Tableaux de Siége/Trois aquarelles inédites

Charpentier et Cie (p. 190-200).

XIV

TROIS AQUARELLES INÉDITES

Mars 1871.

Quand une vie d’artiste a été aussi brusquement interrompue que celle de ce pauvre Regnault, après quelques œuvres éclatantes qui suffiront à sa gloire, on cherche avec avidité toutes les traces lumineuses qu’il a pu laisser de son passage, esquisses, dessins, aquarelles, croquis, germes de la pensée future pour reconstituer en imagination ce talent plein de promesses. Sans cette dernière cartouche qu’il voulait employer, sans ce retour fatal vers l’ennemi, lorsque la retraite était sonnée, Regnault aurait eu de longues années de production, car il était de nature robuste et de caractère énergique, quoique trop aventureux peut-être. Il eût donné sa mesure, exercé sa légitime influence, et la critique ne serait pas obligée de rêver dans une esthétique conjecturale quelle direction il eût imprimée à l’art. Mais il s’est évanoui comme un météore dont l’œil garde un long éblouissement. Pour lui, il n’est plus d’avenir, le passé seul existe. La date suprême est inscrite en lettres noires sur la pierre blanche.

Nous avons obtenu cette faveur de voir les dernières pages tracées par cette main hardie et rapide, qui servait si bien la décision du peintre. Ce sont trois grandes aquarelles exécutées d’une reconnaissance à l’autre, entre une garde montée et une garde descendue, depuis que l’artiste avait quitté Tanger. On pouvait croire que le jeune lauréat, excité par le spectacle de la guerre, nouveau pour lui, aurait reproduit quelque épisode des combats où il prenait une part si active et si brillante ; il n’en est rien. La guerre moderne, telle qu’elle se fait avec ses moyens mathématiques, ses armes sans ornement, ses laids uniformes et ses évolutions calculées, devait pittoresquement peu séduire Regnault, amoureux de la couleur et de la fantasia orientales. Aussi, par une récurrence de pensée facile à comprendre, son imagination l’emportait-elle au pays de la lumière. Ce ciel gris, ces terrains boueux ou glacés d’une neige livide sur laquelle se découpaient les noires silhouettes des combattants, ces fumées de poudre se mêlant au brouillard n’offraient pas des tons assez riches à cette palette ardente. Peut-être, s’il eût vécu, la poésie de ces effets sombres et tristes se fût-elle révélée à lui et lui eût-elle fourni le sujet de quelque admirable esquisse. Le sentiment du devoir, la haine de l’envahisseur, le courage chevaleresque et l’attrait du danger si puissant sur Regnault l’occupaient seuls en ce moment où l’artiste s’effaçait derrière le citoyen. Quelques notes retrouvées sur lui, après la bataille, expriment sur ce point sa mâle et ferme résolution. Il acceptait toutes les conséquences du sacrifice.

Il semble que des augures sinistres aient voulu faire pressentir la mort héroïque et violente du jeune artiste. Une large tache sanglante occupait le centre de son dernier tableau. Le sujet de sa première aquarelle est une tête coupée, étude faite à l’amphithéâtre et qui rappelle les beaux fragments anatomiques de Géricault. Tout d’abord, sans hésitation, sans tâtonnement, Regnault, qui n’avait jamais trempé son pinceau dans le verre des peintres of water colours, s’était assimilé tous les moyens de cet art avec une rapidité merveilleuse d’intuition, les avait agrandis et pliés à son usage. On sait combien il est difficile de traiter à l’aquarelle une tête grande comme nature. Cette étude, qu’on croirait faite en vue d’une descente de croix ou d’une mise au tombeau, est lavée de tons vigoureux dans leur gamme de pâleur morte et n’a coûté que deux heures de travail à l’artiste. Les cheveux courts, des moustaches et une barbiche donnent à cette tête détachée du corps par le préparateur une apparence militaire. On en voit de semblables parmi les cadavres au premier plan des tableaux de bataille.

C’est en plein Orient que nous transportent ces splendides aquarelles, qu’on croirait exécutées sous l’immuable azur du ciel d’Afrique, et non sous ce triste dais de brouillard qui recouvrait Paris pendant les mois d’hiver du siége. La première représente une jeune femme couchée sur un divan dans un costume où dominent ces étoffes aux blancheurs transparentes traversées de raies mates ; ces blancheurs font l’effet du camellia entouré de fleurs variées qu’on place au milieu des bouquets de bal, elles attirent et concentrent la lumière, et leur éclat se répand par douces ondulations sur les teintes fraîches qui l’environnent. La femme à demi allongée dans une pose assouplie par les langueurs du kief rappelle cette délicieuse Haoua dont Fromentin, dans une Année au Sahel, trace un si délicieux portrait avec une plume qui vaut son pinceau. On ne saurait trop admirer l’étonnante harmonie de ces étoffes, de ces tapis, de ces accessoires de couleurs disparates en apparence, mais dont les contrastes se résolvent en un accord parfait. Depuis les Femmes d’Alger, d’Eugène Delacroix, aucun peintre n’a mieux su baigner d’une ombre limpide le chatoiement d’un riche intérieur moresque.

La seconde de ces aquarelles a pour sujet un intérieur encore, mais d’une signification et d’une valeur toutes différentes. Sur un divan encombré de carreaux de brocart, de soie ou de maroquin, est assis ou plutôt accroupi un jeune homme nu jusqu’à la ceinture, basané presque comme un mulâtre, et le bras s’appuyant au genou avec un mouvement plein de science et de hardiesse. C’est une figure étrange. Une espèce de turban négligemment enroulé lui recouvre le front de ses larges plis et projette sur ses yeux une ombre mystérieuse. On dirait un Manfred ou un don Juan oriental ayant peut-être connu une autre civilisation et ayant voulu changer de blasement. En regardant ce corps maigri et nerveux, consumé d’ardeur, nous pensions au héros de Namouna, à cet Hassan, d’Alfred de Musset, qui s’en était allé réchauffer son scepticisme au pays du Soleil, quittant le cigare pour le haschich. Le peintre n’a probablement pas eu cette idée, mais son aquarelle la suggère : l’ennui de la volupté, le désir de l’inconnu, la fatigue des paradis artificiels, comme les appelle Baudelaire, se lisent sur ce visage amaigri, mais jeune encore malgré les excès.

Sur les épais tapis qui jonchent le sol est étendue une jeune femme qui, les épaules adossées au divan, enveloppée d’une gandourah noire à capuchon, entr’ouverte à la poitrine, dont la blancheur ressemble à la lune sortant d’un nuage sombre, laisse errer nonchalamment ses doigts teints de henné sur les cordes d’une guzla dont elle s’accompagne. Le chant s’exhale comme un soupir, de ses lèvres distraites. Elle sent qu’elle n’est pas écouté et suit son rêve. Rien de plus séparé que ces deux êtres, tous deux jeunes et beaux, placés aux deux bouts d’un divan.

Le luxe qui les entoure a une richesse sourde, une ardeur sombre, et comme une gravité funèbre malgré la violence des tons conservés dans l’ombre avec une superbe maestria de coloris. Ce ne sont que rideaux et portières d’étoffes où s’est épuisé l’art de l’Orient, que tissus magnifiques, que tapis de Smyrne, de Kabylie ou de Turquie, plateaux incrustés de nacre, armes constellées de pierreries, narghilés du Khorassan, et cependant il y a quelque chose de tragique sous cet amoncellement de splendeurs. Celle chambre pourrait servir de fond à quelque scène de jalousie et de meurtre. Le sang ne ferait pas tache sur ces tapis d’une pourpre sombre.

La troisième aquarelle n’est qu’un simple bouquet de palette, un sélam de couleurs orientales épanouies dans un rayon de lumière. Elle représente une cadine ou une odalisque se tenant debout au milieu de sa chambre et comme ravie de sa beauté et de son costume chatoyant. Tout cela fait au premier coup avec une fraîcheur et une limpidité incomparables. Le peintre, tout en maintenant sa volonté, a su profiter admirablement des heureux hasards de l’aquarelle.

Mentionnons aussi quelques portraits au crayon pleins d’esprit et de vérité, entre autres un portrait de jeune fille à cheval, d’une grande élégance, et qui montre chez le jeune artiste des aptitudes qui rappellent Géricault.

Voilà ce qu’il laisse ; mais nous savons par son ami Clairin ce qu’il rêvait et ce qu’il allait accomplir : une sorte de personnification et de triomphe de l’Islam au temps des califes d’Espagne. Il faisait bâtir à Tanger un immense atelier pour y mettre son projet à exécution. La toile devait avoir dix mètres de long sur une hauteur proportionnée — quelque chose comme l’un des grands festins de Paul Véronèse ; — on la cousait déjà.

Avant de se mettre à une œuvre, Regnault, par une intuition rapide, la voyait réalisée et il la racontait avec une grande abondance de détails, semblable en cela à ces personnages hallucinés d’Hoffmann et de Balzac, pour qui une toile blanche représentait un chef-d’œuvre invisible aux autres spectateurs. Mais il y avait entre lui et maître Frenhoffer et le peintre de la Cour d’Artus, cette différence que bientôt la toile se couvrait de couleurs splendides, et que le sujet apparaissait comme si on eût déchiré un voile.

Le fond du tableau était rempli par un palais orné de toutes les merveilles de l’architecture arabe, — sveltes colonnettes, arcs évidés en cœur, panneaux de guipures découpées dans le stuc, niches à stalactites dorés et peints, inscriptions du Koran en caractères cufiques entremêlés de fleurs, application d’azulejos : un résumé de l’Alhambra de Grenade et de l’Alcazar de Séville ; fontaines grésillant sur des vasques d’albâtre rubané, grands vases surmontés de fleurs rares, toutes les féeries que l’Orient entasse au palais des kalifes. Au milieu, s’ouvrait un grand arc dont les portes de cèdre formaient des symétries compliquées d’un travail miraculeux et rehaussées de nielles d’argent. A cet arc superbe aboutissait un large escalier de marbre blanc dont les dernières marches trempaient dans l’eau d’un fleuve. Une galère dorée à proue et à poupe fantasques, laissant traîner au fil de l’eau des tapis et des draperies bariolés, amenait au bas de l’escalier les chefs tributaires, les vassaux d’Afrique et d’Espagne, revêtus d’armures étincelantes, étoilés de rubis et de turquoises, drapés de velours, de brocart, de soie et de fine laine blanche, ruisselant d’or et d’argent sous une pluie de lumière.

Sur les marches de l’escalier s’étageaient des groupes d’esclaves, de prisonniers et de captives de toutes les races, les unes demi-nues, les autres disparaissant à moitié sous l’éclat tremblant et grenu des gazes d’or égratignées d’un rayon de soleil, belles comme la Judith, étranges comme la Salomé, — sans compter les types nouveaux rêvés ou trouvés par l’artiste ; ajoutez à cela des coffrets incrustés de nacre laissant échapper des fils de perles, des cassolettes de filigrane, des coupes remplies de dinars et de tomans, des vases d’argent, des buires de jaspe, des plats de poterie des Baléares, irisés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, des ruissellements d’étoffes brodées, striées, lamées, des selles et des harnais bosselés d’or, des entassements d’armes plus précieuses que des bijoux, des fleurs pour lesquelles Bulbul ferait des infidélités à la rose, des pigeons au col cerclé de diamants, des gazelles regardant de leur grand œil étonné, et vous aurez à peu prés une idée de ce que voulait faire Regnault.

Au centre du tableau, par les portes de cèdre entrebâillées, comme une idole au fond de son temple, on entrevoyait dans une pénombre transparente le calife, l’Emir-el-Mumenim recevant ces tributs et ces hommages, impassible et n’ayant pas l’air de s’en apercevoir.

Cette figure mystérieuse qui devait donner de l’unité au tableau en ramenant à elle tout ce déploiement de luxe et de faste, nous faisait penser lorsque Clairin nous la décrivait d’après les indications de Regnault, à l’attitude surhumainement détachée du sultan Abd-ul-Medjid pendant la cérémonie du Courban-Beiram lorsque les dignitaires de la cour venaient baiser le bout de sa ceinture attachée à l’un des bras du trône.

Ce merveilleux rêve, hélas ! ne sera jamais réalisé ; mais en fermant les paupières il nous semble le voir, par l’œil intérieur du poëte, briller largement encadré d’or sur la paroi du grand salon à l’Exposition prochaine.