CHAPITRE DCXII.

Tréteaux des Boulevards.


La foule y abonde ; & c’est une raison de plus pour examiner l’attrait qui porte la multitude vers ces théatres, que chacun dit dédaigner, & que chacun fréquente. Le grand nombre de tréteaux, leur diversité, leur prix modique, des scenes changeantes & perpétuellement renouvellées, tout entraîne le citadin. Eh ! c’est là qu’on peut voir combien la curiosité oisive est sur-tout affamée de spectacles. Elle demande plutôt du nouveau que du bon.

On voudroit savoir pourquoi dans cette foule de théatres de toute espece libres & ouverts, on proscrit toute piece décente & réguliere ; pourquoi un privilege exclusif, dont on n’apperçoit pas l’utilité, ôte au peuple une nourriture agréable & saine, & défend de mêler un grain de raison au breuvage grossier qu’on lui verse de toutes parts.

Les plus plates bouffonneries sont autorisées, & l’on fait haro sur toute piece qui a l’apparence d’être instructive & morale. Deux comédiens (qui le croiroit !) sont les censeurs nés, les rédacteurs en charge, & les mutilateurs sans rappel de toutes les pieces qui se jouent sur les boulevards.

Cette incroyable prohibition, au seul avantage de deux troupes privilégiées, vient de céder cependant à l’intérêt des mœurs & à celui du public.

On a senti qu’il étoit ridicule de repousser tout-à-fait la raison de dessus les tréteaux des boulevards, & que le peuple qui couroit à ces spectacles étoit justement celui qui avoit le plus besoin de recevoir quelqu’instruction salutaire. On s’est donc relâché de cette loi bizarre qui n’admettoit que la sottise & le mauvais goût : on a permis à quelques pieces raisonnables de paroître sur les tréteaux ; mais il faut qu’elles soient en un acte.

Un auteur qui auroit dans son porte-feuille des pieces touchantes & régulieres en trois actes, ne pourrait les donner à la troupe qu’il voudroit choisir. On borne, on rétrécit les plaisirs du public, en ne permettant pas à l’art de se faire entendre sur le théatre de son choix.

Ces petits spectacles sont toujours pleins, parce qu’ils n’ont point la gêne des grands. On voit le parti que l’on pourroit tirer de ce goût universel pour les représentations dramatiques, si l’on savoit mettre par-tout le public à son aise.

Il seroit beau de présider tout-à-la-fois à l’amusement & à l’instruction publique, en brisant toutes ces vieilles & misérables ordonnances qui, pour l’intérêt de quelques comédiens, empêchent l’essor du talent & substituent des farces ou des pieces étranglées à des compositions nobles & intéressantes. Et qu’importe à l’état que l’auteur parle sur les planches du théatre des boulevards, ou sur les planches du théatre françois ? Pourquoi rencontre-t-on, au-dessus de l’art dramatique, la main impérieuse qui coupe, qui hache, qui desseche & qui tue ? Eh quoi ! ne verra-t-on jamais sortir de la bouche du ministere que le mot, je défends, & jamais le mot, je permets ? Sans la massue pétrifique qui frappe tous les arts, le génie des François auroit déjà surpassé en tout genre les autres nations.

Nicolet a gagné sur ces tréteaux cinquante mille livres de rente ; & son frere qui a fait long-tems le même métier, a mal fait ses affaires. Ainsi deux fameux cardinaux, ministres, eurent des freres qui vécurent obscurement sous la pourpre, & qui n’ont laissé aucune trace dans l’histoire.

Taconnet a fait une partie de la fortune de Nicolet, & il est mort à la Charité. Volanges enrichit les Malteres, & ne s’enrichit pas lui-même. Audinot calcule paisiblement dans son sallon, tandis que ses petites actrices lui gagnent de l’argent. Sic vos non vobis. le boulevard ressemble là-dessus au reste du monde.

Là, on met dans la bouche des petites filles, encore dans l’enfance, des obscénités choquantes, & rien ne révolte plus que d’entendre les expressions du libertinage passer par de si jeunes organes. Jamais peuple, que je sache, n’a offert ce genre de corruption.

Ces petits spectacles sont des lieux de prostitution précoce, & l’on voit chez ces farceurs l’étalage scandaleux de toutes les dévergondées. Tandis que tous les théatres décens sont fermés à neuf heures, ces théatres immodérés sont ouverts la nuit. Ce scandale vient cependant de souffrir une interruption.