CHAPITRE DCIII.

Enrégistrement.


Il y a des choses inconcevables dans les gouvernemens modernes, & qu’on aura peine à comprendre un jour. Les contemporains eux-mêmes, quand ils viennent à réfléchir sur le mot enrégistrement, ne conçoivent pas ce qui se passe sous leurs yeux.

Un parlement assemblé & que regarde la nation, attentive à ses mouvemens, résiste à l’autorité royale. Le peuple en silence attend l’issue du combat. Le souverain qui a soif d’argent, envoie plusieurs fois l’ordre d’enrégistrer son édit. Le parlement s’y refuse constamment ; il allegue que le roi n’a pas un pouvoir illimité, qu’on ne sauroit forcer la cour des pairs à enrégistrer choses contraires à la justice, au bien de l’état, à sa propre conscience. Le souverain tonne, éclate, menace, envoie lettres de jussion. Rien n’y fait ; chaque membre tient bon & refuse d’obéir. Toute une province dit : Voyons ce que deviendra ceci, & si nous gagnerons à ce grand conflict un dixieme de notre bien.

Le parlement bataille avec vigueur ; il cite plusieurs traits historiques qu’il tâche de faire cadrer avec la question présente.

Tout-à-coup arrive un papier roulé d’une autre maniere, & qu’on appelle lettre de cachet. La volonté du roi n’y est pas plus expresse que dans les lettres de jussion. À l’instant, c’est à qui paiera plus vîte des chevaux de poste pour voler au lieu de son exil. L’auteur des hardies remontrances interrompt sa phrase commencée ; & brisant sa plume, se rend précipitamment au séjour indiqué, quelque sauvage on quelqu’éloigné qu’il puisse être.

Résister d’un côté, obéir de l’autre, ne dirait-on pas que ces deux ordres, si différemment reçus, ne sont pas émanés du même pouvoir ? Mais la coutume fait dire & penser à chaque individu : hier je combattois en corps pour l’intérêt du peuple, aujourd’hui j’obéis à l’ordre adressé à moi seul. Les interpretes du peuple peuvent remontrer au souverain ; mais l’individu particulier doit céder à sa volonté suprême. Et voilà l’opinion qui donne à la magistrature ces alternatives de résistance & de soumission, dont les historiens auroient peine un jour à rendre compte.

Quelquefois on résiste au ministre plutôt qu’au monarque. On ne peut demander ouvertement le renvoi d’un homme qu’il a choisi, mais on attaque indirectement l’homme en place jusqu’à ce qu’il soit sacrifié.

Les parlemens aussi attaquent la cour avec des mots embarrassans & captieux, qui d’ailleurs ne sont pas susceptibles d’un examen raisonné, encore moins d’un jugement définitif. Que fait la cour, non moins fine & plus adroite ? Au lieu de vouloir entendre, elle envoie au parlement des phrases tout aussi obscures, tout aussi difficiles à expliquer. Les mots s’éloignent de toute interprétation nette & claire ; & après l’envoi mutuel de ses sérieux logogryphes où personne n’a voulu rien dire de positif, le poids de l’autorité substitue aux vaines paroles ce qui subjuguera en tout tems & en tous lieux l’éloquence & les raisonnemens.

Le chef-d’œuvre de la politique, seroit sans doute l’établissement réel d’un pouvoir intermédiaire entre les rois & les peuples, également conservateur de l’autorité royale & des droits des hommes. Mais comment rencontrer cet équilibre ? Quelle constitution est parfaite ? Tout état a ses balancemens ; plusieurs principes en politique sont couverts d’un voile qu’il ne faut pas lever. Un prononcé rigoureux détruiroit la magie de presque tous les gouvernemens modernes.

C’est pour cette raison qu’on s’abstiendra, je crois, de part & d’autre, de décider d’une maniere précise & authentique la vraie signification du mot enrégistrement. Une heureuse obscurité laisse à chacun l’idée d’un futur succès. L’équivoque entretient la tranquillité générale. Ainsi les agens moteurs de la nature sont indéfinissables, & il est bon qu’en politique la force des agens réels ne puisse être calculée ni déterminée. Il faut que l’idée de toute puissance qui gouverne nage dans un vague mystérieux ; la cohésion des parties d’un vaste état tient déjà un peu du miracle. Enfin, toute question politique, forcée dans ses derniers retranchemens, devient dangereuse ; c’est ce que l’expérience a prouvé derniérement. La paix est revenue avec le jour douteux dans lequel ces questions doivent rester enveloppées.