LE 19 JANVIER.


I



C’est le dernier effort ! Allons, Français mes frères !

Déchaînez vos colères !
Armez vos bras vengeurs !

Si nous devons mourir, mourons dans cette lutte,

Et qu’au moins notre chute
Soit fatale aux vainqueurs !


Pour affermir vos cours, grandir votre courage,

Exalter votre rage,
Il n’est besoin de rien :

Un seul mot vous transporte, un seul nom vous entraîne,

Et ce mot c’est : la haine !
Et ce nom c’est : Prussien !


Loin de vous, près de vous, à Paris, dans la France,

Partout c’est la souffrance,
Partout le désespoir ;

Partout il a semé la famine et la guerre,

La honte et la misère,
Leur long tourbillon noir.


Ah ! ce cercle d’airain qui nous brise, nous serre,

N’est-il pas de colère
Qui puisse le casser ?

Ces bataillons nombreux, cette humaine muraille,

N’est-il pas de mitraille
Qui puisse la percer ?


Pour nous avoir vaincus, sont-ils donc invincibles,

Ces ennemis terribles ?
N’ont-ils pas, comme nous,

Un cœur qu’on peut trouer, un sang qu’on peut répandre ?

Et, pour pouvoir les rendre,
Sentent-ils moins nos coups ?


En avant ! — À Paris la France est attachée.

Notre gloire est tachée,
Notre honneur est perdu

Si nous ne luttons pas jusqu’à la dernière heure,

Il faut que Paris meure
Avant d’être rendu.


II


Ce jour-là, sur le haut aqueduc de Marly,
Aux rayons du soleil brille un casque poli

Ombrageant une tête avec moustache blanche.
Au bout d’une lorgnette énorme, elle se penche
Et sonde l’horizon du côté de Paris.
Derrière, un autre casque, aux gros yeux arrondis,
À la moustache épaisse, attend, imperturbable.
« Bismarck, dit le premier, c’est vraiment incroyable !
Je crois voir les Français avancer ; voyez donc. »
Après un examen minutieux et long :
« Sire, vous vous trompez ; la lorgnette est mauvaise,
Dit l’autre ; moi, je vois fuir la troupe française. »


III


En avant ! — C’est le jour des prochaines vengeances,

La fin de nos souffrances !
Le passé s’est enfui !

Colères dans les cœurs lentement amassées

Et mortelles pensées,
Débordez aujourd’hui !


En avant ! — Notre cause est juste, grande, sainte,

Car notre ville est teinte
Du sang de nos soldats.

Leurs obus ont frappé nos enfants et nos femmes,

Et nous serions infâmes
En ne les vengeant pas !


En avant ! — À ce cri qui parcourut la terre,

Jadis l’Europe entière
Frémit et s’étonna :

Amis, souvenons-nous de l’an quatre-vingt-treize,

De la gloire française,
D’Austerlitz, d’Iéna.


En avant ! — Voyez-vous cette nombreuse armée

À travers la fumée
Que balaye le vent ?

C’est la Prusse, la Prusse, exécrable ennemie :

Enfants de la patrie,
En avant ! en avant !


IV


Sur le haut aqueduc sont encor les deux têtes ;
Mais, à voir leurs nez longs, leurs mines inquiètes,
Il semblerait que tout ne va pas à leur gré.
Le plus âgé des deux, l’homme au casque doré,
Dit : « Bismarck, la lorgnette est mauvaise sans doute,
Mais là-bas, voyez-vous, sur cette grande route,
Là-bas, à Montretout, ces bataillons épais
Qui s’avancent toujours ? Seraient-ce des Français ?
— Non, sire. — Cependant… regardez… — Je regarde,
Sire, et je vois partout des soldats de la garde.
N’ayez crainte. — Pourtant… — Ce sont des Allemands.
— Leurs pantalons sont… — Noirs, et blancs leurs parements.
D’ailleurs, si les Français s’avançaient de la sorte,
C’est qu’ils l’emporteraient ; or, l’armée est si forte,
Sire… vous savez bien que cela ne se peut ! »
Tourné vers l’horizon, rouge d’éclairs, en feu,

De nouveau vers Paris le télescope plonge.
« Ô Bismark, dit le roi, serait-ce donc un songe ?
Ce sont bien les Français… — Sire… — Ce sont bien eux…
— Majesté !… — Je les vois, je les vois de mes yeux…
Quel est ce sifflement ? — Sire… ce sont des balles…
— Que faire, ô conseiller ? — Sire, faisons nos malles. »