Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 41

Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 153-157).


CHAPITRE XLI.


上士聞道,勤而行之;中士聞道,若存若亡;下士聞道,大笑之。不笑不足以為道。故建言有之:明道若昧;進道若退;夷道若纇;上德若谷;太白若辱;廣德若不足;建德若偷;質真若渝;大方無隅;大器晚成;大音希聲;大象無形;道隱無名。夫唯道,善貸且成。


Quand les lettrés supérieurs (1) ont entendu parler du Tao, ils le pratiquent avec zèle.

Quand les lettrés du second ordre ont entendu parler du Tao, tantôt ils le conservent, tantôt ils le perdent.

Quand les lettrés inférieurs ont entendu parler du Tao, ils le tournent en dérision. S’ils ne le tournaient pas en dérision, il ne mériterait pas le nom de Tao.

C’est pourquoi les anciens (2) disaient : Celui qui a l’intelligence du Tao paraît enveloppé de ténèbres (3).

Celui qui est avancé dans le Tao ressemble à un homme arriéré (4).

Celui qui est à la hauteur du Tao ressemble à un homme vulgaire (5).

L’homme d’une vertu supérieure est comme une vallée (6).

L’homme d’une grande pureté est comme couvert d’opprobre (7).

L’homme d’un mérite immense paraît frappé d’incapacité (8).

L’homme d’une vertu solide semble dénué d’activité (9).

L’homme simple et vrai (10) semble vil et dégradé.

C’est un grand carré (11) dont on ne voit pas les angles ; un grand vase qui semble loin d’être achevé ; une grande voix dont le son est imperceptible ; une grande image dont on n’aperçoit point la forme !

Le Tao se cache et personne ne peut le nommer.

Il sait prêter (secours aux êtres) et les conduire à la perfection.


NOTES.


(1) Hi-ching : Les lettrés supérieurs comprennent ce qui est caché comme ce qui est brillant dans le Tao ; ils pénètrent au delà des limites du corps. C’est pourquoi, dès qu’ils entendent parler du Tao, ils y ont foi et le pratiquent avec zèle.

Les lettrés du second ordre sont sur les limites du caché et du brillant (c’est-à-dire de ce qui est inaccessible et accessible aux sens) ; ils sont placés entre le Tao et la matière ; aussi, dès qu’ils en entendent parler, ils restent à moitié dans la foi et à moitié dans le doute. C’est pourquoi tantôt ils conservent (pratiquent) le Tao, tantôt ils le perdent (l’abandonnent).

Les lettrés inférieurs voient le brillant (c’est-à-dire ce qui est accessible aux sens) et ne voient pas le caché ; ils restent enveloppés dans la matière. C’est pourquoi, dès qu’ils entendent parler du Tao, ils le tournent en dérision et le calomnient.

Or le Tao est caché, subtil, profond, inscrutable. Les lettrés inférieurs, dit Liu-kie-fou, le tournent en dérision parce qu’ils le cherchent à l’aide des sens et ne peuvent l’atteindre. S’ils pouvaient l’atteindre, le saisir dans sa sublimité à l’aide des sens, ils ne le tourneraient pas en dérision ; mais, en devenant accessible à leur vue grossière, il perdrait toute sa grandeur et ne mériterait plus le nom de Tao !

E : Le Tao est profond, éloigné. C’est l’opposé des choses matérielles. Quand les lettrés supérieurs entendent parler du Tao, ils peuvent le pratiquer avec zèle, parce qu’ils le comprennent clairement et y croient avec une forte conviction.

Les lettrés du second ordre conservent des doutes sur le Tao, parce qu’ils sont incapables de le connaître véritablement et d’y croire avec une forte conviction.

Quant aux lettrés inférieurs, ils se bornent à le tourner en dérision. S’ils ne le tournaient pas en dérision, le Tao ressemblerait aux idées, aux vues des lettrés inférieurs. Il ne mériterait pas le nom de Tao.

Yen-kiun-ping : Ce qu’entendent les lettrés du second ordre n’est point ce qu’il y a de plus beau ; ce que voient les lettrés inférieurs n’est pas ce qu’il y a de plus excellent.

Ce qui éblouit les lettrés du second ordre, ce que les lettrés inférieurs tournent en dérision, est ce qu’il y a de plus beau et de plus excellent parmi les choses les plus belles et les plus excellentes du monde.


(2) H : Ces douze phrases (lin. 5 à 23) sont des axiomes empruntés aux anciens. E pense que ces axiomes vont jusqu’à la dernière phrase inclusivement (lin. 5 à 26).


(3) H : L’homme vulgaire fait usage de la prudence, il s’en glorifie et se croit doué de capacité. Le Saint a des lumières, mais il ne les laisse pas briller au dehors ; il a de la prudence, mais il ne s’en sert pas.

E : Celui qui connaît le Tao arrive à une intelligence profonde. Alors il se dépouille de ses lumières et de sa pénétration, et il paraît comme un homme obtus et environné de ténèbres.


(4) E : Celui qui pratique le Tao arrive au comble de la perfection ; mais il diminue sans cesse son propre mérite, et il ressemble à un homme qui n’a fait que marcher en arrière.

H : L’homme vulgaire se vante lui-même, il s’élance en avant avec une ardeur insatiable. Le Saint se conserve dans l’humilité, se dirige d’après le sentiment de sa bassesse et de son indignité.


(5) H : L’homme vulgaire s’élève et s’exalte lui-même. Le Saint s’unit de cœur au Tao, il se rapproche de la poussière du siècle ; il se plie aux usages et ne les adopte pas.

A : L’homme qui possède le sublime Tao ne se distingue pas de la foule. Cet interprète explique le mot i dans le sens de ta , « grand. »


(6) Sou-tseu-yeou : Il se tient constamment dans le rang le plus bas. Aliter H : L’homme vulgaire a une âme étroite ; elle ne contiendrait pas un atome. Le Saint embrasse dans son cœur le ciel et la terre. Il n’y a rien que sa vertu ne contienne. Elle est comme la mer, qui reçoit tous les fleuves.


(7) H : L’homme vulgaire est rempli intérieurement de vices et de souillures, et il se pare de dehors spécieux pour paraître pur et sans tache. Le saint est droit et simple, il est pur et blanc comme la neige. Sa vertu n’a jamais reçu un atome de la poussière du siècle ; c’est pourquoi il peut endurer la honte et supporter les opprobres. A le voir, on le prendrait pour un homme du commun.


(8) H : L’homme vulgaire ne laisse pas oublier la plus petite de ses vertus. Il se prévaut du bien qu’il fait et exige qu’on le paye de retour. Le Saint répand sa vertu et ses bienfaits sur toutes les créatures, et ne s’en fait point un mérite ; c’est pourquoi sa grande vertu parait insuffisante.


(9) E donne au mot teou le sens de « paresseux, dépourvu de zèle. »


(10) E : L’homme simple et vrai retranche les ornements et supprime les dehors spécieux. Il ressemble à un objet qui s’est détérioré et qui n’a plus rien de neuf.

Le mot iu signifie « changer en mal, se détériorer, » et « sale, repoussant. » A le rend par l’adjectif « superficiel. »


(11) A, H, Hi-ching et Youen-tse, rapportent ces sons au Saint ; E les rapporte au Tao. Le reste du chapitre ne présente aucune difficulté.