Tableaux de Siége/Henri Regnault

Charpentier et Cie (p. 174-189).

XIII

HENRI REGNAULT

Février 1871.

Avant le siége, nous ne connaissions par personnellement Henri Regnault, quoique nous eussions salué l’un des premiers, à son aurore, ce talent dont le soleil devait monter si haut et si vite, comme s’il eût eu conscience du peu de temps qu’il avait à briller sur l’horizon. Malgré ces sympathies qui s’établissent naturellement d’artiste à critique, nous ne nous étions pas encore rencontrés, lui, parcourant l’Espagne et le Maroc dans ses expéditions loin de la villa Médici où il ne séjournait guère, nous, fuyant le feuilleton de théâtre en Égypte, en Italie, en Suisse. Ce n’était guère le moyen de se trouver ensemble ; nous en avions pourtant le vif désir, et un soir il voulut bien se laisser conduire par un ami commun à notre mansarde de refuge.

Clairin, artiste distingué lui-même, son fidus Achates, son frère d’armes, son élu de cœur, l’accompagnait. Tous deux portaient l’accoutrement de guerre que pendant plus de quatre mois n’a pas quitté dans Paris quiconque était en état de soulever un chassepot. Regnault était à Tanger lorsque la catastrophe de Sedan ouvrit aux Prussiens la route de la grande capitale, cerveau de l’univers et cœur de la France. Il venait d’y installer un vaste atelier pour étudier a fond ce monde oriental, si neuf encore après Decamps, Marilhat et Delacroix, ce monde mystérieux de l’Islam, fermé à l’art jusqu’ici, et où se perpétuent les types les plus nobles et les plus purs. C’est de là qu’il avait envoyé cette Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade, qui est, hélas ! sa dernière œuvre. Il pouvait rester à Tanger. Son titre de prix de Rome l’exemptait de tout service militaire ; il avait le droit de conserver sa vie pour l’art ; mais il est de ces privilèges dont une nature généreuse ne veut pas profiter. Il revint en toute hâte, assez à temps pour s’enfermer dans Paris et partager les périls de son ami Clairin.

On a tellement abusé du mot artiste, que c’est à peine si l’on ose l’appliquer à quelqu’un comme éloge, dans son ancienne et favorable acception. Henri Regnault était un artiste. Il avait le don sans lequel le travail le plus opiniâtre ne conduit qu’à l’honnête médiocrité : l’imagination, la fougue, la hardiesse et cette faculté de découvrir à première vue le côté neuf et particulier des choses invisibles pour tout autre. C’était une nature, un tempérament et un esprit de peintre lettré ; d’ailleurs, homme du monde et fils de famille, qui mettait le flamboiement de l’art à un nom depuis longtemps illustre et lumineux dans la science. Comme Géricault, il aimait, connaissait et pratiquait le cheval, — on l’a bien vu par le portrait équestre du général Prim. Ses audaces de cavaliers sur des chevaux rétifs ou difficiles faisaient frémir et semblaient le prédestiner à une mort violente ; et dans tous les exercices de corps il apportait la même furie. Amateur passionné de musique, la nature, qui le gâtait, lui avait fait l’inutile cadeau d’une délicieuse voix de ténor, valant cent mille francs par saison dans un autre gosier.

Henri Regnault était de taille moyenne, d’une vigueur plutôt souple et nerveuse qu’athlétique. Le climat de Paris n’avait pas encore détaché de son visage olivâtre le masque de hâle des pays chauds. Des yeux bruns animaient ce visage plus agréable et sympathique que classiquement régulier. Des cheveux noirs retombaient en boucles frisottantes sur un front bas, large et volontaire, un vrai front antique. Une légère barbe encadrait et complétait cette physionomie qui eût fait dire au moins attentif, sans connaître Regnault : « C’est quelqu’un. »

La conversation s’engagea. On parla de l’Espagne et du Maroc. Tout en causant, Regnault assis sur le bord du lit — divan occidental — de cette chambre où les chaises manquent souvent aux visiteurs, jouait avec notre petit bichon havanais qui avait tout de suite distingué un ami des animaux. Il nous décrivait Tanger, dans ce style des peintres dont chaque mot est un trait ou une touche toujours significative et juste. Un de ces tableaux créés par la parole de l’artiste nous est resté en mémoire comme une vive aquarelle enlevée en face de la nature. C’était une ligne de maisons basses à terrasses plates, semblables a des cubes de craie, ayant pour fond un ciel d’un bleu violent. Au-dessus de ces terrasses blanches se profilaient d’une façon inattendue et bizarre des cous de chameaux, dont on ne voyait pas les corps masqués par les maisons du premier plan ; ces cous s’avançant tout seuls avec le balancement familier à la bête bossue que les périphrases nomment « le navire du désert, » avaient l’aspect le plus chimérique et le plus en dehors du possible qu’on puisse rêver. Le court récit de Regnault nous donna la vision complète de cette rue de Tanger, et, pendant quelques minutes, au milieu de l’hiver parisien, nous nous sentîmes enveloppé de la chaude atmosphère orientale. Un coup de soleil soudain se projeta sur le mur, comme dans les tableaux de Decamps ou de Peter de Hooch.

Après divers détours, la conversation en vint sur Goya. Nous avions précisément à la maison un superbe exemplaire des Estragos y desastres de la guerra, que nous avait prêté Ph. Burty, qui possède toutes les belles choses « dans le meilleur état. » L’album fut placé sur la table, et Regnault, qui en avait vu quelques planches en Espagne, mais non l’œuvre complet, assez difficile à réunir, commença à le feuilleter, énonçant les brèves légendes, ironiques ou sinistres, écrites au bas des eaux-fortes, souvent au crayon, car la plupart sont avant la lettre. Il s’arrêta à une gravure représentant une maison traversée par une bombe, dont les planchers s’écroulent, entraînant, la tête en bas, la mère pressant son enfant sur son sein, la criada et le mari, pêle-mêle parmi les meubles fracassés — un sujet qui devait bientôt devenir pour nous une actualité terrible, et que le peintre espagnol a rendu avec ce mélange de réalisme et de caprice caractéristique de sa manière. Regnault admira la hardiesse des raccourcis plafonnants et la grâce étrange que l’artiste sait garder aux figures des femmes dans l’extrême horreur. Il remarqua aussi la pose si noble et si tragique de la jeune dame agenouillée qu’on fusille avec toute sa famille, aïeule, enfant à la mamelle, nourrice et servantes. Les pauvres diables étranglés par le garrote, leur navaja pendue au col, et portant sur la poitrine ces mots écrits « pour un couteau » attirèrent son attention, mais il s’arrêta plus longtemps à une planche d’un effet grandiose et sinistre : un champ de bataille jonché de cadavres que contemplent dans une attitude de désespoir un vieil homme et une vieille femme le visage noyé sous l’ombre de son capuchon — un père et une mère sans doute cherchant leur fils parmi les morts ; — un ciel sombre que raye à l’horizon une barre de lumière livide s’étend sur cette scène désolée comme un drap funèbre bordé d’argent. Au bas se lit cette inscription d’un laconisme terrible Enterrar y callar (enterrer et se taire), maxime à l’usage des vaincus, dont nous pouvons méditer la justesse. Le jeune artiste resta quelques instants pensif avant de retourner la page : avait-il quelque vague pressentiment de sa destinée ? Il secoua légèrement sa tête aux cheveux bouclés et continua à feuilleter le recueil. L’étonnant cauchemar qui montre dans un tourbillon de larves fantastiques et hideuses, grimaces de toutes les illusions de la vie, un squelette conservant encore quelques lambeaux de chair, qui, se relevant à demi de sa fosse entr’ouverte, trace sur un papier de son doigt crochu le mot nada (rien), comme renseignement rapporté de l’autre monde, lui suggéra quelques réflexions sur le fantastique particulier à Goya, et comme dix heures venaient de sonner, ce qui est une heure avancée pour une soirée de siége, il se leva et partit, après nous avoir donné une poignée de main cordiale, avec son ami Clairin et le camarade qui les avait amenés.

Cette première entrevue, où Regnault nous avait charmé par l’aimable simplicité de ses manières, son esprit naturel et cette supériorité qui se dégageait de sa personne, fut aussi la dernière. Nous ne le revîmes plus ; et nous ne le reverrons plus. Nous ne l’avons connu que pour le perdre, et juste assez pour augmenter l’amertume de nos regrets. Il nous faut avec le grand artiste pleurer l’ami, car il l’était déjà au bout de ces quelques heures passées ensemble. Nous le sentions, et tout un précieux avenir de liaison sympathique se ferme devant nous.

Si Henri Regnault avait vécu, nous eussions dans l’ombre ces petits détails intimes, alors sans intérêt, mais on nous pardonnera d’avoir découpé, après une entrevue unique, cette silhouette d’une aimable figure à jamais évanouie.

Certes, dans la période désastreuse que nous venons de traverser, il y a eu des deuils irréparables, des douleurs qui saigneront toujours ; il s’est fait des lacunes qui seront longues à combler ; bien des noms manqueront à l’appel, et, quand elle est sacrifiée pour la patrie, la vie du plus obscur vaut la vie du plus illustre ; mais l’on peut dire que la plus grande perte du siége est la mort de Regnault : il avait, malgré sa bravoure folle, échappé aux périls de la défense, et il est tombé au jour suprême devant ce funeste mur de Buzenval, sous la dernière balle prussienne, — raffinement cruel de la destinée qui nous poursuit.

Avec Henri Regnault disparaît, pour la peinture, la possibilité d’un avenir nouveau. Si ce jeune maître avait eu des jours plus nombreux, la face de l’art pouvait être changée ou modifiée. Dans le monde des formes et des couleurs, il avait ouvert des perspectives, signalé des horizons jusqu’ici restés inaperçus. Les rapports de ton que les peintres ne saisissent pas étaient sensibles aux yeux de cet artiste si merveilleusement doué qui semblait avoir, pour parler le langage de Swedenborg, le don de correspondance. Il voyait l’âme de la couleur là où les autres n’en voient que le corps, et il savait reconnaître sous les disparates apparentes les secrètes affinités des nuances. Il dégageait la singularité intime et personnelle des types, les mettant dans tout leur relief et les montrant sous leur angle étrange et bizarre, sans perdre le charme, comme cela est trop souvent arrivé aux peintres de l’école romantique. Nul mieux que lui ne comprenait l’exotique séduction des barbaries pittoresques et n’était plus profondément entré dans l’idéal de l’Orient.

On ne peut porter un jugement définitif sur un artiste arrêté dès ses premiers pas — des pas, il est vrai, pareils à ceux des dieux d’Homère qui atteignaient en quatre pas au bout du monde ; mais depuis son tableau pour le grand prix de Rome, Thétis apportant les armes à son fils Achille, d’une couleur déjà si fine et si rare, Regnault avait parcouru un chemin immense. Le portrait de la dame en rouge, se détachant d’un fond de rideau rouge, le portrait équestre du général Prim, le délicieux petit portrait de duchesse en rose, la Judith tuant Holopherne, la Salomé du dernier Salon, ont montré quel grand maître était déjà ce jeune homme encore élève à la villa Médici, et qui n’avait pas vingt-sept ans. Jamais originalité plus frappante et plus incontestable ne s’est révélée si soudainement au public. Toutes ces toiles, admirées, critiquées, ont soulevé devant elles la rumeur qu’excitent toujours les œuvres remarquables qui contiennent nécessairement un peu de « cette beauté choquante» » dont la routine s’alarme. Le nom de Regnault était devenu célèbre ; il était l’événement du Salon ; son influence se faisait déjà sentir, et il eût bientôt imprimé une direction nouvelle au mouvement de l’art.

Son dernier ouvrage et son chef-d’œuvre, l’Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade, arrivé trop tard à l’exposition des envois de Rome, y figura seulement pendant quelques jours.

Mais il fut vu de peu de personnes. Déjà les catastrophes de la guerre préoccupaient tous les esprits. Cette composition, d’une si étonnante hardiesse, d’un effet si inattendu, passa sans grand retentissement, ce qui nous permet de donner ici comme une page inédite ce fragment d’article paru le 8 septembre 1870 et où se retrouve, avec toute la vivacité du moment, notre impression sur cette œuvre, la dernière que dût peindre Henri Regnault.

« Un escalier de marbre blanc de quelques marches forme le premier plan de la toile dont il occupe toute la largeur. Il conduit à une salle d’architecture arabe dans le style de la salle des Abencerrages ou de las dos Hermanas à l’Alhambra de Grenade, couverte d’une voûte découpée en stalactites et en gâteau d’abeilles. Tout ce fond est frappé d’une lumière de reflet indiquant au dehors un vif soleil et une ardente chaleur. Il semble qu’il se fasse un grand silence dans ce lieu charmant où vient de s’accomplir une action sinistre ; il y règne comme une solitude et un mystère de sérail. Le crime et le châtiment resteront également ignorés, quand les esclaves muets auront emporté le cadavre et épongé le sang. Nul œil n’a vu, nulle oreille n’a entendu. La victime et le bourreau étaient seuls. La tête qui vient de tomber était peut-être une des quatorze têtes que le chef des croyants a le droit de couper par jour, sans en donner aucune raison : celle d’un traître, d’un assassin ou d’un sacrilège dont le forfait ne doit pas être révélé.

« Sur les marches a roulé la tête séparée du corps crispé par les dernières convulsions et se présentant en raccourci. Auprès du cadavre, quelques degrés plus haut, se tient l’exécuteur essuyant la lame de son sabre. Voici en quelques lignes le croquis de la composition.

« Le justicier, car le nom de bourreau ne saurait convenir à cette noble et majestueuse figure, est un Maure très-basané, coiffé d’un fez rouge que dépasse le bord d’une calotte blanche, et n’ayant d’autre vêtement qu’une gandourah, ou longue robe d’un rose éteint, décoloré, rompu, d’un rose mort comme celui d’une feuille sèche, et d’une harmonie extraordinaire. La gandourah, ouverte par en haut, laisse voir une forte ossature de poitrine et de larges pectoraux qui indiquent une grande vigueur. D’un mouvement superbe, il passe lentement le damas de sa flittah sur le pan à demi relevé de sa robe, qu’un reflet éclaire en-dessous et teint d’une lueur orangée sur laquelle se dessine le bas de ses jambes brunes et nerveuses. Détournant un peu la tète, il jette de haut, sur le cadavre abattu, un regard indéfinissable, à la fois dédaigneux et mélancolique, d’une férocité douce et rêveuse, et empreint du fatalisme oriental : C’était écrit ! Nulle colère, nulle indignation.

« La rage impuissante, la haine furieuse se lisent, au contraire dans le regard que la tête coupée renvoie à la tête vivante. La bouche se tord convulsivement, les traits se contractent d’une façon hideuse, et les tons bleuâtres du crâne rasé donnent à ce chef un aspect étrange et fantastique. Le corps du supplicié a glissé sur les marches et ses bras renversés cachent à demi le moignon du col d’où le sang jaillit et se répand en flaques rouges sur la blancheur du marbre. Cette tache de pourpre, d’une incroyable richesse de couleur, est la note tonique, la dominante du tableau. Là, le sang a jailli avec force, éclaboussant les degrés ; ici il s’étale plus largement répandu. Plus loin, il coule en longs filets ou se coagule en gouttes épaisses ; cela est d’une vérité qui ne se devine pas. Il faut que le jeune artiste ait vu Tanger, quelque décapitation à l’yatagan, et l’on pourrait même croire que c’est ce spectacle qui lui a suggéré l’idée de sa composition.

« C’est un parti pris d’une rare audace d’avoir placé au milieu d’une toile cette grande plaque sanglante ; mais ici l’horreur n’est pas le dégoût. Au point de vue de l’art, il y a beauté. En regardant ces tons splendides, nous songions la comparaison homérique du sang coulant comme des écheveaux de pourpre sur la cuisse d’ivoire de Ménélas. Le vers d’Alfred de Musset :

Et taché de leur sang, tes marbres, ô Paros!

nous revenait en mémoire ; de même que le geste

superbe du justicier nous avait l’appelé l’ange vengeur « essuyant son épée aux nuées, » dans le dénoûment de Ratbert. »

À propos de l’Exécution sans jugement dont la note dominante est une tache de sang, M. Paul de Saint-Victor fait remarquer que les sujets peints par le jeune artiste sont volontiers farouches et sanguinaires — Judith et Holopherne, Salomé ayant sur les genoux le bassin où doit tomber la tête de saint Jean, la Décapitation mystérieuse sur les marches de l’Alhambra ; — la mort dans ces toiles éblouissantes s’enveloppe de la magnifique insouciance orientale, et le meurtre s’y accomplit au milieu de toutes les magies de la palette, dans le scintillement de l’or, du brocart et des pierreries.

Qu’il nous soit permis d’indiquer une coïncidence singulière qui s’accorde avec cette signification donnée par la mort de Regnault à ce choix de sujets funèbres : le général Prim n’a-t-il pas été tué d’un coup de feu quelques jours avant l’artiste qui avait fait de lui un portrait digne de Velasquez ? Le modèle a précédé de bien peu le peintre dans sa tombe sanglante.

A nous qui restons, les regrets amers, les rêves sur cette floraison merveilleuse coupée dans sa racine, sur ce bel avenir détruit. Henri Regnault a vécu assez. Il laisse trois ou quatre chefs-d’oeuvre. Sa gloire est assurée. Il a débuté en génie, il est mort en héros.