Tao Te King (Stanislas Julien)/Introduction

Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. i-xviii).

INTRODUCTION.

Lao-tseu ouvre la série de dix philosophes célèbres qui ont fleuri en Chine avant l’ère chrétienne, et dont les œuvres, presque aussi inconnues en Europe que leurs noms, forment une collection de trente-quatre volumes petit in-folio[1].

Je ne puis me défendre d’un sentiment de crainte en publiant, pour la première fois, la traduction complète de cet ouvrage mémorable qu’on regarde avec raison comme le plus profond, le plus abstrait et le plus difficile de toute la littérature chinoise. Une autre considération vient accroître encore ma juste inquiétude : c’est de me voir en désaccord, sur la portée de ce livre, avec quelques savants missionnaires, les PP.  Prémare, Bouvet et Fouquet, et avec l’un des plus habiles sinologues de notre temps, M. Abel-Rémusat. Cet ingénieux écrivain a publié, sur Lao-tseu et sa doctrine, un mémoire[2] qui a produit une vive sensation en Europe, mais dont l’examen approfondi du Tao-te-king et de ses commentaires ne me permet pas d’admettre les curieuses conséquences.

M. Rémusat ne s’était pas dissimulé les obstacles que présente la publication complète de ce texte révéré, recommandable à la fois par son antiquité, sa profondeur et son élévation. « Le livre de Lao-tseu, dit-il[3], n’est pas facile à entendre, parce que l’obscurité des matières s’y joint à une sorte de concision antique, à un vague qui va quelquefois jusqu’à rendre son style énigmatique… Ce serait une difficulté très-grande s’il s’agissait de le traduire en entier et de l’éclaircir sous le rapport de la doctrine qu’il renferme. Mais, cela ne doit pas nous empêcher d’en extraire les passages les plus marquants, et d’en fixer le sens au moins d’une manière générale. Il suffit de constater le sens le plus palpable, quelquefois même de noter les expressions, sans rechercher l’acception profonde et philosophique dont elles sont susceptibles. Outre l’obscurité de la matière en elle-même, les anciens avaient des raisons de ne pas s’expliquer plus clairement sur ces sortes de sujets

« Le texte[4] est si plein d’obscurité, nous avons si peu de moyens pour en acquérir l’intelligence parfaite, si peu de connaissance des circonstances auxquelles l’auteur a voulu faire allusion ; nous sommes, en un mot, si loin à tous égards des idées sous l’influence desquelles il écrivait, qu’il y aurait de la témérité à prétendre retrouver exactement le sens qu’il avait en vue, quand ce sens nous échappe. »

Cette difficulté du texte de Lao-tseu est également reconnue en Chine, et nous pourrions nous consoler de notre impuissance à l’entendre complètement, en voyant les docteurs Tao-sse les plus renommés y signaler les mêmes obscurités qui ont égaré quelques missionnaires et M. Abel-Rémusat.

« Il n’est pas aisé, dit Sie-hoeï, l’un de nos commentateurs, d’expliquer clairement les passages les plus profonds de Lao-tseu ; tout ce que la science peut faire, c’est d’en donner le sens général. »

Hâtons-nous de le dire, cependant, les difficultés qu’ont rencontrées les PP.  Prémare, Fouquet, Bouvet et M. Abel-Rémusat, tenaient moins à la langue ou au sujet du livre qu’au système d’interprétation qu’ils avaient adopté.

Entraînés par le louable désir de répandre promptement la religion chrétienne en Chine, et mus par une conviction qu’il n’est pas permis de révoquer en doute, quelques savants jésuites s’étudièrent à montrer que les monuments littéraires de l’antiquité chinoise renfermaient de nombreux passages évidemment empruntés aux livres saints, et jusqu’à des dogmes catholiques, dont la connaissance en Chine nous obligerait d’admettre, en raisonnant suivant la foi la plus orthodoxe, que Dieu avait accordé aux habitants du céleste empire une sorte de révélation anticipée. Le P.  Prémare pour prouver cette thèse[5] que combattirent d’autres missionnaires non moins savants, non moins respectables que lui (les PP. Régis, Lacharme, Visdelou), composa un ouvrage qui existe en manuscrit à la Bibliothèque royale, et que M. Bonetti a commencé à publier dans les Annales de la philosophie chrétienne. « L’objet principal du Tao te-king, dit Montucci[6], partisan de ce système d’interprétation, est d’établir une connaissance singulière d’un être suprême en trois personnes. Beaucoup de passages, ajoute-t-il, « parlent si clairement d’un Dieu trine, que quiconque aura lu ce livre ne pourra douter que le mystère de la Très-Sainte-Trinité n’ait été révélé aux Chinois plus de cinq siècles avant la venue de Jésus-Christ… L’étude et la publication de ce livre extraordinaire seraient donc du plus grand secours aux missionnaires pour étendre et accroître heureusement la moisson apostolique. »

Le P. Amiot a cru reconnaître les trois personnes de la Trinité[7] dans la première phrase du xive chapitre du Lao-tseu, qu’il traduit ainsi : « Celui qui est comme visible et ne peut être vu se nomme khi (lisez i) ; celui qu’on ne peut entendre et qui ne « parle pas aux oreilles se nomme hi ; celui qui est comme sensible et qu’on ne peut toucher se nomme wei[8]. »

M. Rémusat est allé plus loin que ce savant missionnaire. Il a cru reconnaître le mot mrv (Jehova) dans les trois syllabes i, hi, weï, qui appartiennent chacune à un membre de phrase différent ; et, à vrai dire, le but principal de son mémoire sur Lao-tseu est de prouver cette conjecture, et d’établir par là qu’il avait existé des communications entre l’Occident et la Chine dès le vie siècle avant J. C. Suivant lui, « les trois caractères[9] employés ici n’ont aucun sens ; ils sont simplement, dit-il, des signes de sons étrangers à la langue chinoise, soit qu’on les articule en entier (ihv), soit qu’on prenne séparément les initiales (i, h, v)… Le nom trigrammatique i-hi-weï, ou ihv, étant, comme on l’a vu, étranger à la langue chinoise[10], il est intéressant d’en découvrir l’origine. Ce mot me paraît matériellement identique à celui de Ἰαῶ… (altération du tétragramme hébraïque יהוה (Jéhova), nom que, suivant Diodore de Sicile, les Juifs donnaient à Dieu[11]. Il est bien remarquable que la transcription la plus exacte de ce nom célèbre se rencontre dans un livre chinois[12], car Lao-tseu a conservé l’aspiration que les Grecs ne pouvaient exprimer avec les lettres de leur alphabet. D’un autre côté, le tétragramme hébraïque se trouve, dans le Tao-te-king, réduit à trois lettres. Cela, sans doute, ne faisait rien à la prononciation, parce que, suivant toute apparence, le dernier ה de יהוה (jéhova) ne s’articulait pas… Le fait d’un nom hébraïque ou syrien dans un ancien livre chinois, ce fait inconnu jusqu’à présent, est toujours assez singulier, et il reste, je crois, complètement démontré, quoiqu’il y ait encore beaucoup à faire pour l’expliquer d’une manière satisfaisante… Ce nom, si bien conservé dans le Tao-te-king, qu’on peut dire que les Chinois l’ont mieux connu et plus exactement transcrit que les Grecs, est une particularité vraiment caractéristique. Il me paraît impossible de douter que ce nom ne soit, sous cette forme, originaire de la Syrie, et je le regarde comme une marque incontestable de la route que les idées que nous nommons Pythagoriciennes ou Platoniciennes ont suivie pour arriver à la Chine. »

Quels que soient mon respect pour la mémoire de M. Rémusat et mon admiration pour sa haute intelligence, je dois déclarer qu’à mon sentiment cette hypothèse, neuve et ingénieuse, est loin d’être fondée. Si je ne m’abuse pas, les lecteurs partageront le même avis après avoir lu le texte du chapitre xiv et les commentaires qui l’accompagnent. Les trois syllabes i, hi, weï, que ce savant regarde comme étrangères à la langue chinoise et purement phonétiques, et où il a cru voir la transcription fidèle du tétragramme hébraïque [..] (Jéhova), ont en chinois un sens clair et rationnel qui s’appuie de l’autorité de Ho-chang-kong, philosophe Tao-sse, qui florissait l’an 163 avant J. C. et qui, suivant M. Rémusat lui-même, paraît mériter une entière confiance. Il est permis de penser que l’illustre professeur aurait renoncé à cette manière de voir, s’il avait pu faire usage de l’antique et précieux commentaire de Ho-chang-kong.

La première syllabe, i, signifie dépourvu de couleur ; la seconde, hi, dépourvu de son ou de voix ; la troisième, weï, dépourvu de corps.

D’où résulte ce sens de la première phrase du chapitre xiv :

« Vous le regardez (le Tao) et ne le voyez pas : il est sans couleur (incolore) ;

« Vous l’écoutez et ne l’entendez pas : il est sans voix (aphone) ;

« Vous voulez le toucher et ne l’atteignez pas : il est sans corps (incorporel). »

Cette interprétation de Ho-chang-kong est confirmée par les commentateurs les plus renommés, par exemple Thi-we-tseu, Fo-koueï-tseu, Te-thsing, Li-yong, etc. etc. Elle se trouve aussi dans un extrait considérable de Lao-tseu, qui fait partie d’un recueil de fragments philosophiques intitulé Tseu-p’in-kin-han, que possède la Bibliothèque royale.

D’un autre côté, les nombreux commentaires de Lao-tseu que j’ai à ma disposition, n’offrent pas un seul passage qui permette de regarder les trois syllabes i (incolore), hi (aphone) et weï (incorporel) comme dépourvues de signification et étrangères à la langue chinoise. Les interprètes poussent le scrupule et la franchise aussi loin qu’aucuns philologues européens, et toutes les fois qu’ils rencontrent un mot qui n’a jamais été expliqué par personne et dont le sens leur échappe, ils l’avouent sincèrement. C’est ce qu’on voit souvent dans les notes sur les livres classiques et à chaque page du supplément du dictionnaire Tseu-weï. Or si les trois syllabes i, hi, weï, se fussent trouvées dans le même cas, les commentateurs chinois n’auraient pas manqué de le déclarer, ne fût-ce que pour éveiller (comme ils le disent) l’attention des sages futurs.

La découverte du nom de Jéhova, que M. Rémusat avait cru trouver dans Lao-tseu, n’était pas fondée seulement sur des considérations philologiques qui lui sont particulières, et dont j’ai donné plus haut le sommaire en citant ses propres expressions. Il avait été confirmé dans cette hypothèse par des récits dont il importait de bien rechercher l’origine avant de les admettre comme des faits établis. « Un autre[13] point, dit-il, sur lequel il est difficile de conserver des doutes, c’est le voyage de Lao-tseu à une grande distance de la Chine. A la vérité, il y a quelque diversité dans les auteurs sur les circonstances de ce voyage. Sse-ma-thien le place à la fin de la vie de Lao-tseu[14], après la publication de son Tao-te-king, et dit, au surplus, qu’on ignore ce que devint ce philosophe.

« D’autres entendent dans un sens purement historique sa retraite sur le mont Kouen-lun[15] c’est-à-dire dans les parties les plus élevées des montagnes de l’Inde et du Thibet. Ceux qui le font arriver à huit cents lis à l’ouest de Khotan placent la scène de ses travaux, de sa prédication et de son exaltation, non loin de Badakchan et de Balk, dans les parties les plus orientales de la Bactriane. Le terme de son voyage eût été plus éloigné encore, s’il fut venu visiter le pays où s’étendit depuis l’empire romain, et convertir, comme le disent les mythologues chinois, les diverses nations de ces contrées. Tout cela n’est embarrassant que parce que le commerce que Lao-tseu dut avoir avec les philosophes de l’Occident, aurait été postérieur y dans ces différentes hypothèses, à la composition de son livre[16]. Il n’y a pas d’invraisemblance à supposer qu’un philosophe chinois ait voyagé, dès le vie siècle avant notre ère, dans la Perse et dans la Syrie. »

Il m’a paru important de rechercher l’origine de ces traditions. J’ai compulsé depuis un an les différentes encyclopédies littéraires et philosophiques des Chinois, le recueil des vingt-quatre historiens officiels de l’empire, et tous les mémoires et documents originaux sur la doctrine de Lao-tseu, que possède la Bibliothèque royale, et j’ai reconnu de la manière la plus incontestable que toutes les traditions sur ces voyages de notre philosophe à l’occident de la Chine n’ont d’autre point de départ et d’autre source que la légende fabuleuse[17] de Lao-tseu, composée par Ko-hong (autrement appelé Pao-pou-tseu) presque dix siècles après ce philosophe (vers l’an 350 de notre ère), légende qu’il a mise en tête de son Histoire mythologique des dieux et des immortels. Cette considération m’a engagé à la traduire et à la donner en entier à la suite de la Notice historique.


Il me reste à parier du mot Tao, qui fait le sujet du Tao-te-king.

Les lettrés, les bouddhistes et les Tao-sse font un grand usage de ce mot, et l’emploient chacun dans un sens différent.

Chez les écrivains de l’école de Confucius, il se prend, au figuré, dans le sens de voie, et exprime la conduite régulière qu’il faut suivre, soit pour bien gouverner, soit pour pratiquer les principales vertus sociales ; ainsi l’on dit : la voie de l’humanité, de la justice, des rites. « La voie n’est pas fréquentée, dit Confucius ; je sais pourquoi : les hommes éclairés l’outre-passent, les ignorants ne l’atteignent pas. »

Chez les bouddhistes, le mot Tao a reçu, suivant le dictionnaire San-ts’ang-fa-sou[18] le sens de Pou-thi, transcription chinoise du mot sanskrit [..] bouddhi, intelligence[19]. « Sous les dynasties des Tsin[20] et des Song (de 265 à 501 après J. C.), la doctrine de bouddha ne faisait que commencer à se répandre en Chine. Les Bouddhistes n’avaient pas encore reçu le nom de Seng  ; on les appelait généralement Tao-jin 道人, c’est-à-dire les hommes de l’intelligence (les hommes qui cherchent à atteindre l’intelligence, le principal attribut de Bouddha et le plus haut degré de la perfection). »

Nous lisons, dans le Chin-i-tien[21], que les Tao-jin 道人 (les bouddhistes) se liguèrent avec les Tao-sse 道士 (les sectateurs de Lao-tseu) pour combattre les Jou (ou les lettrés de l’école de Confucius).

Je saisis cette occasion pour corriger une grave erreur historique relative à la propagation de la doctrine de Lao-tseu, erreur qui prend sa source dans les notes que M. Klaproth a jointes à l’édition du Fo-koue-ki, et qui se trouve reproduite en vingt endroits d’un savant mémoire[22] de M. W. H. Sykes, inséré dans le Journal de la Société asiatique de Londres (t. XII, p. 248-486).

L’expression Tao-jin (bouddhiste) est souvent citée par Fa-hien, et elle a été plusieurs fois traduite par Tao-sse[23], ou sectateur du Tao, définition qui a fait tirer à Klaproth les conséquences les plus erronées. « Il est très-remarquable, dit ce savant[24], que Fa-hien parle si souvent, dans sa relation, des Tao-sse, qui, de son temps, existaient non-seulement dans l’Asie centrale, mais aussi dans l’Inde. Il paraît donc que la doctrine de cette secte philosophique était déjà très-répandue dans les contrées situées à l’ouest et au sud-ouest de la Chine. Nous avons déjà vu le Tao-sse Aï[25] arriver à Kapila à la naissance de Shâkya-mouni, et tirer son horoscope. »

Dans le Fo-koue-ki, Fa-hien lui-même, qu’on ne saurait confondre avec un Tao-sse, est désigné par la qualification de Tao-jin 道人[26]. Or, il résulte évidemment de la définition et des faits historiques rapportés plus haut, que dans les passages dont parle M. Klaproth, les Tao-jin 道人 du Fo-koue-ki n’étaient autres que des bouddhistes.

Il n’est pas sans intérêt, pour le philologue, de rechercher comment M. Klaproth a été conduit à rendre l’expression Tao-jin (l’homme de l’intelligence, le bouddhiste) par Tao-sse, ou sectateur de Lao-tseu. Il possédait un dictionnaire tonique intitulé Oa-tche-yun-soui[27], où l’on définit l’expression Tao-jin 道人 par les mots te-tao-jin 得道人, c’est-à-dire l’homme qui a acquis l’intelligence. Cette explication est citée comme appartenant à l’ouvrage bouddhique Ta-tchi-tou-lun[28]. Mais comme Klaproth ignorait la nature de cet ouvrage et l’acception bouddhique de tao (intelligence), que je dois au dictionnaire San-tsang-fa-sou, et que personne n’avait donnée jusqu’ici, il a pris ce mot dans le sens de raison, par lequel on est convenu de désigner la doctrine de Lao-tseu (on dit la doctrine de la raison), et que je discuterai tout à l’heure. Ainsi disparaît ce fait, si curieux et en même temps si étrange, de l’existence des Tao-sse dans l’Inde au commencement du ve siècle après notre ère. Plusieurs autres faits aussi graves et non moins erronés se sont glissés dans les mémoires de quelques sinologues célèbres. Ils disparaîtront à leur tour, dès qu’on aura pris le soin de les éclaircir par la traduction fidèle des textes chinois où l’on avait cru les apercevoir.

Il est temps d’arriver au sens particulier de Tao , dans le livre dont nous nous occupons. « Les Tao-sse s’en servent, dit M. Rémusat[29], pour désigner la raison primordiale, l’intelligence qui a formé le monde, et qui le régit comme l’esprit régit le corps. C’est en ce sens qu’ils se disent sectateurs de la raison. Ce mot me semble ne pas pouvoir être bien traduit si ce n’est par le mot λόγος, dans le triple sens de souverain être, de raison et de parole. C’est évidemment le λόγος de Platon, qui a disposé l’univers, la raison universelle de Zénon, de Cléanthe et des autres stoïciens ; c’est cet être qu’Amélius disait être désigné sous le nom de raison de Dieu par un philosophe qu’Eusèbe croit être le même que saint Jean, etc. »

De là vient qu’on appelle les Tao-sse « les rationalistes, » et leur doctrine « le rationalisme. » Les preuves que je vais rapporter engageront, je l’espère, les savants à renoncer à ces dénominations.

On conviendra sans peine que le plus sûr moyen de comprendre le sens de Tao dans la doctrine de Lao-tseu, c’est d’interroger le maître lui-même, et de consulter les philosophes de son école les plus rapprochés de l’époque où il a vécu, tels que Tchoang-tseu, Ho-houan-tseu, Ho-chang-hong, etc. qui sont tous antérieurs à l’ère chrétienne. Or, suivant eux, le Tao est dépourvu d’action, de pensée, de jugement, d’intelligence[30]. Il paraît donc impossible de le prendre pour la raison primordiale, pour l’intelligence sublime qui a créé et qui régit le monde.

Telle est cependant l’idée que plusieurs savants dont je respecte et partage les croyances voudraient absolument trouver dans le Tao de Lao-tseu. Mais, en matière d’érudition, on doit s’étudier à chercher dans les écrivains de l’antiquité ce qu’ils renferment réellement, et non ce qu’on désirerait d’y trouver.

Le sens de Voie, que je donne au mot Tao résulte clairement des passages suivants de Lao-tseu : « Si j’étais doué de quelque prudence, je marcherais dans le grand Tao (dans la grande voie). — Le grand Tao est très-uni (la grande Voie est très-unie), mais le peuple aime les sentiers. (Ch. liii.) — Le Tao peut être regardé comme la mère de l’univers. Je « ne connais pas son nom ; pour le qualifier, je l’appelle le Tao ou la Voie. » (Chap. xxv.)

Ho-chang-kong, le plus ancien commentateur de Lao-tseu, qui florissait dans le IIe siècle avant notre ère, explique ainsi ce passage : « Je ne vois ni le corps ni la figure du Tao ; je ne sais comment il faut le nommer : mais, comme je vois que tous les êtres naissent en venant par le Tao, je le qualifie en l’appelant le Tao ou la Voie. »

Ho-kouan-tseu, philosophe Tao-sse, offre (liv. III, fol. 20) une définition analogue du même mot : « Le Tao est ce qui a donné passage aux êtres. »

On peut comparer Tchoang-tseu, philosophe Tao-sse contemporain de Meng tseu, liv. V, fol. 1.

Nous voyons dans le Tao-te-king, chap. xxi, note 6, un curieux passage où Lao-tseu compare le Tao ou la Voie, à une porte par laquelle passent tous les êtres pour arriver à la vie.

Il résulte des passages qui précèdent, et d’une foule d’autres que je pourrais rapporter, que, dans Lao-tseu et les plus anciens philosophes de son école antérieurs à l’ère chrétienne, l’emploi et la définition du mot Tao excluent toute idée de cause intelligente, et qu’il faut le traduire par Voie, en donnant à ce mot une signification large et élevée qui réponde au langage de ces philosophes, lorsqu’ils parlent de la puissance et de la grandeur du Tao.

Lao-tseu représente le Tao comme un être dépourvu d’action, de pensées, de désirs, et il veut que, pour arriver au plus haut degré de perfection, l’homme reste, comme le Tao, dans un quiétisme absolu ; qu’il se dépouille de pensées, de désirs, et même des lumières de l’intelligence, qui, suivant lui, sont une cause de désordre. Ainsi, dans son livre, le mot Tao signifie tantôt la Voie sublime par laquelle tous les êtres sont arrivés à la vie[31], tantôt l’imitation du Tao, en restant, comme lui, sans action, sans pensées, sans désirs[32]. C’est dans ce dernier sens que l’on dit au figuré : « marcher, avancer dans le Tao, se rapprocher du Tao, arriver au Tao. »

Il y aurait beaucoup à dire sur la doctrine de l’émanation et sur le retour à l’âme universelle[33], qu’on a cru trouver dans certains passages de Lao-tseu. Je me bornerai à renvoyer les lecteurs à l’ouvrage même, et en particulier au chapitre xlii. Il n’entre pas dans mon plan de rapprocher la doctrine de Lao-tseu de celle de Platon et de ses disciples. Quoique je ne sois pas resté étranger à la philosophie grecque, dont j’aime à lire encore les monuments originaux, je dois laisser aux savants qui se sont voués à l’histoire de la philosophie, le soin de faire cette curieuse et importante comparaison.

Absorbé depuis longtemps par l’étude de la langue et de la littérature chinoises, je craindrais de ne faire qu’effleurer cette question féconde, et de l’affaiblir peut-être en la traitant d’après mes propres idées, sans posséder aujourd’hui toutes les connaissances que, dans ces derniers temps, les progrès de l’esprit humain et le perfectionnement des études philosophiques ont ajoutées au domaine de la science. Les philosophes de profession saisiront sans peine, sous toutes ses faces, cette grande et belle question, et sauront la présenter au public avec tous les aperçus qui en découlent et tous les développements qu’elle comporte.

Il me tarde, d’ailleurs, d’achever la tâche pénible qui m’occupe depuis nombre d’années. J’avais reconnu, dès l’origine, les difficultés graves et multipliées que M. Rémusat a caractérisées avec tant de force et de justesse[34], et, quoique le texte seul ne formât qu’une trentaine de pages, il me paraissait impossible de prévoir le terme de mon travail. Je le commençai, en 1826, d’après les conseils de M. Victor Cousin, et je traduisis immédiatement tout le premier livre, dont plusieurs chapitres lui avaient paru du plus haut intérêt. Mais j’éprouvais encore tant de doutes et d’hésitation, j’étais si dépourvu de secours, n’ayant qu’un seul commentaire à ma disposition, qu’il eût été téméraire et périlleux d’aller plus loin.

Je fus assez heureux pour me procurer, en 1834, l’excellente édition Variorum de Tsiao-hong, publiée en 1588, qui offre en entier les célèbres commentaires de Sou-tseu-yeou, de Li-si-tchaï, de Ou-yeou-thsing, de Liu-kie-fou, et des fragments nombreux d’environ soixante autres interprètes. Je fis alors un grand pas dans l’intelligence de Lao-tseu. Mais il m’aurait été fort difficile, pour ne pas dire impossible, de pénétrer assez avant dans son système et de traduire son livre en entier, si je n’avais reçu de Chine le véritable commentaire de Ho-chang-kong[35], le plus ancien interprète de Lao-tseu, qui fut terminé et offert à l’empereur Hiao-wen-ti, de la dynastie des Han, l’an 163 avant 1ère chrétienne. Je traduisis d’abord le texte et toutes les notes ; puis, en 1836 et 1837, j’obtins plusieurs autres éditions accompagnées de gloses et de paraphrases, qui me mirent en état de retoucher ma version française, de refondre, de compléter et d’améliorer dans toutes ses parties mon commentaire perpétuel. Enfin, en 1840, un dernier et précieux secours me fut offert par la belle édition de Te-thsing, dont les explications claires et faciles vinrent dissiper la plupart des doutes qui me restaient. Mon travail éprouva alors un remaniement si scrupuleux et si complet, que je pourrais l’appeler une troisième transformation ; et c’est dans cet état que j’ose le présenter au public, après l’avoir revu et corrigé sans interruption depuis cette époque jusqu’en septembre 1841.

Je me suis efforcé de donner une traduction aussi littérale que le permet la langue française, lorsqu’on veut être à la fois clair et fidèle, et d’offrir par là aux personnes qui étudient le chinois les moyens d’analyser le texte, et de l’entendre de la même manière que moi, après avoir jeté les yeux sur les commentaires perpétuels qui l’accompagnent. Ceux qui sont étrangers à la langue chinoise peuvent être assurés que je n’ai jamais adopté le sens d’une seule phrase, ni même d’un seul mot, sans y être autorisé par un ou plusieurs commentaires. J’ai donné, en premier lieu, l’interprétation que je préfère, et, lorsqu’un passage difficile a reçu plusieurs explications bien distinctes, je les ai rapportées séparément, afin que les lecteurs pussent choisir celle qui leur paraîtrait la meilleure, et corriger ainsi, s’il y a lieu, mes notes et ma traduction.

Personne ne sentira mieux que moi tout ce que laisse encore à désirer ce travail, pour l’exécution duquel j’ai lutté, pendant plus de six ans, contre des difficultés sans nombre et souvent désespérées. Je ne me dissimule point que, dans l’état actuel de nos connaissances, dans l’impuissance où nous sommes de pouvoir consulter, comme on le ferait à Péking, quelque docteur Tao-sse sur les obscurités de Lao-tseu, la perfection, en ce genre, est presque impossible. J’aime à espérer que les juges compétents me tiendront compte de mes efforts, si longtemps soutenus, pour faire connaître au monde savant le plus ancien monument de la philosophie chinoise, et qu’ils voudront bien m’accorder toute l’indulgence dont j’ai besoin, en songeant que l’intelligence de ce livre, si obscur dans le texte chinois, a échappé à plusieurs missionnaires illustres qui sont nos maîtres et nos modèles, et que les difficultés qu’il présente à chaque pas ont effrayé M. Rémusat lui-même, dont la sagacité merveilleuse et la rare érudition feront longtemps le désespoir des sinologues européens.

  1. II. Tchoang-tseu, le plus brillant écrivain de l’école de Lao-tseu. (Voy. p. xxviii, not. 1.) Il florissait sous l’empereur Hien-ti, qui commença à régner l’an 368 av. J. C. Je prépare une traduction française de son ouvrage en 4 vol. intitulé Nanhoa-king.

    III. Sun-tseu, philosophe lettré, postérieur à Meng-tseu. Il florissait dans la période des guerres appelée Tchen koue, entre 375 et 230 avant J. C. On le regarde en Chine comme le plus célèbre écrivain de l’école de Confucius, et on place son ouvrage, qui forme 5 vol. immédiatement après les Sse-chou ou les Quatre livres classiques. Il traite de la politique et de la morale. On l’estime autant pour la justesse de ses connaissances que pour la clarté de son style.

    IV. Lie-tseu, philosophe Tao-sse, antérieur à Tchoang-tseu qui le cite assez souvent. Suivant quelques auteurs chinois, il publia son ouvrage, qui forme 2 vol., la 4e année de Ngan-wang, des Tcheou, l’an 398 av. J. C.

    V. Kouan-tseu, le plus célèbre philosophe de l’école appelée Fa-kia, c’est-à-dire de la classe des écrivains qui traitent des lois pénales. Il florissait dans le royaume de Thsi, vers l’an 480 avant J. C. On a de lui trois cent quatre-vingt-neuf essais (sur l’économie politique, la guerre et les lois) que Lieou-hiang, qui vivait sous les Han, réunit en quatre-vingt-six chapitres. L’ouvrage entier forme 8 vol. ou 24 livres.

    VI. Han-feï, philosophe Tao-sse. Il florissait sous Ngan-wang, empereur des Tcheou, qui l’envoya en ambassade dans le royaume de Thsin, la 5e année de son règne (397 avant J. C.) Son ouvrage, qui a 4 vol. traite principalement des peines et des lois.

    VII. Hoaï-nan-tseu, philosophe chinois qui incline vers la doctrine des Tao-sse. C’est le plus ancien des écrivains de l’école appelée Thsa-kia, c’est-à-dire de l’école des polygraphes. Il était petit-fils de l’empereur Kao-ti, fondateur de la dynastie des Han. Il florissait sous l’empereur Hiao-wen-ti, qui régna entre l’an 179 et 156 avant J. C. Il avait été nommé roi de Haï-nan (dans la province actuelle de Ngan-hoeï). Ses ouvrages forment 6 vol.

    VIII. Yang-tseu, philosophe de la secte des lettrés. Il vivait sous l’empereur Tching-ti, qui régna depuis l’an 32 jusqu’à l’an 7 av. J. C. Son ouvrage, intitulé Fa-yen, forme 2 vol.

    IX. Wen-tchong-tseu', philosophe de la secte des lettrés. Quelques auteurs chinois le regardent comme un disciple de Meng-tseu. Son ouvrage forme 1 vol.

    X. Ho-kouan-tseu, philosophe Tao-sse. Il était originaire du pays de Thsou. Il était, dit-on, contemporain des philosophes Yang-tchoa et Me-ti, que Meng-tseu combat dans plusieurs endroits de son livre, et dont la doctrine était regardée par l’école de Confucius comme hétérodoxe et dangereuse. Son ouvrage forme 1 vol. Les éditeurs y signalent de graves lacunes et de nombreuses incorrections qui tiennent à l’état de mutilation dans lequel il est parvenu jusqu’à nous.

  2. Mémoire sur la vie et les ouvrages de Lao-tseu, inséré dans le tom. VII des Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. — On peut voir aussi les Mélanges asiatiques de M. Rémusat, Ire série, tom. I, pag. 88-99.
  3. Rémusat, Mémoire sur Lao-tseu, pag. 20-21.
  4. Ibid. pag. 35.
  5. Cf. Rémusat, Nouv. Mélanges Asiat. tom. II, p. 266.
  6. « Multa de Deo trino ibi tam clare disseruntur, ut mysterium sanctissimæ Trinitatis Sinis jam revelatum fuisse quinque supra sæcula ante adventum Jesu-Christi, quicumque hunc librum perlegerit, in dubium minime vocabit. — « Nihit autem efficacius inveniri ad dogmata christianæ religionis in animo Sinarum deligenda, quam eorumdem (dogmatum) congruentiæ cum libris Sinicis demonstrationem, nemo denegabit, qui mores populi tam proclivis sui jurare in verba magistri, uptime norit. Studium ergo et vulgatio hujus singulurissimi textus, missionariis utilissima evaderent ad messis apostolicœ peroptatam coacervationem feliciter provehendam. » — Montucci, De studiis sinicis, pag. 19. in-4o, Berolini, 1808. — (Cf. Remarques philologiques sur le voyage de M. de Guignes, par Sinologus Berolinensis (Montucci), in-8o, pag. 64 ; et Grosier, Description de la Chine, in-4o, pag. 552.)
  7. Montucci, Remarques philologiques, pag. 69, not. c. (Cf. Mémoires des missionnaires de Péking. in-4o, tom. I, pag. 299-300.)
  8. A l’exception des mots i, hi, weï, qui se retrouvent aussi dans sa traduction, M. Rémusat a tâché d’être plus littéral que le père Amiot : « Celui que vous regardez et ne voyez pas se nomme i ; celui que vous écoutez et que vous n’entendez pas se nomme hi ; celui que votre main cherche et qu’elle ne peut saisir se nomme weï. »
  9. Rémusat, Mémoire sur Lao-tseu, pag. 42, lig. 23.
  10. C’est ce que M. Rémusat vient de dire, pag. précéd. lig. 22, mais il ne l’a pas prouvé.
  11. Rémusat, Mémoire sur Lao-tseu, pag. 44, lig. 18, 23 ; pag. 45, lig. 16, 27.
  12. Ibid. pag. 46, lig. 26 ; pag. 47, lig. 23 ; pag. 48, lig. 6.
  13. Rémusat, Mémoire sur Lao-tseu, pag. 12, lig. 25.
  14. Cet auteur ne dit point que Lao-tseu ait voyagé à l’occident de la Chine. ( Voyez la Notice historique, pag. xx, lig. 21-24.)
  15. Voyez la légende fabuleuse de Lao-tseu, pag. xxv, not. 2.
  16. Cette grave considération a sans doute été d’un très-grand poids dans l’esprit des critiques chinois qui ont démenti ces voyages de Lao-tseu dans l’Occident, et des historiens officiels de l’empire qui ne se sont pas crus autorisés à les rapporter. (Cf. Chin-i-tien, liv. LVIII, section Eul-chi-pou-tsa-lo. fol. 1, 2 dans la collection Kou-kin-thou-chou de la Bibliothèque royale.)
  17. Nous la donnerons plus bas, pag. xxiii-xxxii.
  18. San-ts’ang-fa-sou. liv. XLII, fol. 14 verso. lin. 4.
  19. Cf. Fo-koue-ki, p. 108, I. 30 ; et Wilson, Dictionn. sanskrit, 3e édit. p. 605.
  20. Ce passage est tiré de l’encyclopédie Fen-loui-tseu-kin. liv. XLVI, fol. 69 verso.
  21. Chin-i-tien (dans la collection Kou-kin-thou-chou), liv. LVII, fol. 6.
  22. Notes on the religious, moral and political state of India, etc. by lieut. colon. W. H. Sykes.
  23. Fo-koue-ki, p. 22, 227, 230. Voy. aussi p. 208, note 7. Cf. ibid. p. 98, not. 2.
  24. Ibid. pag. 230, not. 6.
  25. Ibid. pag. 208, not. 7.
  26. Ibid. pag. 367, not. 16.
  27. Ce dictionnaire se trouve à la Bibliothèque royale. (Cf. Peï-wen-yan-fou, liv. XI, A, fol. 49 recto.) Cet ouvrage, que je possède, en cent quatre-vingt-huit volumes, y compris vingt volumes de supplément, est un vaste répertoire de mots polysyllabiques appartenant à tous les styles et rangés par ordre tonique.
  28. Cet ouvrage est souvent cité dans le dictionnaire bouddhique San-tsang-fa-sou (Voy. Fo-koue-ki, pag. 12, not. b, 33, not. i.)
  29. Rémusat, Mémoire sur Lao-tseu. pag. 19 et 24.
  30. Quelque étrange que puisse paraître cette idée de Lao-tseu. elle n’est pas sans exemple dans l’histoire de la philosophie. Le mot nature n’a-t-il pas été employé par certains philosophes, que la religion et la raison condamnent, pour désigner une cause première, également dépourvue de pensée et d’intelligence ?
  31. Cf. chap. i, iv, vi, xxi, xxv, etc.
  32. Cf. chap. xviii, xxx, xxxi, xxxii, etc.
  33. Rémusat, Mélanges asiatiques, 1re série, tom. I, pag. 95 : « Ainsi que Pythagore, il regarde les âmes humaines comme des émanations de la substance éthérée qui vont s’y réunir après la mort ; et, de même que Platon, il refuse aux méchants la faculté de rentrer dans l’âme universelle. » Ces réflexions sont évidemment tirées de sa traduction du dernier paragaphe du chapitre xlii (Mémoire, pag. 31, lig. 22 et suiv.) : « Les âmes s’accroissent aux dépens de l’âme universelle, laquelle, à son tour, s’accroît de leurs pertes. Je ne fais qu’enseigner ce que les autres hommes m’ont enseigné. Mais les hommes violents ne jouiront pas d’une telle mort (ils ne se réuniront pas à l’âme universelle). » (Voyez le même passage dans notre traduction, chap. xlii, pag. 158, et les notes 8, 9, pag. 160, 161.)
  34. Voy. plus haut, pag. xi, lig. 24 et suiv.
  35. Voy. pag. xxxiv, lig. 11, la note relative à ce commentaire.