, elle s’était reposée sur la terre. Au bout d’une courte attente, il s’éloigna emportant son butin. La Tatare était couchée, respirant à peine.
— Lève-toi, lui dit-il ; allons, tout le monde dort, ne crains rien. Es-tu en état de soulever un de ces pains, si je ne puis les emporter tous moi-même ?
Il mit le sac sur son dos, en prit un second, plein de millet, qu’il enleva d’un autre chariot, saisit dans ses mains les pains qu’il avait voulu donner à la Tatare, et, courbé sous ce poids, il passa intrépidement à travers les rangs des Zaporogues endormis.
— Andry ! dit le vieux Boulba au moment où son fils passa devant lui.
Le cœur du jeune homme se glaça. Il s’arrêta, et, tout tremblant, répondit à voix basse :
— Eh bien ! quoi ?
— Tu as une femme avec toi. Sur ma parole, je te rosserai demain matin d’importance. Les femmes ne te mèneront à rien de bon.
Après avoir dit ces mots, il souleva sa tête sur sa main, et considéra attentivement la Tatare enveloppée dans son voile.
Andry se tenait immobile, plus mort que vif, sans oser regarder son père en face. Quand il se décida à lever enfin les yeux, il reconnut que Boulba s’était endormi, la tête sur la main.
Il fit le signe de la croix ; son effroi se dissipa plus vite qu’il n’était venu. Quand il se retourna pour s’adresser à la Tatare, il la vit devant lui, immobile comme une sombre statue de granit, perdue dans son voile, et le reflet d’un incendie lointain éclaira tout à coup ses yeux, hagards comme ceux d’un moribond. Il la secoua par la manche, et tous deux s’éloignèrent en regardant fréquemment derrière eux. Ils descendirent dans un ravin, au fond duquel se traînait paresseusement un ruisseau bourbeux, tout couvert de joncs croissant sur des mottes de terre. Une fois au fond du ravin, la plaine avec le tabor des Zaporogues disparut à leurs regards ; en se retournant, Andry ne vit plus rien qu’une côte escarpée, au sommet de laquelle se balançaient quelques herbes sèches et fines, et par-dessus brillait la lune, semblable à une faucille d’or. Une brise légère, soufflant de la steppe, annonçait la prochaine venue du jour. Mais nulle part on n’entendait le chant d’un coq. Depuis longtemps on ne l’avait entendu, ni dans la ville, ni dans les environs dévastés. Ils franchirent une poutre posée sur le ruisseau, et devant eux se dressa l’autre bord, plus haut encore et plus escarpé. Cet endroit passait sans doute pour le mieux fortifié de toute l’enceinte par la nature, car le parapet en terre qui le couronnait était plus bas qu’ailleurs, et l’on n’y voyait pas de sentinelles. Un peu plus loin s’élevaient les épaisses murailles du couvent. Toute la côte devant eux était couverte de bruyères ; entre elle et le ruisseau s’étendait un petit plateau où croissaient des joncs de hauteur d’homme. La Tatare ôta ses souliers, et s’avança avec précaution en soulevant sa robe, parce que le sol mouvant était imprégné d’eau. Après avoir conduit péniblement Andry à travers les joncs, elle s’arrêta devant un grand tas de branches sèches. Quand ils les eurent écartées, ils trouvèrent une espèce de voûte souterraine dont l’ouverture n’était pas plus grande que la bouche d’un four. La Tatare y entra la première la tête basse, Andry la suivit, en se courbant aussi bas que possible pour faire passer ses sacs et ses pains, et bientôt tous deux se trouvèrent dans une complète obscurité.