CHAPITRE DCXIV.

Du Style.


Une dispute familiere à Paris, c’est celle qui roule sur le style. Chaque écrivain ne dissimule pas qu’il préfere le sien à tout autre ; & cela ne doit pas étonner, pour peu que l’on réfléchisse à la maniere dont se forment nos idées.

En quelque langage que ce soit, les mots ne répondent que très-imparfaitement aux idées, sur-tout aux idées morales, combinées ou réfléchies. L’image qui se forme en notre cervau est vive & nette ; & quand nous voulons la transmettre sur le papier, nous choisissons les mots qui nous sont les plus familiers, & qui nous paroissent les plus expressifs. Mais ces mots sont plus bornés que les pensées & que les images. Le lecteur, faute d’être au sens fixé à son juste point par celui qui a mis en avant sa maniere & son expression, trouve du vague dans tout ce qu’il n’a pas écrit. Ainsi l’imagination du lecteur part, & va plus loin que la pensée de l’auteur ; il crée soudain d’autres termes, pour rendre ce qu’il ajoute à la pensée de l’écrivain. Il est mécontent de son expression, parce qu’il ne l’auroit pas employée, & il y substitue sa propre maniere de concevoir & de peindre.

Le lecteur prête toujours au livre, soit à tort, soit avec raison, & exige, pour ainsi dire, que l’auteur ait rendu sa propre idée. Il ne lui permet pas la tournure d’une phrase qui choque sa tournure habituelle ; il blâme, parce qu’on n’a pas fait ce qu’il auroit fait ; il blâme encore, parce qu’il a apperçu le tableau sous un tout autre point de vue ; il blâme enfin, parce qu’il a une couleur favorite qu’il cherche par-tout, & qu’il ne trouve pas autant qu’il le desireroit.

Comme il n’y a point d’auteur au monde qui ne retouchât & ne changeât le ton & la maniere de son confrere, il ne doit pas se formaliser, si son trouve à reprendre à son style, chacun ayant sa maniere d’écrire, qu’il lui est tout aussi impossible de changer que son geste & sa démarche.

Pourquoi tel mot expressif, harmonieux, nécessaire, est-il tombé dans l’oubli, tandis que tel autre aura reçu l’existence sans raison, & fera fortune, sans avoir d’autre mérite que sa nouveauté ? Pourquoi ne ressusciteroit-on pas telle expression vieillie ? Quoi ? l’écrivain ne pourra pas faire de la langue ce que l’ouvrier fait de l’instrument qui obéit à la main qui le guide ? Le style le plus fort est toujours le meilleur, & l’expression la plus nette est celle que l’on doit employer de préférence.

Il y a dans les langues quelque chose d’intellectuel ; car toutes les figures étant arbitraires, l’on devine encore plus que l’on n’entend. Voilà pourquoi le style chargé de trop de mots, laisse l’ame dans l’inaction. Mettre en jeu l’imagination, & ne la point rassasier, voilà l’art d’écrire.

Aujourd’hui la forme d’un livre l’emporte sur le fond. On ne parle que de l’arrangement des paroles, du choix, de l’élégance des termes, de l’arrondissment des phrases, de leur cadence ; on n’entend que ces mots : c’est mal écrit ; & le sens, la vérité, la justesse des idées, ne font point trouver grace devant des lecteurs délicats ou plutôt superficiels.

Le style à la mode, le style académique, est celui qui affecte d’être précis, qui raffine les idées & les expressions, qui met de l’esprit à tout propos, qui, loin d’être naturel, sent la gêne & la recherche ; peiné, fin, compassé, il vise constamment à l’épigramme. Il est fort en vogue chez quelques auteurs depuis quinze à vingt ans ; il proscrit les images, les métaphores : il évite sagement l’enflure ; mais il devient quelquefois louche & flegmatique. Ce style est toujours un peu froid, il comporte de petites idées, & tue les grandes.

Cette maniere étroite, quoiqu’ingénieuse, ne fera pas fortune, j’ose le prédire. Il faut, au lieu tant de finesse & d’esprit, de la grace, de la naïveté, de la facilité & du bon sens. Tout auteur qui n’a point de naturel, n’aura jamais le suffrage de la multitude.

Un bon style, comme celui de J. J. Rousseau & de l’abbé Raynal, mâle, clair, ferme & simple, est semblable à la baguette de Moyse changée en serpent. Ce style dévore & anéantit tous les styles inférieurs, ainsi que le serpent dévora les couleuvres égyptiennes.

On s’est avisé depuis peu de vanter le style des hommes de cour, comme le style par excellence, & même de le proposer pour modele. Je ne crois pas qu’il puisse jamais subir l’épreuve de l’impression. Il est simple, dira-t-on, d’accord ; mais pourquoi le style des gens de cour est-il simple ? Par une bonne raison, parce qu’il ne s’y montre jamais de passions. Elles ont perdu dans ce pays, non-seulement leur expression, mais jusqu’à leur accent. Tout est uniforme, parce que tout travaille derriere la tapisserie. Il faut paroître serein lorsqu’on brûle d’ambition, calme lorsqu’on est dévoré des feux de la vengeance. L’œil fixe son ennemi avec tranquillité. Point de couleur prononcée même légérement. On évite jusqu’au ton de l’indifférence, qui pourroit marquer & dite quelque chose.

Or, malgré les éloges prodigués à ce prétendu style, il n’est point convenable à l’homme de lettres, qui est par essence l’homme passionné, parce qu’il faut qu’il se pénetre, qu’il se transporte pour faire repasser dans les autres les sentimens qu’il veut, ou plutôt qu’il doit leur donner : qu’il ne craigne point de pécher par un excès de chaleur ; on n’en a jamais trop pour annoncer la vérité. Ce qu’on appelle déclamation devient même nécessaire, puisque ce n’est que de cette maniere que l’on émeut la multitude : or, l’essentiel est de lui faire épouser vos idées. Soyez concis, laconique, compassé, elle ne croira pas à vos sentimens. Elle aime à voir le flot la frapper à plusieurs reprises, & c’est ainsi qu’on l’entraîne.

J’aime l’innovateur en fait de style ; il remplit la langue de termes & de tours vigoureux. Je n’entends point ici la création de mots nouveaux ; j’entends une signification neuve, donnée à telle expression des mouvemens plus précipités, des termes creusés & approfondis, un langage pittoresque ; celui-ci nous trouve toujours éveillés & sensibles.

Cette facilité singuliere que les grands ont à parler leur langue, vient du commerce fréquent du monde, & de l’assurance qu’ils ont dans tout ce qu’ils font. Ils n’ont aucune connoissance des regles ; l’usage y supplée, la routine leur tient lieu d’études. Mais quand ils prennent la plume, leur insuffisance est à découvert, leur style révolte les étrangers même, & il est de fait qu’à la cour de Londres, de Pétersbourg & de Vienne, on possede mieux la grammaire de la langue françoise qu’à la cour de Versailles.

On ne conçoit pas aisément toute la distance qui se trouve entre bien parler & bien écrire. Tel homme parle très-bien, vous rend attentif pour le choix & la netteté de l’expression ; s’il écrit ? il est lâche & vuide. Tel autre ne forme point ses phrases en parlant, les acheve encore moins, mais il pense fortement, & la précision énergique de son style, quand il écrira, vous fera rêver.

Je n’ai jamais pu définir un auteur de ma connoissance. Clair, rapide & chaud quand il converse ; obscur, lourd, embarrassé quand si écrit. C’est qu’il parle avec ses amis d’abondance de cœur ; & quand il est à son bureau, il songe au public, il en a peur, il ne le traite pas comme ses amis ; il a recours à l’art, il se fatigue beaucoup pour écrire mal. S’étant mis en tête que l’art d’écrire étoit prodigieusement difficile, il fuit la maniere aisée qui lui est naturelle, pour se jeter dans des combinaisons recherchées où lui seul se reconnoît & s’entend.

L’homme qui parle le mieux à Paris sur tous les arts, & dont la conversation intarissable n’est pas inférieure au style ; l’homme qui vous échauffe dans son cabinet encore plus que dans ses ouvrages, c’est Diderot. Je n’ai point entendu d’homme plus éloquent, plus net, plus varié, mariant avec le plus d’aisance & de force tous les tours, faisant jaillir enfin plus d’idées, plus d’expressions vivantes & pittoresques. On peut le considérer comme un improvisateur du premier ordre. Ce mérite est assez rare parmi les hommes de lettres de nos jours ; ils conversent, mais ils n’ont pas le flot de l’orateur. L’esprit subtil & railleur a desséché l’éloquence.