Tableaux de Siége/Les bêtes du Jardin des Plantes

Charpentier et Cie (p. 161-173).

XII

LES BÊTES DU JARDIN DES PLANTES

Février 1871.

Si les souffrances des animaux domestiques pendant le siége nous intéressaient, celles des bêtes sauvages captives au Jardin des Plantes n’excitaient pas moins vivement notre sollicitude. C’est déjà un assez grand malheur que d’être arraché à son milieu naturel et emprisonné dans une étroite cage sans y subir en outre le lent supplice de la faim. Ces pauvres êtres, innocents des folies barbares de l’homme, en subissent les contre-coups avec une résignation touchante ; ils s’étonnent et vous regardent de leurs yeux agrandis par la maigreur et pleins d’interrogations muettes, semblant dire : « Puisque tu ne peux me donner la nourriture, au moins rends-moi la liberté. » Aussi résolûmes-nous d’aller mettre notre carte chez les anciens hôtes du désert.

On ne parlait dans la ville, poussée par la famine aux caprices et aux dépravations de goût, que de mets bizarres : côtelettes de tigre, jambon d’ours, bosses de bison, pieds d’éléphant à la poulette, filets de lama, entre-côtes de chameau, râbles de kanguroo, civets de singe, serpents boas à la tartare, marinades de crocodile, fricassées de phénicoptère, grues de Numidie à la chasseur, foies d’autruche truffés, chauds-froids de toucan et de kamichi, et autres cuisines zoologiques qui ne laissaient pas que de nous alarmer pour la population du Jardin des Plantes. Cependant il nous semblait étrange que cet établissement national se défit ainsi de ses pensionnaires. Ces suppléments exotiques au menu du siége venaient du Jardin d’acclimatation, dont les deux jeunes éléphants furent vendus à un prix énorme, ainsi que plusieurs bêtes, jadis objet de la curiosité publique : ce qui expliquait les excentricités culinaires rapportées dans les journaux.

Nous essayâmes d’abord d’entrer par la grande porte au bout du pont, mais elle était fermée à cause des baraques d’ambulance occupant cette partie du Jardin. A travers les vitres des fenêtres on apercevait les rangées de lits et les malades couchés de leur long ou soulevés sur leur séant et tenant en main quelque journal, suivant la gravité de leurs blessures. C’était un spectacle étrange que ces asiles des victimes de la guerre dans cette retraite de la science et de la rêverie, où, tout jeune, nous venions scander nos premiers vers. Il y a bien longtemps de cela.

Une porte latérale, ouverte un peu plus loin, nous permit de pénétrer dans le Jardin, où la première bête qui nous salua du regard, le museau appuyé contre le treillis de son enceinte, fut un cheval nain des îles Schetland, tout ébouriffé et tout bourru sous son poil d’hiver ; vu la petitesse de sa taille ; il aurait fourni un nombre médiocre de kilogrammes à l’hippophagie. Nous nous trouvâmes bientôt devant les loges des animaux appelés bêtes féroces par les hommes, qui feraient bien peut-être de se réserver ce titre pour eux-mêmes. Quelques-unes des cages avaient été blindées en prévision du bombardement, qui n’était pas commencé encore. Ce blindage consistait en un amoncellement de pavés et de terre où déjà l’herbe avait insinué ses mosaïques vertes. Mais ce n’était là qu’un lieu de refuge ; les autres cages, aux volets relevés, laissaient voir derrière leurs grilles leurs prisonniers habituels. Les ours se livraient à ce balancement qui leur donne une vague ressemblance avec les aïssaouas s’entraînant à leurs exercices, ou marchaient au pas gymnastique, frottant les barreaux de leur nez, comme s’ils espéraient y trouver une paille. Leur épaisse fourrure ne permettait guère d’apprécier ce que le jeûne forcé du siège leur avait enlevé d’embonpoint. D’ailleurs, comme tous les animaux qui dans l’état de nature s’engourdissent l’hiver, ils ajoutaient sans doute à la ration diminuée le supplément de graisse destinée à les nourrir pendant leur sommeil.

Les lions conservaient leur attitude majestueuse. Ils acceptent la captivité avec une dédaigneuse résignation. Dès qu’ils ont compris que l’évasion est impossible, ils ne luttent plus et ne donnent pas à leurs geôliers le spectacle de tentatives inutiles. Ce sont des bêtes de noble race, qui méprisent aristocratiquement les misérables humains pour les avoir pris par trahison à quelque piége infâme. En les regardant, nous pensions aux vers de Victor Hugo :

Les lions dans la fosse étaient sans nourriture :
Captifs, ils rugissaient vers la grande nature
Qui prend soin de la brute au fond des antres sourds ;
Les lions n’avaient pas mangé depuis trois jours.

Nous ne croyons pas que les lions du Jardin des Plantes eussent fait un aussi long jeûne que les lions de la fosse où fut jeté Daniel par ordre de Nabuchodonosor ; mais leur dîner n’avait pas dû être bien somptueux : des bas-morceaux de cheval mort de maladie et jugé impropre à la consommation le composaient probablement : maigre régal pour ces grands consommateurs qui dépensent en Algérie, d’après les statistiques, une valeur de 12,000 francs par an de bœufs, de moutons, de chèvres, sans compter les gazelles et les sangliers, et dont l’appétit princier n’aime que la proie vivante. Ces fétides débris, bons tout au plus pour les hyènes et les vautours, devaient les dégoûter singulièrement. L’un d’eux allait et venait vaguement d’un air ennuyé, battant ses flancs de sa queue ; l’autre était couché dans le coin de son antre, une patte de devant allongée, la seconde repliée à demi sous le poitrail, présentant sa tête comme un masque humain avec son nez droit, son large front et ses rigides moustaches semblables à des fils argentés, et sa fauve crinière échevelée. Le regard jaune de ses yeux fixes était plein de mélancolie. Peut-être dans ses rêves faméliques songeait-il aux antilopes qui vont, vers le soir, se désaltérer à la source. Ainsi posé, il semblait attendre le pinceau de Delacroix ou l’ébauchoir de Barye. Mais un spectacle plus touchant encore était une pauvre lionne malade, d’une maigreur presque diaphane, qui paraissait poitrinaire et au dernier degré de consomption. Amincie, évidée comme une levrette, elle avait pris une élégance idéale et ressemblait à ces lions rampants des anciens blasons, moitié ornement, moitié chimère, aux indications accentuées et cursives que l’art héraldique découpait sur ses fonds de métal ou de couleur, « onglés et lampassés de gueules. » Son poil, d’un jaune pâle, prenait la lumière et la détachait de l’obscurité qui baignait l’arrière-plan de la loge ; elle était arrêtée sur ses quatre pattes, dont les muscles, jadis puissants, traçaient des sillons sous sa peau. La nostalgie du désert et des rochers brûlants de l’Atlas se lisait dans sa pose allanguie et frileuse ; la maladie donnait à ses yeux une sorte de douceur inaccoutumée et d’une expression navrante. Dépouillée de sa force, la lionne avait l’air d’implorer la pitié humaine ; nous avons plus d’une fois remarqué ce regard chez les animaux qui vont mourir. Il est éminemment tragique, et nul ne peut le voir sans en être ému. Dernièrement nous avons appris, par les journaux reproduisant une note de l’administration, que la pauvre lionne était morte.

Un jaguar a succombé aussi, mais n’a pas été vendu comme viande de boucherie. Le Jardin des Plantes tient à ses sujets, les soigne avec amour et n’en trafique pas.

Les deux tigres ne paraissaient pas avoir trop souffert, leur amaigrissement ne se distinguait pas sous leur magnifique robe fauve, zébrée de bandes en velours noir. Le premier enduisait une de ses pattes de salive et la passait sur son mufle pour se débarbouiller, avec ce mouvement de chat qui, dit-on, présage la pluie. Le second s’était jeté brusquement contre la grille avec un rauquement étranglé et s’y tenait debout, montrant le gouffre hérissé de crocs de sa gueule et le poil soyeux de son ventre. Il avait peut-être aperçu parmi les spectateurs un morceau à sa convenance dont le séparait l’obstacle des barreaux, – quelque enfant aux bras de sa bonne. Qu’il était admirable dans cette pose, et avec quelle perfection la nature modèle et colorie ces grands félins, et comme elle prodigue la beauté à ces bêtes formidables !

Une visite à la fosse de l’ours Martin était de rigueur. Martin n’exécutait pas après l’arbre mort, planté au milieu de la cour, une de ces ascensions ayant pour but d’atteindre un pain de seigle jeté au bout d’une ficelle remontée à mesure, spectacle qui faisait autrefois les délices des invalides, des tourlourous et de leurs payses, et même de flâneurs philosophes. Il n’y avait personne pour regarder ses gentillesses. Plus d’ours grimpant, plus d’ours se dressant sur ses pattes de derrière, et savant dans ces arts d’agrément dont Atta-Troll, le héros du poëme de Henri Heine, était si fier ; mais seulement un jeune ourson occupé, faute de spectateurs, à se regarder lui-même, Narcisse velu, avec une amoureuse complaisance, dans une flaque d’eau épanchée par le trop-plein de l’auge. Il se contemplait à ce miroir, penchant la tète, se faisant des mines, restant en extase et comme ravi de ses propres charmes. Cette réflexion de son image l’avait surpris d’abord, puis il s’était trouvé beau et se souriait ; rien n’était plus comique. Les hyènes aussi sont coquettes, et, suivant les Arabes, il suffit, pour les prendre, de leur présenter un miroir et de leur promettre du k’heul pour se teindre les paupières. Du reste, ce jeune ourson, au poil fauve doré de reflets roux, aux yeux obliques et brillants, au nez noir et grenu comme une truffe, avait, dans son espèce, de l’élégance et de la beauté. Il eût tenu sa place sur la banquette d’antichambre d’un boyard et présenté avec une certaine grâce le verre d’eau-de-vie de bienvenue aux visiteurs. La tendre Mummia, infidèle à ses devoirs d’honnête ourse, lui eût peut-être assigné un rendez-vous dans sa caverne des Pyrénées.

Un peu plus loin, par-dessus la palissade de son jardinet, un chameau tendait au bout de son long col sa tête bénigne et hideuse, et rappelait la scène de l’évocation dans le Diable amoureux de Cazotte, où le chameau fantastique dit de sa voix caverneuse : « Che vuoi? » Cet honnête ruminant, il faut l’avouer, n’avait rien de commun avec la sorcellerie, et son grommellement ne signifiait rien autre chose que : « Donnez-moi du pain ou du gâteau de Nanterre. » Mais ce n’est pas en temps de siége qu’on prodigue ces friandises. Qui eût possédé un gâteau de Nanterre, une brioche même rance, les eût dévorés avec délices. La pauvre bête semblait toute confuse de son insuccès et se demander avec inquiétude pour quelle raison on la privait de sa provende.

Les éléphants étaient également de fort mauvaise humeur. Le plus gros résistait à son cornac qui voulait le faire rentrer, et les deux autres offraient l’aspect le plus singulier. Ils avaient considérablement maigri, et leur squelette flottait dans une peau trop large. Cette peau, grisâtre et fendillée comme de la terre glaise sèche, formait des plis profonds aux entournures, ainsi que l’étoffe d’un habit mal fait. De longues rides sillonnaient leurs cuisses, et leurs oreilles aux membranes épaisses retombaient de chaque côté de leurs têtes monstrueuses au crâne chauve, semblables à des drapeaux effrangés et noircis. Ils agitaient leurs trompes comme de gigantesques sangsues et, simultanément, leurs queues rappelant les queues des anciens hussards ou des postillons.

Vainement ils avaient tendu au public leurs flexibles proboscides, et ils lui tournaient le dos d’un air irrité. Ces manifestations de colère ne leur suffisant pas, ils barrissaient avec fureur. Rien de plus étrange, de plus lugubre et de plus formidable que ce cri de l’éléphant. Quand on ne ne le connaît pas et qu’on l’entend à l’improviste, il remplit de stupeur les plus braves. On ne sait d’abord ce que c’est, et s’il vient du ciel ou de l’enfer, tonnerre ou grondement souterrain. Cela ronfle comme une pédale d’orgue ou éclate, comme la trompette de Jéricho, avec des mugissements et des strideurs qui assourdissent ou déchirent l’oreille : c’est bien la voix d’un de ces monstres de l’ancien monde échappés au déluge et conservant les énergies de la vie primitive. Ce jour-là les éléphants, dont la tête a l’honneur de coiffer symboliquement la statue de Ganésa, le Dieu indien de la sagesse, n’étaient vraiment pas raisonnables, et leur rauque musique faisait fuir le rhinocéros, dont nous eûmes à peine le temps d’entrevoir par derrière la carapace cornée. Tant de bruit pour quelques bouchées de pain de moins ! ne comprenez-vous pas, sagaces animaux, que notre ville est investie ?

Nous retrouvâmes dans leurs cabanes rustiques et leurs enclos treillagés, où l’hiver laissait encore quelque verdure, les lamas, les vigognes, les antilopes, les cerfs du Canada, les hémiones, les zèbres et tout le mobilier vivant du Jardin des Plantes au grand complet ; plus des phlascolomes et un singulier animal tenant du tapir et du sanglier que nous ne connaissions pas, amené d’Australie, le pays des cygnes noirs, de l’ornithorynque, de l’opossum, du kanguroo et autres excentricités zoologiques. Ce qu’on appelait autrefois « le palais des singes » était bien dépeuplé : babouins, mandrills, macaques, cynocéphales, cercopithèques, sapajous, papions, ouistitis avaient été décimés par le froid et beaucoup étaient morts de la poitrine. Les volières conservaient le plus grand nombre de leurs hôtes et ne semblaient pas s’inquiéter beaucoup du bruit lointain de la canonnade, auquel devaient bientôt succéder le sifflement et le fracas des obus.

Comme l’heure s’avançait, nous commençâmes à revenir sur nos pas par des allées différentes pour regagner le bateau-mouche qui, dans ces trajets, remplace l’omnibus avec avantage, et nous écoutions, tout en marchant, le babil d’un petit garçon de six ou sept ans accroché au jupon de sa mère et qui regardait les animaux dans leurs parcs. Il s’arrêtait à chaque étiquette, examinait la bête à travers le treillis et disait à la jeune femme : « Maman, est-ce que tu mangerais de ça, toi ? » et les yeux du petit carnivore brillaient de convoitise. La mère répondait : « Ce n’est pas fait pour être mangé ; ce sont des bêtes rares, précieuses et très-gentilles, il faudrait aller bien loin pour en avoir d’autres. » L’enfant se taisait ; mais devant le zèbre, le daim, le mouflon, l’orignal, il reposait opiniâtrement sa question : « Maman, est-ce que tu mangerais de ça, toi ? » Nous soupçonnons cet affreux moutard d’être le cousin de ce Fanfan Benoîton à qui l’on demandait : « Lequel aimes-tu mieux de papa ou de maman ? » et qui répondait : « J’aime mieux la viande. »