CHAPITRE DCXVI.

Usuriers.


Ce terme est susceptible de plus d’une interprétation. L’argent est une marchandise comme tout le reste ; il a sa rareté ; on ne fait rien sans argent ; il est le principe & le nerf de toute affaire. Que fait un négociant en gros, qui n’est point manufacturier ? Ne place-t-il pas son argent à un gros intérêt ? N’a-t-il pas calculé jusqu’aux revers ? De même, il ne faut point ranger dans la classe des usuriers, les escompteurs à six, à sept, & même à huit pour cent par an, selon les circonstances ; ils font un métier honnête & réciproquement utile. L’intérêt de l’argent hausse & baisse ; il est subordonné au cours des événemens politiques. Le meilleur papier n’est pas à l’abri des accidens ou des retards. L’escompte peut donc être proportionné à ces différens risques ; le contrat ensuite est volontaire ; & quand des loix bizarres ont voulu régler, d’une maniere fixe & invariable, l’intérêt de l’argent, ces loix ont été faites par des hommes despotiques qui vouloient emprunter à bas prix.

Rien ne gêne plus la circulation, n’enchaîne plus l’activité & l’industrie que ces petites loix ecclésiastiques ; loix aveugles, qui contredisent les grandes loix politiques, lesquelles font la splendeur & la richesse des nations. C’est ce qui a été très-bien développé dans un ouvrage moderne, fait pour en enfanter d’autres sur ces matieres peu débrouillées parmi nous.

L’usurier dangereux, l’usurier qu’il faudroit flétrir, est l’usurier voilé, qui, chaque année, fait gagner le tiers de son capital sans industrie & sans risques. Il dérobe à l’œil d’autrui les voies criminelles qu’il emploie. Agioteur, d’autant plus tyrannique, d’autant plus effronté, que toutes ces opérations sont des œuvres de ténebres.

On soupe souvent en bonne compagnie à côté d’un usurier de cette sorte, mais qui n’en porte pas le nom, parce qu’il a des agens subalternes qui exposent leur front à la honte & au mépris. Pour lui, prêteur en chef, on ne le voit jamais ; aussi conserve-t-il une considération usurpée, quoiqu’on soupçonne qu’il fait valoir son argent de cette maniere ; mais on est convenu dans les grandes villes d’appeller vertus les apparences.

L’affaire du comte de Morangiés, (si fameuse par les plaidoyers de Linguet, & surtout par son issue) véridiquement détaillée, mettroit peut-être dans un jour éclatant de quelles sources illustres découle souvent l’usure qui ravage la capitale.

Les Parisiens, dit le proverbe, mangent le pain blanc avant le pain bis. Les jeunes gens, maîtres de trop bonne heure de leur fortune, prennent leurs fantaisies pour des besoins, & ils ne se réveillent de cette folie que dans l’âge où l’on est incapable de réparer le vuide.

C’est à eux sur-tout que les usuriers s’attachent. Je ne parle pas ici de cette foule de mercenaires qui prêtent à la petite semaine ; ceux-ci sont souvent moins âpres, moins barbares ; d’ailleurs, ils sont pauvres. Mais je parle de ces riches qui s’étudient encore à dépouiller ceux qui entrent dans le monde, qui mettent à profit leurs foiblesses & leur inexpérience, & qui jouissent de leurs larcins, par des contrats passés devant notaires. Comment les qualifier ? On dit néanmoins, monsieur un tel vient d’acheter une terre ; on ne dit pas que le même qui l’a fait saisir par-dessous main, est celui qui se l’approprie pour une somme modique.

Ces usuriers-là ne prêtent pas sur gages ; ils sont cent fois plus dangereux ; ils escamottent les biens & apanages des familles les plus distinguées, & l’opprobre n’accompagne point leurs pas.