CHAPITRE DCXVII.

Égoïsme des Corps.


Les corps qui sont permanens, tandis que les particuliers passent, sont sans yeux, sans oreilles. Privés de sensibilité, ils ne connoissent point d’autre honneur que leur point d’honneur. Êtres abstraits, tandis que le moindre individu présente une physionomie où la honte s’imprime, les corps ne savent point rougir ; ils ont en gros peu de probité. Ennemis de tout ce qui n’est pas eux, ayant obtenu ou surpris, à l’aide des tems, quelques privileges particuliers, ils sont tous exclusifs & petitement orgueilleux.

Le général des Capucins, arrivant à Paris du côté du Pont-Royal & voyant l’illumination des quais du Louvre & des Théatins, crut fermement qu’on avoit éclairé la ville pour célébrer son entrée. Point de chef d’un corps qui ne ressemble plus ou moins dans ses prétentions au général des Capucins.

Entendez le recteur de l’université ; il vous dira emphatiquement qu’on ouvre les deux battans quand il entre chez le roi. Il prend un vieil usage pour la marque infaillible de la supériorité de son corps.

Lors de l’institution de l’académie françoise, le parlement se montra jaloux ; il étoit sur le point de faire des remontrances, lorsqu’on lui prouva qu’il ne s’agissoit que de diseurs de mots. Tous les petits corps se modelent sur les grands & adoptent leurs principes. Ainsi dans les classes des colleges l’on voit l’empereur, le dictateur, les consuls, &c ; & le syndic de sa communauté, qui sourit quand son fils vient lui dire, je suis consul, va jouer le même rôle au milieu de ses confreres, & il s’enflera des dignités les plus risibles.

Par la même raison que dans la communauté des cordonniers le maître ne regarde pas l’étranger qui n’a pas prêté serment pardevant monsieur le procureur du roi, fît-il un soulier plus parfait que les maîtres jurés ; de même dans les académies on a beaucoup de peine à supposer qu’au-dehors un écrivain soit un écrivain. Auteurs Anglois, Allemands, Italiens, Espagnols, on les plaint de n’avoir pas le goût d’un académicien du Louvre. J’ai entendu dire très-sérieusement à des gens de lettres, qu’on ne savoit faire un livre qu’à Paris.

Or qui ne reconnoîtroit un académicien, de quelqu’académie qu’il soit, à son air avantageux ? Imaginez-vous un homme qui se dit en lui-même : on m’a jugé avoir un mérite éminent, distingué ; je suis du nombre des élus. Qu’est-ce qu’un homme, s’il n’est académicien ?

Le peintre recommandera despotiquement sa maniere, le poëte fera secte pour ses vers, l’orateur prônera exclusivement son goût, chaque membre de l’académie, quoique divisée entr’elle, se réunira contre l’étranger & le regardera comme un profane.

Que fait-là, dans ce café ou dans ce sallon, cet académicien, pilier de l’endroit ? Quel est son emploi ? Il fait l’oracle ; il prend le dédain pour de la hauteur ; il enseigne à la jeunesse à beaucoup respecter les écrivains qui n’écrivent pas ; preuve incontestable, selon lui, de supériorité & de goût. Il gémit ensuite de la décadence de la littérature. Le siecle est indigne de le lire ; il faudroit que les esprits fussent d’abord préparés, pour pouvoir bien goûter son style & ses idées ; aussi, s’enveloppant dans un dédaigneux silence, il paracheve académiquement son rôle de nullité, qu’il ne surmontera point, malgré les deux muscles rengorgeurs de sa tête capable.