CHAPITRE DCXIII.

Égoïstes.


Riches ! je commence à me réconcilier avec vous ; vous devenez moins égoïstes ; vous donnez. Oui, vous êtes plus humains que vos devanciers.

Paris est pour un riche un pays de Cocagne.

Tant mieux, je veux que le riche jouisse, mais qu’il ne jouisse pas seul.

Je te félicite, homme riche, tu te trouves dès la naissance plus près de la probité qu’un autre homme ; tu as moins d’occasions d’être injuste ; tu seras exempt de ces desirs violens qui, non satisfaits, jettent l’indigent dans le crime ou dans le désespoir. Les trésors des champs, les fruits de la terre sont à toi. On s’empresse, on te sert, on t’aime avant de t’avoir vu. La haine, l’envie, la jalousie ne doivent point germer dans ton cœur. Tes richesses donneront de l’éclat à tes moindres vertus ; on te tiendra compte de chaque acte de bienfaisance, la renommée enfin les publiera.

En voyant des heureux, tu verras tes semblables, & tu ne seras point tenté de les haïr. Tu auras le loisir des études, & la facilité de pénétrer l’enceinte des arts.

Tu peux donner, car tu possedes ; & quand tu mourras, en voyant tes rejetons t’environner, tu seras débarrassé d’une vive inquiétude ; tu sauras que tu leur laisses dequoi satisfaire les besoins de la vie, & la vue du contraire est le ver rongeur qui fait que le pauvre gémit de mourir, & n’ose regarder ses enfans avant d’expirer.

Homme riche, que tu es heureux ! tu peux essuyer des larmes. Un peu de cet or superflu, en passant de tes mains dans celles de ce malheureux, va changer de prix & de nom ; il s’appellera bienfait. Antoine, après sa défaite, s’écria : Je n’ai plus rien dans l’univers que ce que j’ai donné.

Ce château superbe ne flattera qu’une fois ton œil ; cette collection ne sera jamais parfaite ; ces magnifiques jardins t’inspireront du dégoût : mais le soupir d’un malheureux qui t’exprimera sa reconnoissance, ne sera jamais perdu tant que tu conserveras un cœur !

Le riche est plus près de la vertu que tout autre homme. S’il s’en éloigne, il devient plus coupable, car le pauvre est plutôt exempt de vices que vertueux ; il n’a pas les moyens de l’être. Qui le croiroit ? La gloire elle-même, à mérite égal, favorise bien plus le riche que celui qui est né sans fortune. Elle semble vouloir, a dit quelqu’un, le récompenser de s’être Occupé d’elle.

Bullion, ministre dans le dernier siecle, imagina de donner un dîner d’une espece nouvelle. Il fit servir des plats remplis de pieces d’or & d’argent, & dit aux convives d’en prendre sur leurs assiettes à discrétion. Chacun se jeta avidement sur ce fruit nouveau, en remplit ses poches, & s’enfuit avec sa proie.

Ce n’est point là de la générosité, il s’en faut. Riche, sache mieux donner. Cette grande ville offre un vaste champ à une ame sensible & humaine ; les quartiers éloignés sur-tout recelent nombre d’infortunés qui vont en gémissant y réfugier une misere dont ils rougissent. Va les déterrer, & songe que le bienfait n’est sublime & méritoire que quand il s’élance au-devant de l’infortuné, & qu’il le surprend.

Que tout s’accorde aujourd’hui pour les flétrir ces êtres vils & méprisables, qui concentrent toutes leurs pensées dans leur cercle étroit & borné, & qui immoleroient volontiers tout ce qui les environne, au point où ils résident. Ils ont tout à-la-fois une ame insensible, qui se peint sur leurs physionomies avides, & une raison bornée qui se décele dans leurs moindres discours. Ils ont détruit les rapports qui font la force des sociétés, ils ont interrompu la circulation des services mutuels. Si chacun suivoit malheureusement le systême qu’ils ont adopté, il n’y auroit plus l’ombre de concorde ; on ne verroit plus que des individus armés les uns contre les autres.

Et comment, après cela, auront-ils le front d’exiger, n’aimant personne, que quelqu’un les aime, qu’avilis par la cupidité, quelqu’un les estime ; qu’ayant opprimé l’état, sans lui rien rendre, leurs noms soient à côté des hommes qui en font la gloire & l’honneur ? Ils oseront regarder d’un œil dédaigneux l’écrivain incorruptible qui, loin d’envier leurs coupables richesses, les a en horreur. Qu’ils tremblent ! Il tient le burin immortel, qui les gravera au front du sceau de leur infamie.

Égoïstes, que deviendront au milieu de vos principes, l’amitié, la bonté, la charité, tout ce qui ôte à l’homme une partie de ses miseres & sa foiblesse ? Ingrat ! si tu n’es pas totalement endurci & mort au bien, ouvre les yeux, regarde autour de toi, considere ce que tu dois à tes concitoyens. On a songé que tu viendrois sur la terre bien avant ta naissance ; on t’a préparé des jouissances dont tu n’es pas digne aujourd’hui, puisque tu veux jouir seul. Ces maisons bâties, ces rues alignées, ces chemins, ces arbres antiques & chevelus, ces arts consolateurs, ces vaisseaux qui couvrent les mers, ces agriculteurs qui ont défriché les terres, ces loix sages, cette police, qui fondent ta tranquillité, qui t’assurent la propriété du trésor que tu couves des yeux, tout porte l’empreinte d’un génie bienfaisant, qui a étendu ses vues dans l’avenir, qui ne s’est point borné à des commodités personnelles & passageres, qui a embrassé dans une prévoyance généreuse les êtres qui dormoient encore dans la nuit du néant ; & lorsqu’avançant dans l’âge & participant à des siecles de travaux accumulés & de combinaisons infinies, tu jouis des agrémens de la société perfectionnée, lâche ! tu croirois être quitte envers elle, en te déclarant un personnage opulent & isolé ; tu rapporterois tout à toi sans honte & sans pudeur, tu croirois pouvoir disposer ton or à la volonté, pour satisfaire tes vains caprices & tes folles fantaisies ; tu ne feras rien d’utile, rien de grand !… Tu me fais horreur : la froideur annonce une corruption profonde, & le dernier degré d’insensibilité. Ah ! puisque ton cœur est mort & ne peut sentir la joie de l’homme qui a été utile à ses semblables, contemple du moins les hommages qu’on lui rend, quand il a payé la dette premiere & sacrée, quand il a laissé sur la terre quelques traces d’une ame généreuse & bienfaisante. S’il t’est interdit de goûter les satisfactions intérieures, qui dilatent l’ame de cet homme juste & bon, sois témoin de l’estime, de l’admiration, du respect qui accompagnent ses pas, & vois qu’il est d’autres avantages que ceux que l’or procure ; car il ne s’ennoblit réellement, qu’en servant au bonheur des humains.

Il y a ensuite les égoïstes littéraires, c’est-à-dire, ces auteurs qui ne parlent que de leurs ouvrages, de leurs querelles, qui vous forcent violemment à les admirer, qui sont dans une adoration perpétuelle de leurs talens. Insupportables dans la société, on ne peut les écouter, que pour suivre curieusement toutes les ruses mal-adroites de l’amour-propre, & pour voir jusqu’à quel point il rabaisse quelquefois un homme d’esprit au niveau d’un sot.