Tarass Boulba/5
Dès le lendemain, Tarass Boulba se concertait avec le nouveau kochévoï, pour savoir comment l’on pourrait décider les Zaporogues à une résolution. Le kochévoï était un Cosaque fin et rusé qui connaissait bien ses Zaporogues. Il commença par dire :
— C’est impossible de violer le serment, c’est impossible.
Et puis, après un court silence, il reprit :
— Oui, c’est possible. Nous ne violerons pas le serment, mais nous inventerons quelque chose. Seulement faites en sorte que le peuple se rassemble, non sur mon ordre, mais par sa propre volonté. Vous savez bien comment vous y prendre ; et moi, avec les anciens, nous accourrons aussitôt sur la place comme si nous ne savions rien.
Une heure ne s’était pas passée depuis leur entretien, quand les timbales résonnèrent de nouveau. La place fut bientôt couverte d’un million de bonnets cosaques. On commença à se faire des questions :
— Quoi ?… Pourquoi ?… Qu’a-t-on à battre les timbales ?
Personne ne répondait. Peu à peu, néanmoins, on entendit dans la foule les propos suivants :
— La force cosaque périt à ne rien faire… Il n’y a pas de guerre, pas d’entreprise… Les anciens sont des fainéants ; ils ne voient plus, la graisse les aveugle. Non, il n’y a pas de justice au monde.
Les autres Cosaques écoutaient en silence, et ils finirent par répéter eux-mêmes :
— Effectivement, il n’y a pas du tout de justice au monde.
Les anciens paraissaient fort étonnés de pareils discours. Enfin le kochévoï s’avança, et dit :
— Me permettez-vous de parler, seigneurs Zaporogues ?
— Parle.
— Mon discours, seigneurs, sera fait en considération de ce que la plupart d’entre vous, et vous le savez sans doute mieux que moi, doivent tant d’argent aux juifs des cabarets et à leurs camarades, qu’aucun diable ne fait plus crédit. Puis, ensuite, mon discours sera fait en considération de ce qu’il y a parmi nous beaucoup de jeunes gens qui n’ont jamais vu la guerre de près, tandis qu’un jeune homme, vous le savez vous-mêmes, seigneurs, ne peut exister sans la guerre. Quel Zaporogue est-ce, s’il n’a jamais battu de païen ?
— Il parle bien, pensa Boulba.
— Ne croyez pas cependant, seigneurs, que je dise tout cela pour violer la paix. Non, que Dieu m’en garde ! je ne dis cela que comme cela. En outre, le temple du Seigneur, chez nous, est dans un tel état que c’est pêcher de dire ce qu’il est. Il y a déjà bien des années que, par la grâce du Seigneur, la setch existe ; et jusqu’à présent, non seulement le dehors de l’église, mais les saintes images de l’intérieur n’ont pas le moindre ornement. Personne ne songe même à leur faire battre une robe d’argent[1]. Elles n’ont reçu que ce que certains Cosaques leur ont laissé par testament. Il est vrai que ces dons-là étaient bien peu de chose, car ceux qui les ont faits avaient de leur vivant bu tout leur avoir. De façon que je ne fais pas de discours pour vous décider à la guerre contre les Turcs, parce que nous avons promis la paix au sultan, et que ce serait un grand péché de se dédire, attendu que nous avons juré sur notre religion.
— Que diable embrouille-t-il ? se dit Boulba.
— Vous voyez, seigneurs, qu’il est impossible de commencer la guerre ; l’honneur des chevaliers ne le permet pas. Mais voici ce que je pense, d’après mon pauvre esprit. Il faut envoyer les jeunes gens sur des canots, et qu’ils écument un peu les côtes de l’Anatolie. Qu’en pensez-vous, seigneurs ?
— Conduis-nous, conduis-nous tous ? s’écria la foule de tous côtés. Nous sommes tous prêts à périr pour la religion.
Le kochévoï s’épouvanta ; il n’avait nullement l’intention de soulever toute la setch ; il lui semblait dangereux de rompre la paix.
— Permettez-moi, seigneurs, de parler encore.
— Non, c’est assez, s’écrièrent les Zaporogues ; tu ne diras rien de mieux que ce que tu as dit.
— Si c’est ainsi, il sera fait comme vous le désirez. Je suis le serviteur de votre volonté. C’est une chose connue et la sainte Écriture le dit, que la voix du peuple est la voix de Dieu. Il est impossible d’imaginer jamais rien de plus sensé que ce qu’a imaginé le peuple ; mais voilà ce qu’il faut que je vous dise. Vous savez, seigneurs, que le sultan ne laissera pas sans punition le plaisir que les jeunes gens se seront donné ; et nos forces eussent été prêtes, et nous n’eussions craint personne. Et pendant notre absence, les Tatars peuvent nous attaquer. Ce sont les chiens des Turcs ; ils n’osent pas vous prendre en face, ils n’entrent pas dans la maison tant que le maître l’occupe ; mais ils vous mordent les talons par derrière, et de façon à faire crier. Et puis, s’il faut dire la vérité, nous n’avons pas assez de canots en réserve, ni assez de poudre pour que nous puissions tous partir. Du reste, je suis prêt à faire ce qui vous convient, je suis le serviteur de votre volonté.
Le rusé kochévoï se tut. Les groupes commencèrent à s’entretenir ; les atamans des kouréni entrèrent en conseil. Par bonheur, il n’y avait pas beaucoup de gens ivres dans la foule, et les Cosaques se décidèrent à suivre le prudent avis de leur chef.
Quelques-uns d’entre eux passèrent aussitôt sur la rive du Dniepr, et allèrent fouiller le trésor de l’armée, là où, dans des souterrains inabordables, creusés sous l’eau et sous les joncs, se cachait l’argent de la setch, avec les canons et les armes pris à l’ennemi. D’autres s’empressèrent de visiter les canots et de les préparer pour l’expédition. En un instant, le rivage se couvrit d’une foule animée. Des charpentiers arrivaient avec leurs haches ; de vieux Cosaques hâlés, aux moustaches grises, aux épaules larges, aux fortes jambes, se tenaient jusqu’aux genoux dans l’eau, les pantalons retroussés, et tiraient les canots avec des cordes pour les mettre à flot. D’autres traînaient des poutres sèches et des pièces de bois. Ici, l’on ajustait des planches à un canot ; là, après l’avoir renversé la quille en l’air, on le calfatait avec du goudron ; plus loin, on attachait aux deux flancs du canot, d’après la coutume cosaque, de longues bottes de joncs, pour empêcher les vagues de la mer de submerger cette frêle embarcation. Des feux étaient allumés sur tout le rivage. On faisait bouillir la poix dans des chaudrons de cuivre. Les anciens, les expérimentés, enseignaient aux jeunes. Des cris d’ouvriers et les bruits de leur ouvrage retentissaient de toutes parts. La rive entière du fleuve se mouvait et vivait.
Dans ce moment, un grand bac se montra en vue du rivage. La foule qui l’encombrait faisait de loin des signaux. C’étaient des Cosaques couverts de haillons. Leurs vêtements déguenillés (plusieurs d’entre eux n’avaient qu’une chemise et une pipe) montraient qu’ils venaient d’échapper à quelque grand malheur, ou qu’ils avaient bu jusqu’à leur défroque. L’un d’eux, petit, trapu, et qui pouvait avoir cinquante ans, se détacha de la foule, et vint se placer sur l’avant du bac. Il criait plus fort et faisait des gestes plus énergiques que tous les autres ; mais le bruit des travailleurs à l’œuvre empêchait d’entendre ses paroles.
— Qu’est-ce qui vous amène ? » demanda enfin le kochévoï, quand le bac toucha la rive.
Tous les ouvriers suspendirent leurs travaux, cessèrent le bruit, et regardèrent dans une silencieuse attente, en soulevant leurs haches ou leurs rabots.
— Un malheur, répondit le petit Cosaque de l’avant.
— Quel malheur ?
— Me permettez-vous de parler, seigneurs Zaporogues ?
— Parle.
— Ou voulez-vous plutôt rassembler un conseil ?
— Parle, nous sommes tous ici.
Et la foule se réunit en un seul groupe.
— Est-ce que vous n’avez rien entendu dire de ce qui se passe dans l’Ukraine ?
— Quoi ? demanda un des atamans de kourèn.
— Quoi ? reprit l’autre ; il paraît que les Tatars vous ont bouché les oreilles avec de la colle pour que vous n’ayez rien entendu.
— Parle donc, que s’y fait-il ?
— Il s’y fait des choses comme il ne s’en est jamais fait depuis que nous sommes au monde et que nous avons reçu le baptême.
— Mais, dis donc ce qui s’y fait, fils de chien, s’écria de la foule quelqu’un qui avait apparemment perdu patience.
— Il s’y fait que les saintes églises ne sont plus à nous.
— Comment, plus à nous ?
— On les a données à bail aux juifs, et si on ne paye pas le juif d’avance, il est impossible de dire la messe.
— Qu’est-ce que tu chantes là ?
— Et si l’infâme juif ne met pas, avec sa main impure, un petit signe sur l’hostie, il est impossible de la consacrer.
— Il ment, seigneurs et frères, comment se peutil qu’un juif impur mette un signe sur la sainte hostie ?…
— Écoutez, je vous en conterai bien d’autres. Les prêtres catholiques (kseunz) ne vont pas autrement, dans l’Ukraine, qu’en tarataïka[2]. Ce ne serait pas un mal, mais voilà ce qui est un mal, c’est qu’au lieu de chevaux, on attelle des chrétiens de la bonne religion[3]. Écoutez, écoutez, je vous en conterai bien d’autres. On dit que les juives commencent à se faire des jupons avec les chasubles de nos prêtres. Voilà ce qui se fait dans l’Ukraine, seigneurs. Et vous, vous êtes tranquillement établis dans la setch, vous buvez, vous ne faites rien, et, à ce qu’il paraît, les Tatars vous ont fait si peur, que vous n’avez plus d’yeux ni d’oreilles, et que vous n’entendez plus parler de ce qui se passe dans le monde.
— Arrête, arrête, interrompit le kochévoï qui s’était tenu jusque-là immobile et les yeux baissés, comme tous les Zaporogues, qui, dans les grandes occasions, ne s’abandonnaient jamais au premier élan, mais se taisaient pour rassembler en silence toutes les forces de leur indignation. Arrête, et moi, je dirai une parole. Et vous donc, vous autres, que le diable rosse vos pères ! que faisiez-vous ? N’aviez-vous pas de sabres, par hasard ? Comment avez-vous permis une pareille abomination ?
— Comment nous avons permis une pareille abomination ? Et vous, auriez-vous mieux fait quand il y avait cinquante mille hommes des seuls Polonais ? Et puis, il ne faut pas déguiser notre péché, il y avait aussi des chiens parmi les nôtres, qui ont accepté leur religion.
— Et que faisait votre hetman ? que faisaient vos polkovniks ?
— Ils ont fait de telles choses que Dieu veuille nous en préserver.
— Comment ?
— Voilà comment : notre hetman se trouve maintenant à Varsovie rôti dans un bœuf de cuivre, et les têtes de nos polkovniks se sont promenées avec leurs mains dans toutes les foires pour être montrées au peuple. Voilà ce qu’ils ont fait.
Toute la foule frissonna. Un grand silence s’établit sur le rivage entier, semblable à celui qui précède les tempêtes. Puis, tout à coup, les cris, les paroles confuses éclatèrent de tous côtés.
— Comment ! que les juifs tiennent à bail les églises chrétiennes ! que les prêtres attellent des chrétiens au brancard ! Comment ! permettre de pareils supplices sur la terre russe, de la part de maudits schismatiques ! Qu’on puisse traiter ainsi les polkovniks et les hetmans ! non, ce ne sera pas, ce ne sera pas.
Ces mots volaient de côté et d’autre, Les Zaporogues commençaient à se mettre en mouvement. Ce n’était pas l’agitation d’un peuple mobile. Ces caractères lourds et forts ne s’enflammaient pas promptement ; mais une fois échauffés, ils conservaient longtemps et obstinément leur flamme intérieure.
— Pendons d’abord tous les juifs, s’écrièrent des voix dans la foule ; qu’ils ne puissent plus faire de jupes à leurs juives avec les chasubles des prêtres ! qu’ils ne mettent plus de signes sur les hosties ! noyons toute cette canaille dans le Dniepr !
Ces mots prononcés par quelques-uns volèrent de bouche en bouche aussi rapidement que brille l’éclair, et toute la foule se précipita sur le faubourg avec l’intention d’exterminer tous les juifs.
Les pauvres fils d’Israël ayant perdu, dans leur frayeur, toute présence d’esprit, se cachaient dans des tonneaux vides, dans les cheminées, et jusque sous les jupes de leurs femmes. Mais les Cosaques savaient bien les trouver partout.
— Sérénissimes seigneurs, s’écriait un juif long et sec comme un bâton, qui montrait du milieu de ses camarades sa chétive figure toute bouleversée par la peur ; sérénissimes seigneurs, permettez-nous de vous dire un mot, rien qu’un mot. Nous vous dirons une chose comme vous n’en avez jamais entendue, une chose de telle importance, qu’on ne peut pas dire combien elle est importante.
— Voyons, parlez, dit Boulba, qui aimait toujours à entendre l’accusé.
— Excellentissimes seigneurs, dit le juif, on n’a jamais encore vu de pareils seigneurs, non, devant Dieu, jamais. Il n’y a pas eu au monde d’aussi nobles, bons et braves seigneurs.
Sa voix s’étouffait et mourait d’effroi.
— Comment est-ce possible que nous pensions mal des Zaporogues ? Ce ne sont pas les nôtres qui sont les fermiers d’églises dans l’Ukraine ; non, devant Dieu, ce ne sont pas les nôtres. Ce ne sont pas même des juifs ; le diable sait ce que c’est. C’est une chose sur laquelle il ne faut que cracher, et la jeter ensuite. Ceux-ci vous diront la même chose. N’est-ce pas, Chleuma ? n’est-ce pas, Chmoul ?
— Devant Dieu, c’est bien vrai, répondirent de la foule Chleuma et Chmoul, tous deux vêtus d’habits en lambeaux, et blêmes comme du plâtre.
— Jamais encore, continua le long juif, nous n’avons eu de relations avec l’ennemi, et nous ne voulons rien avoir à faire avec les catholiques. Qu’ils voient le diable en songe ! nous sommes comme des frères avec les Zaporogues.
— Comment ! que les Zaporogues soient vos frères ! s’écria quelqu’un de la foule. Jamais, maudits juifs. Au Dniepr, cette maudite canaille !
Ces mots servirent de signal. On empoigna les juifs, et on commença à les lancer dans le fleuve. Des cris plaintifs s’élevaient de tous côtés ; mais les farouches Zaporogues ne faisaient que rire en voyant les grêles jambes des juifs, chaussées de bas et de souliers, s’agiter dans les airs. Le pauvre orateur, qui avait attiré un si grand désastre sur les siens et sur lui-même, s’arracha de son caftan, par lequel on l’avait déjà saisi, en petite camisole étroite et de toutes couleurs, embrassa les pieds de Boulba, et se mit à le supplier d’une voix lamentable.
— Magnifique et sérénissime seigneur, j’ai connu votre frère, le défunt Doroch. C’était un vrai guerrier, la fleur de la chevalerie. Je lui ai prêté huit cents sequins pour se racheter des Turcs.
— Tu as connu mon frère ? lui dit Tarass.
— Je l’ai connu, devant Dieu. C’était un seigneur très généreux.
— Et comment te nomme-t-on ?
— Yankel.
— Bien, dit Tarass.
Puis, après avoir réfléchi :
— Il sera toujours temps de pendre le juif, dit-il aux Cosaques. Donnez-le-moi pour aujourd’hui.
Ils y consentirent. Tarass le conduisit à ses chariots près desquels se tenaient ses Cosaques.
— Allons, fourre-toi sous ce chariot, et ne bouge plus. Et vous, frères, ne laissez pas sortir le juif.
Cela dit, il s’en alla sur la place, où la foule s’était dès longtemps rassemblée. Tout le monde avait abandonné le travail des canots, car ce n’était pas une guerre maritime qu’ils allaient faire, mais une guerre de terre ferme. Au lieu de chaloupes et de rames, il leur fallait maintenant des chariots et des coursiers. À cette heure, chacun voulait se mettre en campagne, les vieux comme les jeunes ; et tous d’après le consentement des anciens, le kochévoï et les atamans des kouréni, avaient résolu de marcher droit sur la Pologne, pour venger toutes leurs offenses, l’humiliation de la religion et de la gloire cosaque, pour ramasser du butin dans les villes ennemies, brûler les villages et les moissons, faire enfin retentir toute la steppe du bruit de leurs hauts faits. Tous s’armaient. Quant au kochévoï, il avait grandi de toute une palme. Ce n’était plus le serviteur timide des caprices d’un peuple voué à la licence ; c’était un chef dont la puissance n’avait pas de bornes, un despote qui ne savait que commander et se faire obéir. Tous les chevaliers tapageurs et volontaires se tenaient immobiles dans les rangs, la tête respectueusement baissée, et n’osant lever les regards, pendant qu’il distribuait ses ordres avec lenteur, sans colère, sans cri, comme un chef vieilli dans l’exercice du pouvoir, et qui n’exécutait pas pour la première fois des projets longuement mûris.
— Examinez bien si rien ne vous manque, leur disait-il ; préparez vos chariots, essayez vos armes ; ne prenez pas avec vous trop d’habillements. Une chemise et deux pantalons pour chaque Cosaque, avec un pot de lard et d’orge pilée. Que personne n’emporte davantage. Il y aura des effets et des provisions dans les bagages. Que chaque Cosaque emmène une paire de chevaux. Il faut prendre aussi deux cents paires de bœufs ; ils nous seront nécessaires dans les endroits marécageux et au passage des rivières. Mais de l’ordre surtout, seigneurs, de l’ordre. Je sais qu’il y a des gens parmi vous qui, si Dieu leur envoie du butin, se mettent à déchirer les étoffes de soie pour s’en faire des bas. Abandonnez cette habitude du diable ; ne vous chargez pas de jupons ; prenez seulement les armes, quand elles sont bonnes, ou les ducats et l’argent, car cela tient peu de place et sert partout. Mais que je vous dise encore une chose, seigneurs : si quelqu’un de vous s’enivre à la guerre, je ne le ferai pas même juger. Je le ferai traîner comme un chien jusqu’aux chariots, fûtil le meilleur Cosaque de l’armée ; et là il sera fusillé comme un chien, et abandonné sans sépulture aux oiseaux. Un ivrogne, à la guerre, n’est pas digne d’une sépulture chrétienne. Jeunes gens, en toutes choses écoutez les anciens. Si une balle vous frappe, si un sabre vous écorche la tête ou quelque autre endroit, n’y faites pas grande attention ; jetez une charge de poudre dans un verre d’eau-de-vie, avalez cela d’un trait, et tout passera. Vous n’aurez pas même de fièvre. Et si la blessure n’est pas trop profonde, mettez-y tout bonnement de la terre, après l’avoir humectée de salive sur la main. À l’œuvre, à l’œuvre, enfants ! hâtez-vous sans vous presser.
Ainsi parlait le kochévoï, et dès qu’il eut fini son discours, tous les Cosaques se mirent à la besogne. La setch entière devint sobre ; on n’aurait pu y rencontrer un seul homme ivre, pas plus que s’il ne s’en fût jamais trouvé parmi les Cosaques. Les uns réparaient les cercles des roues ou changeaient les essieux des chariots ; les autres y entassaient des armes ou des sacs de provisions ; d’autres encore amenaient les chevaux et les bœufs. De toutes parts retentissaient le piétinement des bêtes de somme, le bruit des coups d’arquebuse tirés à la cible, le choc des sabres contre les éperons, les mugissements des bœufs, les grincements des chariots chargés, et les voix d’ hommes parlant entre eux ou excitant leurs chevaux.
Bientôt le tabor[4] des Cosaques s’étendit en une longue file, se dirigeant vers la plaine. Celui qui aurait voulu parcourir tout l’espace compris entre la tête et la queue du convoi aurait eu longtemps à courir. Dans la petite église en bois, le pope récitait la prière du départ ; il aspergea toute la foule d’eau bénite, et chacun, en passant, vint baiser la croix. Quand le tabor se mit en mouvement, et s’éloigna de la setch, tous les Cosaques se retournèrent :
— Adieu, notre mère, dirent-ils d’une commune voix, que Dieu te garde de tout malheur !
En traversant le faubourg, Tarass Boulba aperçut son juif Yankel qui avait eu le temps de s’établir sous une tente, et qui vendait des pierres à feu, des vis, de la poudre, toutes les choses utiles à la guerre, même du pain et des khalatchis[5].
« Voyez-vous ce diable de juif ? » pensa Tarass. Et, s’approchant de lui :
— Fou que tu es, lui dit-il, que fais-tu là ? Veux-tu donc qu’on te tue comme un moineau ?
Yankel, pour toute réponse, vint à sa rencontre, et faisant signe des deux mains, comme s’il avait à lui déclarer quelque chose de très mystérieux, il lui dit :
— Que votre seigneurie se taise, et n’en dise rien à personne. Parmi les chariots de l’armée, il y a un chariot qui m’appartient. Je prends avec moi toutes sortes de provisions bonnes pour les Cosaques, et en route, je vous les vendrai à plus bas prix que jamais juif n’a vendu, devant Dieu, devant Dieu !
Tarass Boulba haussa les épaules, en voyant ce que pouvait la force de la nature juive, et rejoignitle tabor.