CHAPITRE DCXXV.

College de Chirurgie.


On a long-tems confondu les chirurgien, avec les barbiers ; c’étoit une confusion injurieuse, elle devoir cesser.

La fondation d’une école pratique ou de dissection, est un de ces bienfaits publics qu’on ne sauroit trop exalter.

Ce college doit beaucoup à la protection éclatante de Louis XV & de Louis XVI. Plus de huit cents éleves assistent aux leçons. L’auditoire est composé de fraters, de garçons perruquiers en habits de poudre. L’un retient un quart de la leçon, celui-ci un sixieme. Ils l’appliquent ensuite comme ils peuvent. Quelques pauvres malheureux, pendant l’instruction, paient l’apprenrissage ; mais on n’est pas habile du premier coup.

Un cadavre, venu de Bicêtre, est étendu sur le marbre noir ; huit cents hommes voient l’intérieur du corps d’un pauvre homme que personne ne regardoit la veille. Les miracles du Créateur sont empreints dans ce corps, comme dans celui du souverain.

Les membres de cette académie ont composé, dans l’espace de quarante ans, cinq volumes de dissertations sur des faits relatifs à la chirurgie. Cinq volumes paroîtront peu de chose ; mais tous les mémoires qu’ils renferment sont très-bons & ont été traduits dans plusieurs langues.

Tous les jeudis de chaque semaine, les chirurgiens s’occupent pendant deux heures à discuter le pour & le contre sur un point de leur profession.

L’académie de chirurgie a cela de bon & de particulier, qu’elle n’admet point d’académicien honoraire. Tous les membres sont libres & parfaitement égaux. Ceux qui ne sont pas en état de concourir aux progrès de l’art, viennent néanmoins exactement aux assemblées pour leur instruction, & pour mettre à profit celle des autres, dans le traitement journalier des malades confiés à leurs soins. C’est un cours toujours ouvert & qui guide incessamment l’œil & la main de l’opérateur.

Tandis qu’on disserte théoriquement tous les jeudis sur des maladies chirurgicales, on a en outre l’avantage d’avoir dans la même maison un hôpital de vingt-deux lits, où l’on traite gratuitement les maladies chirurgicales les plus rares. Ainsi l’on a la théorie & la pratique tout-à-la-fois. Car il y a en chirurgie, comme dans toutes les sciences pratiques, la science & le métier ; & pour réussir pleinement, il faut réunir l’un & l’autre.

Cet hôpital particulier est un lieu de grande instruction, parce que rien ne s’y fait que les professeurs n’aient d’abord donné leurs avis & examiné ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Aussi y a-t-on vu & fait des observations très-précieuses.

Quand un homme de la lie du peuple est frappé d’une maladie chirurgicale, grave ou extraordinaire, il devient l’objet des soins les plus attentifs. Plus la nature s’est montrée impitoyable à son égard, plus la chirurgie s’empresse à lui offrir des secours, & il en trouve de plus constans & de plus délicats, que n’en pourroit obtenir un millionnaire avec tout son or.

C’est un spectacle remarquable que de voir tous les hommes de l’art rassemblés autour d’un misérable qui a une fracture particuliere. Il est heureux dans son malheur ; il guérit, parce que l’accident a manifesté un cas privilégié. S’il n’avoit eu qu’une fluxion de poitrine, on l’eût jeté à l’Hôtel-Dieu ; mais sa maladie intéresse l’art : l’art enfante des miracles.

L’infortune a donc encore son lot ; mais il faut qu’elle se trouve dans une ville comme Paris. Le porte-faix reportera quelques jours après son accident, le lourd fardeau sur ses épaules, tandis qu’ailleurs l’homme environné de toutes les commodités périra, pour peu que l’accident sorte du cas des accidens ordinaires. Les prodiges de l’art se sont exercés sur un mendiant qui revient à la vie pour mendier encore. Les progrès de la chirurgie vont toujours en croissant. Toutes les découvertes particulieres aboutissent au dépôt commun : l’opération de la main n’est jamais voilée ; c’est au grand jour que tout est jugé.

L’académie de chirurgie n’a aucune liaison directe ni indirecte avec la faculté de médecine. Ce sont deux compagnies très-distinctes, qui ont chacune leurs travaux à part. Leurs travaux ne se mêlent point, quoiqu’ils semblent avoir les mêmes rapports, & qu’ils tendent visiblement au même but.

L’anatomie, quoique cultivée avec le plus grand soin, n’a peut-être pas encore fourni à la médecine une observation vraiment importante. On a beau interroger le cadavre, le méchanisme qui entretient la vie échappe ; le cadavre est couché, l’organisation qui le tenoit debout, se dérobe constamment à l’œil. Tous les anatomistes ont ignoré comment on digere, comment le chyle se change en sang ; comment ce sang anime le cerveau, le rend l’organe de nos idées ; comment, dans un autre réservoir, il sert à la génération.

L’anatomie pourra guérir un coup d’épée, & sera impuissante quand la fleche invisible d’un miasme particulier aura pénétré un de nos pores. Entre la chirurgie & la médecine, il y a un espace infini que rien ne peut combler.

Le tableau des découvertes faites en anatomie, l’inventaire des connoissances naturelles, laborieusement acquises depuis deux mille ans, nous a été donné par M. Lassus, & l’on ne voit pas sans étonnement que le dix-huitieme siecle a été le moins fécond en découvertes, quoique le scalpel, d’un bout de l’Europe à l’autre, ait constamment déchiré des milliers de cadavres.

La chirurgie, malgré la profonde attention qu’elle a donnée à l’anatomie, n’a pas caractérisé ce siecle, comme devant figurer parmi les siecles marqués par les grandes découvertes. La méthode curative est plus avancée.

Que de réflexions s’offrent en foule ! Nous nous perdons dans le labyrinthe de notre corps matériel ; nous en avons calculé les parties grossieres, & les petits rouages qui sont sous nos yeux nous sont inconnus.

Comment lire dans le vrai livre de la nature, lorsque l’intérieur du corps, curieusement visité dans tous ses points, ne nous offre encore qu’une nomenclature ? Les différences qu’il y a entre la sensibilité qui appartient exclusivement aux nerfs, & l’irritabilité qui appartient exclusivement aux muscles, démontrent que l’histoire de l’anatomie ne présente que des découvertes éparses, isolés, sans but, sans liaison, & qui ne peuvent qu’éclairer foiblement la physiologie.

La connoissance de la nature de l’homme, par rapport à la guérison de toutes ses maladies, appartient visiblement à une autre science.

Est-ce la physique ? est-ce la chymie qui aura la gloire, par ses hypotheses, d’effacer cette stérile nomenclature de l’anatomie, de lui ôter cette physionomie morte & impassible, qu’elle semble avoir contractée avec les cadavres qu’elle mutile, & de bannir ces termes muets, propres seulement à enfler le catalogue des mots d’une langue ?