CHAPITRE DCII.

Bal d’Enfans.


On ne danse plus au bal de l’opéra ; on ne fait plus qu’y courir ; on n’y cherche que la confusion ; on se marche sur les pieds ; on s’étouffe : voilà le grand plaisir ; mais plus de contredanses.

La danse est si perfectionnée aujourd’hui, qu’il faut danser avec une supériorité marquée pour s’en mêler. Quand Marcel, la tête appuyée sur une de ses mains, s’écrioit : que de choses dans un menuet ! prévoyoit-il lui-même que bientôt il ne feroit plus permis de danser pour son plaisir, que l’homme du monde deviendroit acteur dans un bal paré, & qu’il danseroit pour être applaudi ?

Des personnes qui n’atteignent point à ce degré de perfection qui nous rend si difficiles, se dispensent de danser. Les bals d’enfans ont achevé de proscrire la danse. Ces petites créatures déploient tant de graces & de légéreté, qu’il n’est plus permis de se présenter après elles. On s’excuse, parce qu’on sent qu’on n’atteindroit pas à ces attitudes légeres & naïves ; & la mere à vingt-huit ans n’ose pas joûter avec sa fille.

Les prélats assistent à ces bals d’enfans ; ils étalent leurs croix pastorale, & voient avec complaisance les menuets & les quadrilles. Ils causent avec les vieilles tantes en coëffe, qui ont en horreur le scandale du bal public. Mais quand la danse est concentrée dans l’appartement d’une présidente, que des têtes mitrées sont témoins des pas & de la cadence de petites filles de douze à treize ans, la danse proscrite par l’église semble s’être réconciliée avec ceux qui l’anathématisent.

Il n’y a rien de plus sérieux que les bals qui se donnent à la cour. Tous les détails sont d’une importance extrême. L’étiquette préside au moindre rigodon, l’étiquette plane sur les danseurs ; tout est calculé, mesuré, arrangé. L’archet du violon marche en cérémonie.

Bénoît XIV, tout grand homme qu’il étoit, ne put contenir le rire fou de jeunes François qui se trouvoient à son audience. Mais si le François, monté au Vatican, rit en présence du saint-pere, en revanche, il est excessivement sérieux dans un bal à la cour, & il est peut-être permis de rire à son tour de celui qui est si grave en dansant à Versailles, & qui rit à Rome en face de la papauté.

Tandis que les vaisseaux couroient les mers pour rapprocher leur tonnerre destructeur avec une précision géométrique ; que deux nations forçoient les élémens pour rencontrer dans l’immensité de l’océan le point où elles rougiroient les flots de leur sang, le jeune Vestris dansoit à Londres & subjuguoit l’Angleterre. Ses entrechats, plus puissans que nos bombes, enlevoient l’aveu de notre supériorité, & nous étions secrétement flattés du triomphe de notre compatriote… Or, il faut savoir à qui il appartient dans ce monde de rire profondément, véritablement. Salut Rabelais ; salut Montaigne ; salut Shakespeare ; salut Moliere ; salut La Fontaine ; salut Sterne ; & toi leur devancier, salut Lucien. C’est avec vous, mes chers auteurs, qu’il faut s’épanouir la rate, & sur la danse figurée, & sur la danse solemnelle, & sur les graves violons… Ô bals d’enfans… grands…