(tome IXp. 23-28).

CHAPITRE DCLXXXI.

Conseil d’État.


Tout prince a un conseil : il lui seroit impossible de conduire son royaume sans conseil, car il n’est qu’un ; il n’a pas, il ne peut pas avoir les connoissances de plusieurs, & le grand art de la politique est d’examiner une question sous toutes ses faces.

Le grand Frédéric se trompa dans la fameuse affaire du meûnier Arnold. Les magistrats, objet du châtiment royal, n’avoient prononcé qu’un jugement légal & juste.

C’est au conseil d’état que se discutent & se digèrent les matières politiques. Là se pèse la fortune des états. Donnez à un monarque beaucoup de lumières, il n’aura pas encore toutes les connoissances ; il aura besoin de conseil, parce qu’il est une foule de détails, qui nécessitent encore une sorte de discussion : beaucoup d’idées particulières tempèrent l’idée principale ; & les opinions qui se croisent, ôtent toujours à l’autorité ce qu’elle auroit de dur : car, plus une affaire est débattue, plus il en naîtra un bon conseil.

La saine politique a banni du conseil des princes l’héritier présomptif & les princes du sang. Le souverain appelle à son conseil quiconque il en juge digne : le dernier sujet peut y être admis, si le souverain le mande. Comme, en sa présence, chacun n’a que voix délibérative, & que le roi décide seul, le dernier sujet peut être consulté par son souverain ; & chaque membre du conseil est mandé particulièrement chaque fois qu’il se présente. Là réside enfin la souveraineté, dans toute sa force & dans toute sa plénitude.

Ce dépôt, le plus honorable dont un citoyen puisse être chargé, exige les vertus nécessaires à cette grande confiance, le zèle & le secret.

Nous ne savons rien aujourd’hui de ce qui se passe dans ce sanctuaire impénétrable : mais peu à peu le temps levera tous les voiles ; rien n’échappera successivement à l’œil perçant de la postérité ; elle pénétrera tous les replis des cœurs qui nous gouvernent, & ce sera sur les effets sensibles de leur administration, que se fondera leur gloire ou leur opprobre.

D’après ce centre muet de si grands mouvemens, qui se propagent jusqu’aux extrémités de l’Europe, il n’est pas étonnant qu’à la cour, tous les objets aient un autre point de vue qu’à la ville ou dans les provinces.

Les comptes de la guerre, de la marine, se rendent tous les six mois. Louis XV s’enfermoit dans l’œil-de-bœuf ; & là, avec deux valets, il brûloit soigneusement jusqu’au moindre papier ; il ne se retiroit qu’après avoir bien remué dans les cendres, pour effacer jusqu’au moindre vestige d’écriture. On brûle encore ces papiers.

Tous ceux qui rêvent politique, travaillent pour le conseil d’état, & voudroient y porter leurs idées, qu’ils croient nécessairement les meilleures. C’est une passion innée chez certains hommes, que celle du commandement. Je connois vingt fous qui se font rois régulièrement deux heures par jour : ils se supposent au conseil d’état, & là ils règlent ou ils réforment tout. C’est que les idées d’ordre, de police, d’administration, de bienfaisance, sont communes à tous les hommes ; mais il n’y a que le génie qui sache se placer au sommet de la pyramide, & de là en descendre, pour en mesurer toutes les parties. Ce génie est excessivement rare ; & plus on a d’esprit, plus on est éloigné souvent de ce coup-d’œil calme, qui n’est que le synonyme de suprême bon sens.

Un homme se plaignoit à M. de Louvois de lui avoir envoyé quarante-cinq projets différens sur l’administration, sans en avoir reçu de réponse. Le commis qui ouvrit les lettres, les trouva impertinentes ; & comme tout commis se met à la place du ministre qu’il sert, il sollicitoit M. de Louvois à la vengeance. Celui-ci dit au commis de prendre sa plume, & lui dicta cette lettre :

« Parmi vos quarante-cinq projets, Moniteur, aucun n’est fait pour passer sous les yeux du ministère ; mais continuez : dans le nombre des projets extravagans que vous ferez, peut-être il y en aura un enfin qui présentera quelque chose de raisonnable. »

Les mémoires que l’on adresse aux membres du conseil d’état, pour aider à leur administration, sont si nombreux, qu’on a pris le parti de les reléguer dans une salle immense ; & l’on a écrit, dit-on, au-dessus de la porte, mais en dedans : Projets des têtes fêlées. Voilà un encouragement pour ceux qui, bons citoyens & foibles penseurs, se livrent opiniâtrément à ce genre de travail. J’ai rencontré dans ma vie une infinité de gens qui avoient le caractère moral du bon abbé de Saint-Pierre.

J’ai lu, manuscrits, plusieurs plans pour la régénération du royaume ; tous sont combinés contre la finance : il faut qu’elle soit vraiment destructive du bien public, puisque toutes les plumes intelligentes semblent réunies contre elle.