CHAPITRE DCXXVI.

Grisettes.


On appelle grisette la jeune fille qui, n’ayant ni naissance ni bien, est obligée de travailler pour vivre, & n’a d’autre soutien que l’ouvrage de ses mains. Ce sont les monteuses de bonnets, les couturieres, les ouvrieres en linge, &c. qui forment la partie la plus nombreuse de cette classe. Toutes ces filles du petit peuple, accoutumées dès l’enfance à un travail assidu dont elles doivent tirer leur subsistance, se séparent à dix-huit ans de leurs parens pauvres, prennent leur chambre particuliere, & y vivent à leur fantaisie ; privilege que n’a pas la fille du bourgeois un peu aisé ; il faut qu’elle reste décemment à la maison avec la mere impérieuse, la tante dévote, la grand’mere qui raconte les usages de son tems, & le vieil oncle qui rabache.

Cloîtrée ainsi dans la maison paternelle, la bourgeoise attend long-tems un épouseur qui n’arrive pas. S’il y a plusieurs sœurs, la dot médiocre n’en tente aucun, & toute sa félicité se borne à se requinquer le dimanche, à mettre la belle robe & à se promener en famille au jardin des Tuileries.

La grisette est plus heureuse dans sa pauvreté que la fille du bourgeois. Elle se licencie dans l’âge où ses charmes ont encore de l’éclat. Son indigence lui donne une pleine liberté, & son bonheur vient quelquefois de n’avoir point eu de dot. Elle ne voit dans le mariage avec un artisan de son état, qu’assujettissement, peine & misere ; elle prend de bonne heure un esprit d’indépendance. Aux premiers besoins de la vie se joint celui de la parure. La vanité, non moins mauvaise conseillere que la misere, lui répete tout bas d’ajouter la ressource de sa jeunesse & de sa figure à celle de son aiguille. Quelle vertu résisteroit à cette double tentation ? Ainsi la grisette devient libre ; à l’abri d’un métier elle suit ses caprices, & ne tarde pas à rencontrer dans le monde un ami qui s’attache à elle & l’entretient. Quelques-unes ont joué un rôle brillant, quoique passager. Les plus sages économisent & se marient quand elles sont sur le retour.

On remarque avec étonnement cette foule immense de filles nubiles, qui, par leur position, sont devenues étrangeres au mariage & au célibat. C’est là le grand vice de la législation moderne, & ce vice embrasse aujourd’hui non-seulement Paris, mais toute la France & même une partie de l’Europe. Qui ne sent pas la nécessité d’une loi nouvelle, propre à remédier à ce qui ne s’étoit point encore vu dans les siecles antérieurs ?

Il seroit du moins nécessaire d’assurer une existence plus douce à un grand nombre de filles, en leur apprenant des métiers convenables à leur sexe. Il faudroit ensuite qu’elles fussent autorisées à exercer celui qu’elles choisiroient sans maîtrise, sans gêne ni contrainte, sans taxe quelconque. L’homme pauvre a une multitude de ressources ; la fille indigente n’en a guere, & encore sont-elles embarrassées d’obstacles. Pourquoi lui ôter presque le pain, en grêvant son métier d’un impôt ? Quoi, une lingere sera taxée ; il faudra payer avant que de faire une robe !

Qu’aucune espece de tyrannie n’empêche ces filles d’embrasser tous les petits travaux sédentaires qui aident à les nourrir. Laissons-leur toutes les ressources qu’elles peuvent se créer ; que l’imposition pécuniaire leur soit inconnue ; que la protection due à leur foiblesse leur soit accordée : les mœurs y gagneront, & une industrie nouvelle pourra naître parmi nous. Enfin, que l’on donne aux femmes la même liberté dont jouissent les hommes, avec qui elles sont incessamment mêlées, ou que, suivant l’usage asiatique, elles soient séquestrées & n’aient aucune communication extérieure avec eux. Point de milieu ; car c’est le pire.

Une autre idée se présente ; c’est celle de priver les femmes de toute dot. Cette loi porteroit un coup mortel au luxe, & ne mettroit d’autre différence entr’elles que celle qui naît de la beauté & de la vertu. Cette idée non encore approfondie, ainsi qu’elle le mériteroit, pourroit être la matiere d’un ouvrage réfléchi. Quelqu’éloignée qu’elle soit de nos mœurs & de nos loix, comme tout doit être subordonné peu à peu à la vérité & à la raison, il viendra un siecle où l’on sentira la nécessité de cette loi pour le bon ordre domestique, l’avantage des mœurs & le repos public. Cette situation de tant de femmes qui couvrent la France & à qui il est défendu tout-à-la-fois d’être concubines & d’être mariées, exige un changement prompt dans des loix que le tems, les mœurs & le luxe ont si prodigieusement altérées.