Traduction par Louis Viardot.
Hachette (p. 146-170).

Personne, dans la ville assiégée, ne s’était douté que la moitié des Zaporogues eût levé le camp pour se mettre à la poursuite des Tatars. Du haut du beffroi de l’hôtel de ville, les sentinelles avaient seulement vu disparaître une partie des bagages derrière les bois voisins. Mais ils avaient pensé que les Cosaques se préparaient à dresser une embuscade. L’ingénieur français était du même avis. Cependant, les paroles du kochévoï n’avaient pas été vaines ; la disette se faisait de nouveau sentir parmi les habitants. Selon l’usage des temps passés, la garnison n’avait pas calculé ce qu’il lui fallait de vivres. On avait essayé de faire une nouvelle sortie, mais la moitié de ces audacieux était tombée sous les coups des Cosaques et l’autre moitié avait été refoulée dans la ville sans avoir réussi. Néanmoins les juifs avaient mis à profit la sortie ; ils avaient flairé et dépisté tout ce qu’il leur importait d’apprendre, à savoir pourquoi les Zaporogues étaient partis et vers quel endroit ils se dirigeaient, avec quels chefs, avec quels kouréni, combien étaient partis, combien étaient restés, et ce qu’ils pensaient faire. En un mot, au bout de quelques minutes, on savait tout dans la ville. Les colonels reprirent courage et se préparèrent à livrer bataille. Tarass devinait leurs préparatifs au mouvement et au bruit qui se faisaient dans la place ; il se préparait de son côté : il rangeait ses troupes, donnait des ordres, divisait les kouréni en trois corps, et les entourait de bagages comme d’un rempart, espèce de combat où les Zaporogues étaient invincibles. Il ordonna à deux kouréni de se mettre en embuscade ; il couvrit une partie de la plaine de pieux aigus, de débris d’armes, de tronçons de lances, afin qu’à l’occasion il pût y jeter la cavalerie ennemie. Quand tout fut ainsi disposé, il fit un discours aux Cosaques, non pour les ranimer et leur donner du courage, il les savait fermes de cœur, mais parce que lui-même avait besoin d’épancher le sien.

— J’ai envie de vous dire, mes seigneurs, ce qu’est notre fraternité. Vous avez appris de vos pères et de vos aïeux en quel honneur ils tenaient tous notre terre. Elle s’est fait connaître aux Grecs, elle a pris des pièces d’or à Tzargrad[1] ; elle a eu des villes somptueuses et des temples, et des kniaz[2] : des kniaz de sang russe, et des kniaz de son sang, mais non pas de catholiques hérétiques. Les païens ont tout pris, tout est perdu. Nous seuls sommes restés, mais orphelins, et comme une veuve qui a perdu un puissant époux, de même que nous notre terre est restée orpheline. Voilà dans quel temps, compagnons, nous nous sommes donné la main en signe de fraternité. Voilà sur quoi se base notre fraternité ; il n’y a pas de lien plus sacré que celui de la fraternité. Le père aime son enfant, la mère aime son enfant, l’enfant aime son père et sa mère ; mais qu’est-ce que cela, frères ? la bête féroce aime aussi son enfant. Mais s’apparenter par la parenté de l’âme, non par celle du sang, voilà ce que peut l’homme seul. Il s’est rencontré des compagnons sur d’autres terres ; mais des compagnons comme sur la terre russe, nulle part. Il est arrivé, non à l’un de vous, mais à plusieurs, de s’égarer en terre étrangère. Eh bien ! vous l’avez vu : là aussi, il y a des hommes ; là aussi, des créatures de Dieu ; et vous leur parlez comme à l’un d’entre vous. Mais quand on vient au point de dire un mot parti du cœur, vous l’avez vu, ce sont des hommes d’esprit, et pourtant ils ne sont pas des vôtres. Ce sont des hommes, mais pas les mêmes hommes. Non, frères, aimer comme aime un cœur russe, aimer, non par l’esprit seulement, mais par tout ce que Dieu a donné à l’homme, par tout ce qu’il y a en vous, ah !… dit Tarass, avec son geste de décision, en secouant sa tête grise et relevant le coin de sa moustache, non, personne ne peut aimer ainsi. Je sais que, maintenant, de lâches coutumes se sont introduites dans notre terre : ils ne songent qu’à leurs meules de blé, à leurs tas de foin, à leurs troupeaux de chevaux ; ils ne veillent qu’à ce que leurs hydromels cachetés se conservent bien dans leurs caves ; ils imitent le diable sait quels usages païens ; ils ont honte de leur langage ; le frère ne veut pas parler avec son frère ; le frère vend son frère, comme on vend au marché un être sans âme ; la faveur d’un roi étranger, pas même d’un roi, la pauvre faveur d’un magnat polonais qui, de sa botte jaune, leur donne des coups sur le museau, leur est plus chère que toute fraternité. Mais chez le dernier des lâches, se fût-il souillé de boue et de servilité, chez celui-là, frères, il y a encore un grain de sentiment russe ; et un jour il se réveillera et il frappera, le malheureux ! des deux poings sur les basques de son justaucorps ; il se prendra la tête des deux mains et il maudira sa lâche existence, prêt à racheter par le supplice une ignoble vie. Qu’ils sachent donc tous ce que signifie sur la terre russe la fraternité. Et si le moment est déjà venu de mourir, certes aucun d’ eux ne mourra comme nous ; aucun d’eux, aucun. Ce n’est pas donné à leur nature de souris.

Ainsi parlait l’ataman ; et, son discours fini, il secouait encore sa tête qui s’était argentée dans des exploits de Cosaques. Tous ceux qui l’écoutaient furent vivement émus par ce discours qui pénétra jusqu’au fond des cœurs. Les plus anciens dans les rangs demeurèrent immobiles, inclinant leurs têtes grises vers la terre. Une larme brillait sous les vieilles paupières ; ils l’essuyèrent lentement avec la manche, et tous, comme s’ils se fussent donné le mot, firent à la fois leur geste d’usage[3] pour exprimer un parti pris, et secouèrent résolument leurs têtes chargées d’années. Tarass avait touché juste.

Déjà l’on voyait sortir de la ville l’armée ennemie, faisant sonner les trompettes et les clairons, ainsi que les seigneurs polonais, la main sur la hanche, entourés de nombreux serviteurs. Le gros colonel donnait des ordres. Ils s’avancèrent rapidement sur les Cosaques, les menaçant de leurs regards et de leurs mousquets, abrités sous leurs brillantes cuirasses d’airain. Dès que les Cosaques virent qu’ils s’étaient avancés à portée, tous déchargèrent leurs longs mousquets de six pieds, et continuèrent à tirer sans interruption. Le bruit de leurs décharges s’étendit au loin dans les plaines environnantes, comme un roulement continu. Le champ de bataille était couvert de fumée, et les Zaporogues tiraient toujours sans relâche. Ceux des derniers rangs se bornaient à charger les armes qu’ils tendaient aux plus avancés, étonnant l’ennemi qui ne pouvait comprendre comment les Cosaques tiraient sans recharger leurs mousquets. Dans les flots de fumée grise qui enveloppaient l’une et l’autre armée, on ne voyait plus comment tantôt l’un tantôt l’autre manquait dans les rangs ; mais les Polonais surtout sentaient que les balles pleuvaient épaisses, et lorsqu’ils reculèrent pour sortir des nuages de fumée et pour se reconnaître, ils virent bien des vides dans leurs escadrons. Chez les Cosaques, trois hommes au plus avaient péri, et ils continuaient incessamment leur feu de mousqueterie. L’ingénieur étranger s’étonna lui-même de cette tactique qu’il n’avait jamais vu employer, et il dit à haute voix :

— Ce sont des braves, les Zaporogues ! Voilà comment il faut se battre dans tous les pays.

Il donna le conseil de diriger les canons sur le camp fortifié des Cosaques. Les canons de bronze rugirent sourdement par leurs larges gueules ; la terre trembla au loin, et toute la plaine fut encore noyée sous des flots de fumée. L’odeur de la poudre s’étendit sur les places et dans les rues des villes voisines et lointaines ; mais les canonniers avaient pointé trop haut. Les boulets rougis décrivirent une courbe trop grande ; ils volèrent, en sifflant, par-dessus la tête des Cosaques, et s’enfoncèrent profondément dans le sol en labourant au loin la terre noire. À la vue d’une pareille maladresse, l’ingénieur français se prit par les cheveux et pointa lui-même les canons, quoique les Cosaques fissent pleuvoir les balles sans relâche.

Tarass avait vu de loin le péril qui menaçait les kouréni de Nésamaïkoff et de Stéblikoff, et s’était écrié de toute sa voix :

— Quittez vite, quittez les chariots ; et que chacun monte à cheval !

Mais les Cosaques n’auraient eu le temps d’exécuter ni l’un ni l’autre de ces ordres, si Ostap ne s’était porté droit sur le centre de l’ennemi. Il arracha les mèches aux mains de six canonniers ; à quatre autres seulement il ne put les prendre. Les Polonais le refoulèrent. Alors, l’officier étranger prit lui-même une mèche pour mettre le feu à un canon énorme, tel que les Cosaques n’en avaient jamais vu. Il ouvrait une large gueule béante par laquelle regardaient mille morts. Lorsqu’il tonna, et trois autres après lui, qui, de leur quadruple coup, ébranlèrent sourdement la terre, ils firent un mal affreux. Plus d’une vieille mère cosaque pleurera son fils et se frappera la poitrine de ses mains osseuses ; il y aura plus d’une veuve à Gloukhoff, Némiroff, Tchernigoff et autres villes. Elle courra, la veuve éplorée, tous les jours au bazar ; elle se cramponnera à tous les passants, les regardant aux yeux pour voir s’il ne se trouvera pas parmi eux le plus cher des hommes. Mais il passera par la ville bien des troupes de toutes espèces sans que jamais il se trouve, parmi elles, le plus cher de tous les hommes.

La moitié du kourèn de Nésamaïkoff n’existait plus. Comme la grêle abat tout un champ de blé, où chaque épi se balance semblable à un ducat de poids, ainsi le canon balaye et couche les rangs cosaques.

En revanche, comme les Cosaques s’élancèrent ! comme tous se ruèrent sur l’ennemi ! comme l’ataman Koukoubenko bouillonna de rage, quand il vit que la moitié de son kourèn n’existait plus ! Il entra avec les restes des gens de Nésamaïkoff au centre même des rangs ennemis, hacha comme du chou, dans sa fureur, le premier qui se trouva sous sa main, désarma plusieurs cavaliers, frappant de sa lance homme et cheval, parvint jusqu’à la batterie et s’empara d’un canon. Il regarde, et déjà l’ataman du kourèn d’Oumane l’a précédé, et Stepan Gouska a pris la pièce principale. Leur cédant alors la place, il se tourne avec les siens contre une autre masse d’ennemis. Où les gens de Nésamaïkoff ont passé, il y a une rue ; où ils tournent, un carrefour. On voyait s’éclaircir les rangs ennemis, et les Polonais tomber comme des gerbes. Près des chariots mêmes, se tient Vovtousenko ; devant lui, Tchérévitchenko ; au-delà des chariots, Degtarenko, et, derrière lui, l’ataman du kourèn, Vertikhvist. Déjà Degtarenko a soulevé deux Polonais sur sa lance ; mais il en rencontre un troisième moins facile à vaincre Le Polonais était souple et fort, et magnifiquement équipé ; il avait amené à sa suite plus de cinquante serviteurs. Il fit plier Degtarenko, le jeta par terre, et, levant son sabre sur lui, s’écria :

— Il n’y a pas un seul de vous, chiens de Cosaques, qui osât me résister !

— Si pourtant, il y en a, dit Mosy Chilo ; et il s’avança.

C’était un fort Cosaque, qui avait plus d’une fois commandé sur mer, et passé par bien des épreuves. Les Turcs l’avaient pris avec toute sa troupe à Trébizonde, et les avaient tous emmenés sur leurs galères, les fers aux pieds et aux mains, les privant de riz pendant des semaines entières, et leur faisant boire l’eau salée. Les pauvres gens avaient tout souffert, tout supporté, plutôt que de renier leur religion orthodoxe. Mais l’ataman Mosy Chilo n’eut pas le courage de souffrir ; il foula aux pieds la sainte loi, entoura d’un ruban odieux sa tête pécheresse, entra dans la confiance du pacha, devint magasinier du vaisseau et chef de la chiourme. Cela fit une grande peine aux pauvres prisonniers ; ils savaient que, si l’un des leurs vendait sa religion et passait au parti des oppresseurs, il était plus pénible et plus amer d’être sous sa main. C’est ce qui arriva. Mosy Chilo leur mit à tous de nouveaux fers, en les attachant trois à trois, les lia de cordes jusqu’aux os, les assomma de coups sur la nuque ; et lorsque les Turcs, satisfaits d’avoir trouvé un pareil serviteur, commencèrent à se réjouir, et s’enivrèrent sans respect pour les lois de leur religion, il apporta les soixante-quatre clefs des fers aux prisonniers afin qu’ils pussent ouvrir les cadenas, jeter leurs liens à la mer, et les échanger contre des sabres pour frapper les Turcs. Les Cosaques firent un grand butin, et revinrent glorieusement dans leur patrie, où, pendant longtemps, les joueurs de bandoura glorifièrent Mosy Chilo. On l’eût bien élu kochévoï ; mais c’était un étrange Cosaque. Quelquefois il faisait une action que le plus sage n’aurait pas imaginée ; d’autres fois, il tombait dans une incroyable bêtise. Il but et dissipa tout ce qu’il avait acquis, s’endetta près de tous à la setch, et, pour combler la mesure, il se glissa, la nuit, comme un voleur des rues, dans un kourèn étranger, enleva tous les harnais, et les mit en gage chez le cabaretier. Pour une action si honteuse, on l’attacha à un poteau sur la place du bazar, et l’on mit près de lui un gros bâton afin que chacun, selon la mesure de ses forces, pût lui en asséner un coup. Mais, parmi les Zaporogues, il ne se trouva pas un seul homme qui levât le bâton sur lui, se souvenant des services qu’il avait rendus. Tel était le Cosaque Mosy Chilo.

— Si, pourtant, il y en a pour vous rosser, chiens, dit-il en s’élançant sur le Polonais.

Aussi, comme ils se battirent ! Cuirasses et brassards se plièrent sous leurs coups à tous deux. Le Polonais lui déchira sa chemise de fer, et lui atteignit le corps de son sabre. La chemise du Cosaque rougit, mais Chilo n’y fit nulle attention. Il leva sa main ; elle était lourde sa main noueuse, et il étourdit son adversaire d’un coup sur la tête. Son casque de bronze vola en éclats ; le Polonais chancela, et tomba de la selle ; et Chilo se mit à sabrer en croix l’ennemi renversé. Cosaque, ne perds pas ton temps à l’achever, mais retourne-toi plutôt !… Il ne se retourna point, le Cosaque, et l’un des serviteurs du vaincu le frappa de son couteau dans le cou. Chilo fit volte-face, et déjà il atteignait l’audacieux, mais celui-ci disparut dans la fumée de la poudre. De tous côtés résonnait un bruit de mousqueterie. Chilo chancela, et sentit que sa blessure était mortelle. Il tomba, mit la main sur la plaie, et se tournant vers ses compagnons :

— Adieu, seigneurs frères camarades, dit-il ; que la terre russe orthodoxe reste debout pour l’éternité, et qu’il lui soit rendu un honneur éternel.

Il ferma ses yeux éteints, et son âme cosaque quitta sa farouche enveloppe.

Déjà Zadorojni s’avançait à cheval, et l’ataman de kourèn, Vertikhvist, et Balaban s’avançaient aussi.

— Dites-moi, seigneurs, s’écria Tarass, en s’adressant aux atamans des kouréni ; y a-t-il encore de la poudre dans les poudrières ? La force cosaque ne s’est-elle pas affaiblie ? Les nôtres ne plient-ils pas encore ?

— Père, il y a encore de la poudre dans les poudrières ; la force cosaque n’est pas affaiblie, et les nôtres ne plient pas encore.

Et les Cosaques firent une vigoureuse attaque. Ils rompirent les rangs ennemis. Le petit colonel fit sonner la retraite et hisser huit drapeaux peints, pour rassembler les siens qui s’étaient dispersés dans la plaine. Tous les Polonais accoururent aux drapeaux ; mais ils n’avaient pas encore reformé leurs rangs que, déjà, l’ataman Koukoubenko faisait, avec ses gens de Nésamaïkoff, une charge en plein centre, et tombait sur le colonel ventru. Le colonel ne soutint pas le choc, et, tournant son cheval, il s’enfuit à toute bride. Koukoubenko le poursuivit longtemps à travers champs, sans le laisser rejoindre les siens. Voyant cela du kourèn voisin, Stépan Gouska se mit de la partie, son arkan à la main ; courbant la tête sur le cou de son cheval et saisissant l’instant favorable, il lui jeta du premier coup son arkan à la gorge. Le colonel devint tout rouge, et saisit la corde des deux mains, en s’efforçant de la rompre. Mais déjà un coup puissant lui avait enfoncé dans sa large poitrine la lame meurtrière. Gouska, toutefois, n’aura pas longtemps à se réjouir. Les Cosaques se retournaient à peine que déjà Gouska était soulevé sur quatre piques. Le pauvre ataman n’eut que le temps de dire :

— Périssent tous les ennemis, et que la terre russe se réjouisse dans la gloire pendant des siècles éternels !

Et il exhala le dernier soupir. Les Cosaques tournèrent la tête, et déjà, d’un côté, le Cosaque Métélitza faisait fête aux Polonais en assommant tantôt l’un, tantôt l’autre, et, d’un autre côté, l’ataman Névilitchki s’élançait à la tête des siens. Près d’un carré de chariots, Zakroutigouba retourne l’ennemi comme du foin, et le repousse, tandis que, devant un carré plus éloigné, le troisième Pisarenko a refoulé une troupe entière de Polonais, et près du troisième carré, les combattants se sont saisis à bras-le-corps, et luttent sur les chariots mêmes.

— Dites-moi, seigneurs, s’écria l’ataman Tarass, en s’avançant au-devant des chefs ; y a-t-il encore de la poudre dans les poudrières ? La force cosaque n’est-elle pas affaiblie ? Les Cosaques ne commencent-ils pas à plier ?

— Père, il y a encore de la poudre dans les poudrières ; la force cosaque n’est pas affaiblie ; les Cosaques ne plient pas encore.

Déjà Bovdug est tombé du haut d’un chariot. Une balle l’a frappé sous le cœur. Mais, rassemblant toute sa vieille âme, il dit :

— Je n’ai pas de peine à quitter le monde. Dieu veuille donner à chacun une fin pareille, et que la terre russe soit glorifiée jusqu’à la fin des siècles !

Et l’âme de Bovdug s’éleva dans les hauteurs pour aller raconter aux vieillards, morts depuis longtemps, comment on sait combattre sur la terre russe, et mieux encore comment on y sait mourir pour la sainte religion.

Bientôt après, tomba aussi Balaban, ataman de kourèn. Il avait reçu trois blessures mortelles, de balle, de lance, et d’un lourd sabre droit. Et c’était un des plus vaillants Cosaques. Il avait fait, comme ataman, une foule d’expéditions maritimes, dont la plus glorieuse fut celle des rivages d’Anatolie. Ses gens avaient ramassé beaucoup de sequins, d’étoffes de Damas et de riche butin turc. Mais ils essuyèrent de grands revers à leur retour. Les malheureux durent passer sous les boulets turcs. Quand le vaisseau ennemi fit feu de toutes ses pièces, une moitié de leurs bateaux sombra en tournoyant, il périt dans les eaux plus d’un Cosaque ; mais les bottes de joncs attachées aux flancs des bateaux les sauvèrent d’une commune noyade. Pendant toute la nuit, les Cosaques enlevèrent l’eau des barques submergées avec des pelles creuses et leurs bonnets, en réparant les avaries. De leurs larges pantalons cosaques, ils firent des voiles, et, filant avec promptitude, ils échappèrent au plus rapide des vaisseaux turcs. Et c’était peu qu’ils fussent arrivés sains et saufs à la setch ; ils rapportèrent une chasuble brodée d’or à l’archimandrite du couvent de Méjigorsh à Kiew, et des ornements d’argent pur pour l’image de la Vierge, dans le zaporojié même. Et longtemps après les joueurs de bandoura glorifiaient l’habile réussite des Cosaques. À cette heure, Balaban inclina sa tête, sentant les poignantes approches de la mort, et dit d’une voix faible :

— Il me semble, seigneurs frères, que je meurs d’une bonne mort. J’en ai sabré sept, j’en ai traversé neuf de ma lance, j’en ai suffisamment écrasé sous les pieds de mon cheval, et je ne sais combien j’en ai atteint de mes balles. Fleurisse donc éternellement la terre russe !

Et son âme s’envola.

Cosaques, Cosaques, ne livrez pas la fleur de votre armée. Déjà, l’ennemi a cerné Koukoubenko. Déjà, il ne reste autour de lui que sept hommes du kourèn de Nésamaïkoff, et ceux-là se défendent plus qu’il ne leur reste de force ; déjà, les vêtements de leur chef sont rougis de son sang. Tarass lui-même, voyant le danger qu’il court, s’élance à son aide ; mais les Cosaques sont arrivés trop tard. Une lance a pu s’enfoncer sous son cœur avant que l’ennemi qui l’entoure ait été repoussé. Il s’inclina doucement sur les bras des Cosaques qui le soutenaient, et son jeune sang jaillit comme une source, semblable à un vin précieux que des serviteurs maladroits apportent de la cave dans un vase de verre, et qui le brisent à l’entrée de la salle en glissant sur le parquet. Le vin se répand sur la terre, et le maître du logis accourt, en se prenant la tête dans les mains, lui qui l’avait réservé pour la plus belle occasion de sa vie, afin que, si Dieu la lui donnait, il pût, dans sa vieillesse, fêter un compagnon de ses jeunes années, et se réjouir avec lui au souvenir d’un temps où l’homme savait autrement et mieux se réjouir. Koukoubenko promena son regard autour de lui, et murmura :

— Je remercie Dieu de m’avoir accordé de mourir sous vos yeux, compagnons. Qu’après nous, on vive mieux que nous, et que la terre russe, aimée du Christ, soit éternelle dans sa beauté !

Et sa jeune âme s’envola. Les anges la prirent sous les bras, et l’empotèrent aux cieux : elle sera bien là-bas. « Assieds-toi à ma droite, Koukoubenko, lui dira le Christ, tu n’as pas trahi la fraternité, tu n’as pas fait d’action honteuse, tu n’as pas abandonné un homme dans le danger. Tu as conservé et défendu mon Église. » La mort de Koukoubenko attrista tout le monde : et cependant, les rangs cosaques s’éclaircissaient à vue d’œil ; beaucoup de braves avaient cessé de vivre. Mais les Cosaques tenaient bon.

— Dites-moi, seigneurs, cria Tarass aux kouréni restés debout, y a-t-il encore de la poudre dans les poudrières ? les sabres ne sont-ils pas émoussés ? la force cosaque ne s’est-elle pas affaiblie ? les Cosaques ne plient-ils pas encore ?

— Père, il y a encore assez de poudre ; les sabres sont encore bons, la force cosaque n’est pas affaiblie ; les Cosaques n’ont pas plié.

Et les Cosaques s’élancèrent de nouveau comme s’ils n’eussent éprouvé aucune perte. Il ne reste plus vivants que trois atamans de kourèn. Partout coulent des ruisseaux rouges ; des ponts s’élèvent, formés de cadavres des Cosaques et des Polonais. Tarass regarda le ciel, et vit s’y déployer une longue file de vautours. Ah ! quelqu’un donc se réjouira ! Déjà, là-bas, on a soulevé Métélitza sur le fer d’une lance ; déjà, la tête du second Pisarenko a tournoyé dans l’air en clignant des yeux ; déjà Okhrim Gouska, sabré de haut et en travers, est tombé lourdement.

— Soit ! dit Tarass, en faisant signe de son mouchoir.

Ostap comprit le geste de son père ; et, sortant de son embuscade, chargea vigoureusement la cavalerie polonaise. L’ennemi ne soutint pas la violence du choc ; et lui, le poursuivant à outrance, le rejeta sur la place où l’on avait planté des pieux et jonché la terre de tronçons de lances. Les chevaux commencèrent à broncher, à s’abattre, et les Polonais à rouler par-dessus leurs têtes. Dans ce moment, les Cosaques de Korsoun, qui se tenaient en réserve derrière les chariots, voyant l’ennemi à portée de mousquet, firent une décharge soudaine. Les Polonais, perdant la tête, se mirent en désordre, et les Cosaques reprirent courage :

— La victoire est à nous ! crièrent de tous côtés les voix zaporogues.

Les clairons sonnèrent, et on hissa le drapeau de la victoire. Les Polonais, défaits, fuyaient en tout sens.

— Non, non, la victoire n’est pas encore à nous, dit Tarass, en regardant les portes de la ville.

Il avait dit vrai.

Les portes de la ville s’étaient ouvertes, et il en sortit un régiment de hussards, la fleur des régiments de cavalerie. Tous les cavaliers montaient des argamaks[4] bai brun. En avant des escadrons, galopait un chevalier, le plus beau, le plus hardi de tous. Ses cheveux noirs se déroulaient sous son casque de bronze ; son bras était entouré d’une écharpe brodée par les mains de la plus séduisante beauté. Tarass demeura stupéfait quand il reconnut Andry. Et lui, cependant, enflammé par l’ardeur du combat, avide de mériter le présent qui ornait son bras, se précipita comme un jeune lévrier, le plus beau, le plus rapide, et le plus jeune de la meute. « Atou[5] ! » crie le vieux chasseur, et le lévrier se précipite, lançant ses jambes en droite ligne dans les airs, penché de tout son corps sur le flanc, soulevant la neige de ses ongles, et devançant dix fois le lièvre lui-même dans la chaleur de sa course. Le vieux Tarass s’arrête ; il regarde comment Andry s’ouvrait un passage, frappant à droite et à gauche, et chassant les Cosaques devant lui. Tarass perd patience.

— Comment, les tiens ! les tiens ! s’écrie-t-il ; tu frappes les tiens, fils du diable !

Mais Andry ne voyait pas qui se trouvait devant lui, si c’étaient les siens ou d’autres. Il ne voyait rien. Il voyait des boucles de cheveux, de longues boucles ondoyantes, une gorge semblable au cygne de la rivière, un cou de neige et de blanches épaules, et tout ce que Dieu créa pour des baisers insensés.

— Holà ! camarades, attirez-le-moi, attirez-le-moi seulement dans le bois. cria Tarass.

Aussitôt se présentèrent trente des plus rapides Cosaques pour attirer Andry vers le bois. Redressant leurs hauts bonnets, ils lancèrent leurs chevaux pour couper la route aux hussards, prirent en flanc les premiers rangs, les culbutèrent, et, les ayant séparés du gros de la troupe, sabrèrent les uns et les autres. Alors Golokopitenko frappa Andry sur le dos du plat de son sabre droit, et tous, à l’instant, se mirent à fuir de toute la rapidité cosaque. Comme Andry s’élança ! comme son jeune sang bouillonna dans toutes ses veines ! Enfonçant ses longs éperons dans les flancs de son cheval, il vola à perte d’haleine sur les pas des Cosaques, sans se retourner, et sans voir qu’une vingtaine d’hommes seulement avaient pu le suivre. Et les Cosaques, fuyant de toute la célérité de leurs chevaux, tournaient vers le bois. Andry, lancé ventre à terre, atteignait déjà Golokopitenko, lorsque, tout à coup, une main puissante arrêta son cheval par la bride. Andry tourna la tête ; Tarass était devant lui. Il trembla de tout son corps, et devint pâle comme un écolier surpris en maraude par son maître. La colère d’Andry s’éteignit comme si elle ne se fût jamais allumée. Il ne voyait plus devant lui que son terrible père.

— Eh bien ! qu’allons-nous faire maintenant ? dit Tarass, en le regardant droit entre les deux yeux.

Andry ne put rien répondre, et resta les yeux baissés vers la terre.

— Eh bien, fils, tes Polonais t’ont-ils été d’un grand secours ?

Andry demeurait muet.

— Ainsi trahir, vendre la religion, vendre les tiens… Attends, descends de cheval.

Obéissant comme un enfant docile, Andry descendit de cheval et s’arrêta, ni vif ni mort, devant Tarass.

— Reste là, et ne bouge plus. C’est moi qui t’ai donné la vie, c’est moi qui te tuerai, dit Tarass.

Et, reculant d’un pas, il ôta son mousquet de dessus son épaule. Andry était pâle comme un linge. On voyait ses lèvres remuer, et prononcer un nom. Mais ce n’était pas le nom de sa patrie, ni de sa mère, ni de ses frères, c’était le nom de la belle Polonaise.

Tarass fit feu.

Comme un épi de blé coupé par la faucille, Andry inclina la tête, et tomba sur l’herbe sans prononcer un mot.

Le meurtrier de son fils, immobile, regarda longtemps le cadavre inanimé. Il était beau même dans la mort. Son visage viril, naguère brillant de force et d’une irrésistible séduction, exprimait encore une merveilleuse beauté. Ses sourcils, noirs comme un velours de deuil, ombrageaient ses traits pâlis.

— Que lui manquait-il pour être un Cosaque ? dit Boulba. Il était de haute taille, il avait des sourcils noirs, un visage de gentilhomme, et sa main était forte dans le combat. Et il a péri, péri sans gloire, comme un chien lâche.

— Père, qu’as-tu fait ? c’est toi qui l’as tué ? dit Ostap, qui arrivait en ce moment.

Tarass fit de la tête un signe affirmatif.

Ostap regarda fixement le mort dans les yeux. Il regretta son frère, et dit :

— Père, livrons-le honorablement à la terre, afin que les ennemis ne puissent l’insulter, et que les oiseaux de proie n’emportent pas les lambeaux de sa chair.

— On l’enterrera bien sans nous, dit Tarass ; et il aura des pleureurs et des pleureuses.

Et pendant deux minutes, il pensa :

— Faut-il le jeter aux loups qui rôdent sur la terre humaine, ou bien respecter en lui la vaillance du chevalier, que chaque brave doit honorer en qui que ce soit ?

Il regarde, et voit Golokopitenko galoper vers lui.

— Malheur ! ataman. Les Polonais se sont fortifiés, il leur est venu un renfort de troupes fraîches.

Golokopitenko n’a pas achevé que Vovtousenko accourt :

— Malheur ! ataman. Encore une force nouvelle qui fend sur nous.

Vovtousenko n’a pas achevé que Pisarenko arrive en courant, mais sans cheval :

— Où es-tu, père ? les Cosaques te cherchent. Déjà l’ataman de kourèn Névilitchki est tué ; Zadorojny est tué ; Tchérévitchenko est tué ; mais les Cosaques tiennent encore ; ils ne veulent pas mourir, sans t’avoir vu une dernière fois dans les yeux ; ils veulent que tu les regardes à l’heure de la mort.

— À cheval, Ostap ! dit Tarass.

Et il se hâta pour trouver encore debout les Cosaques, pour savourer leur vue une dernière fois, et pour qu’ils pussent regarder leur ataman avant de mourir. Mais il n’était pas sorti du bois avec les siens, que les forces ennemies avaient cerné le bois de tous côtés, et que partout, à travers les arbres, se montraient des cavaliers armés de sabres et de lances.

— Ostap ! Ostap ! tiens Ferme, s’écria Tarass.

Et lui-même, tirant son sabre, se mit à écharper les premiers qui lui tombèrent sous la main. Déjà six polonais se sont à la fois rués sur Ostap ; mais il paraît qu’ils ont mal choisi le moment. À l’un, la tête a sauté des épaules ; l’autre a fait la culbute en arrière ; le troisième reçoit un coup de lance dans les côtes ; le quatrième, plus audacieux, a évité la balle d’Ostap en baissant la tête, et la balle brûlante a frappé le cou de son cheval qui, furieux, se cabre, roule à terre, et écrase sous lui son cavalier.

— Bien, fils, bien, Ostap ! criait Tarass ; voici que je viens à toi.

Lui-même repoussait les assaillants. Tarass multiplie son sabre ; il distribue des cadeaux sur la tête de l’un et sur celle de l’autre ; et, regardant toujours Ostap, il le voit luttant corps à corps avec huit ennemis à la fois.

— Ostap ! Ostap ! tiens ferme.

Mais, déjà, Ostap a le dessous ; déjà, on lui a jeté un arkan autour de la gorge ; déjà on saisit, déjà on garrotte Ostap.

— Aïe ! Ostap, Ostap ! criait Tarass en s’ouvrant un passage vers lui, et en hachant comme du chou tout ce qui les séparait ; aïe ! Ostap, Ostap !…

Mais, en ce moment, il fut frappé comme d’une lourde pierre ; tout tournoya devant ses yeux. Un instant brillèrent, mêlées dans son regard, des lances, la fumée du canon, les étincelles de la mousqueterie et les branches d’arbres avec leurs feuilles. Il tomba sur la terre comme un chêne abattu, et un épais brouillard couvrit ses yeux.


  1. Ville impériale, Byzance.
  2. Princes.
  3. Non seulement ce geste a son nom particulier, mais on en a formé le verbe, l’adverbe, l’adjectif, etc.
  4. Chevaux persans.
  5. Mot russe pour exciter les chiens.