TABLEAU
DE PARIS.


 

CHAPITRE DCIV.

Bicêtre.


Ulcere terrible sur le corps politique, ulcere large, profond, sanieux, qu’on ne sauroit envisager qu’en détournant les regards. Jusqu’à l’air du lieu, que l’on sent à quatre cents toises, tout vous dit que vous approchez d’un lieu de force, d’un asyle de misere, de dégradation, d’infortune.

Bicêtre sert de retraite à ceux que la fortune ou l’imprévoyance ont trompés, & qui étoient forcés d’aller mendier le soutien de leur dure & pénible existence. C’est encore une maison de force, ou plutôt de tourmens, où l’on entasse ceux qui ont troublé la société.

Trop grande lepre pour le point de la capitale ! Ce nom de Bicêtre est un mot que personne ne peut prononcer sans je ne sais quel sentiment de répugnance, d’horreur & de mépris. Comme il est devenu le réceptacle de tout ce que la société a de plus immonde, de plus vil, & qu’il n’est presque composé que de libertins de toute espece, d’escrocs, de mouchards, de filoux, de voleurs, de faux monnoyeurs, de pédérastes, &c. l’imagination est blessée dès qu’on profere ce mot qui rappelle toutes les turpitudes.

On est fâché de voir sur le même point & tout à côté de ces vagabonds, les épileptiques, les imbecilles, les foux, les vieillards, les gens mutilés ; on les appelle bons pauvres ; mais il semble qu’ils devroient être séparés de cette foule de coquins qui inspirent encore plus l’indignation que la pitié.

Parlant à un de ces bons pauvres, je lui dis : que desireriez-vous, mon ami ? — Oh, monsieur, si j’avois seulement un sol à dépenser par jour ! — Eh bien ? — Nous ne coucherions plus que trois. — Et si vous aviez deux sols ? Oh ! je boirois du vin deux fois la semaine. — Et si vous aviez trois sols ? — Oh ! je mangerois un peu de viande tous les trois jours !… Un Anglois qui m’accompagnoit lui donna de quoi boire du vin, manger de la viande, & même de quoi coucher tout seul au moins pendant dix-huit mois. Je me fais effort pour ne pas nommer cet Anglois, tant son premier mouvement fut prompt.

La situation de Bicêtre est sur une colline, entre le village de Ville-Juif & Gentilly, à la distance de Paris d’une lieue. Sa position le rend très-propre pour le rétablissement des malades, & c’est déjà un séjour moins infect que la plupart des hôpitaux de la ville. Il est certain que si la Seine pouvoit être conduite à Bicêtre, ce seroit le lieu le plus commode pour former un hôpital des mieux placés & des plus considérables.

Pour remplacer cet avantage si désirable, on a des puits & quelques canaux qui apportent de l’eau d’Arcueil, dont tout le monde boit, excepté les officiers de la maison, pour lesquels une voiture en charie tous les jours de la Seine.

L’un de ces deux puits, est sur-tout remarquable & attire beaucoup de curieux par sa grandeur, par sa profondeur, & principalement par la simplicité de la méchanique de la machine qui sert à puiser l’eau, au moyen de deux seaux, dont l’un descend vuide tandis que l’autre monte plein.

Il n’y a pas long-tems que douze chevaux étoient journellement occupés à cet exercice ; mais par une sage économie, dont il résulte encore un plus grand avantage, des prisonniers forts & vigoureux ont été depuis employés à ce travail. Il les enleve à une dangereuse oisiveté, maintient leur vigueur, leur procure de quoi ajouter à leur nourriture. C’est à M. le Noir à qui l’on est redevable de ce changement utile, qui pourroit s’étendre plus loin ; car il arrive quelquefois qu’on est obligé, par défaut d’eau, de diminuer le nombre des bains des malades : ce qui est, comme on doit le sentir, un inconvénient souvent funeste.

Quant à l’eau qui a passé par les conduits de plomb, on sait qu’elle peut devenir malfaisante, & que conséquemment il seroit prudent de pourvoir à cet inconvénient.

Le nombre des habitans de Bicêtre n’est point fixe ; en hiver il est plus considérable, parce que plusieurs pauvres qui trouvent à travailler en été, sont obligés d’aller se réfugier en hiver dans cet hôpital, où l’on compte alors environ quatre mille cinq cents personnes.

Hélas, que d’hommes ressemblent aux mouches ! actives en été, pietres en hiver. La nature nous traite-t-elle comme les mouches ? Les pauvres ressemblent un peu à l’insecte que le soleil fait vivre ou console, & que le froid ou l’hiver tue ou décourage. Ô Lazzaroni de Naples, nus & vagans, libres, mais toujours sous un soleil nourricier… Mais je suis à Bicêtre !

Des sœurs officieres, présidées par une sœur supérieure, gouvernent cette maison. Si quelque chose doit causer de l’horreur pour la pauvreté, & inspirer l’amour du travail aux fainéans, c’est l’image de Bicêtre. Là on trouve trop rarement cette compassion, cet abord consolateur qui adoucissent le poids de l’infortune. Le pauvre est bien un être nul ; on lui fait sentir que c’est la charité qu’on lui donne. Le pauvre l’est quelquefois par sa faute ; mais il est pauvre. Hommes, chrétiens, répondez : il est pauvre !

Un hôpital est nécessairement le centre de plusieurs abus, parce que l’œil de l’administration, quoique cherchant à voir, ne voit pas tout dans ces retraites ; & le malheur est un abyme sans fond. Abyssus abyssum invocat. Oh, que cela est vrai ! J’ai sondé la hauteur de l’opulence ; je n’ai pas encore pu sonder les profondeurs effrayantes de l’indigence. Vous qui jouissez & qu’un pli de rose affecte : l’indigence ! avez-vous calculé l’abyme de ce mot ? Oh, comme l’on prononce les mots, assis à une bonne table, commandant des chevaux pour son équipage ! L’indigence !

Madame Necker, lorsque son époux étoit en place, ayant visité elle-même l’intérieur des salles, fut frappée d’un spectacle qui parloit puissamment à son ame. La salle dite Saint-François renfermoit un air qui par sa puanteur faisoit tomber évanoui & suffoquoit le plus charitable & le plus intrépide visiteur. Elle vit six malheureux couchés dans un lit, stagnans dans leurs excrémens, qui communiquoient bientôt leurs principes de mort. Elle mit en usage le crédit dont elle jouissoit pour faire construire des lits où il ne couche plus que deux personnes, & qui par une séparation de bois, les met à couvert des miasmes pestilentiels.

Il étoit une salle affreuse, où cinq à six cents hommes mêlés ensemble s’infectoient mutuellement de leurs haleines & de leurs vices, où le désespoir sourd aigrissoit sans cesse des caracteres furieux. On n’y pouvoit entrer pour leur porter des alimens que la baïonnette au bout du fusil ; c’étoit bien le lieu le plus abominable, le plus pervers & le plus corrompu qui existât & qui ait existé peut-être sur la surface entiere du globe. Que je m’estime heureux de n’avoir pas à prendre sur ma palette les couleurs les plus noires pour en tracer les traits hideux, & d’annoncer enfin, après ce que j’en ai dit dans l’An deux mille quatre cent quarante, que cette salle infernale, divisée dans un local plus étendu, plus aéré, n’existe plus, & que les malades qui expiroient pêle-mêle dans cet abyme de corruption, ont des dortoirs où ils échappent à la peste contagieuse qui ci devant les moissonnoit & rappelloit en grand le supplice de Mezence, où le vivant étoit collé à la bouche du mort.

Il est vrai que là étoit la sentine de l’espece parisienne. Mais faut-il outrager l’humanité dans ceux même qui en sont devenus le mépris & l’horreur ? Puissent les soins nouveaux, opérés par une charité active & neuve, ne point se ralentir !

Dès la porte de cet hôpital on respire un air que l’odorat seul peut juger vicié ; mais cela est commun à tous les hôpitaux, & presque inévitable.

Passons aux cabanons. La premiere chose qu’on se demande à soi-même, c’est : qu’ont fait tous ces hommes pour être enfermés ? On voudroit voir au frontispice de leurs loges quels furent le délit & le jugement. Mais les juges en France ne motivent aucun arrêt ; une sentence, un ordre de police l’est encore moins.

Vauvenargues a dit : On n’a pas le droit de rendre malheureux ceux qu’on ne peut pas rendre bons. Que penser de ces cachots étroits, bâtis les uns sur les autres ! Mais on assure que ceux qui sont là sont punis au-dessous de leur crime, & qu’on leur a fait grace en les traitant ainsi. Personne ne peut accuser les magistrats actuellement en charge, de précipitation ou de barbarie ; ils sont humains. Je crois à l’homme qui m’a donné ces lumieres, & je supprime les détails.

Là, on ne leur laisse qu’un petit morceau de fer, avec lequel ils font des ouvrages en paille. Ceux qui sont en-bas sont les plus favorisés ; ils font des envieux : car ils s’établissent marchands & font travailler les autres, qui ne cessent d’admirer le bonheur & de vanter l’avantage de la place d’en-bas.

Un malheureux en arrivant ne sait comment se font ces petits ouvrages : un compagnon de misere qu’il ne voit pas, lui montre son métier, & c’est en se servant de plusieurs miroirs qu’ils croisent réciproquement avec un art infini. Par ce moyen ils se voient, se parlent, & correspondent par signes ; le plus élevé communique avec celui qui est logé le plus bas.

Il y a une espece de sentinelle qui, son miroir à la main, avertit les autres de tout ce qui passe par l’étroit guichet. Voilà une femme, s’écrie-t-il avec transport, qui est vêtue en telle couleur, de telle taille ; & tous les prisonniers alors se mettent à leurs barreaux, pour examiner la femme qu’ils ne voient que par réfraction ; mais chacun croisant son miroir, tous la considerent, & elle ne se doute pas que chaque prisonnier sourit & fait des mines à sa physionomie.

La lecture de la gazette de France est une récréation permise aux prisonniers. Deux fois la semaine il se fait un grand silence ; la plus forte voix passe sa tête aux barreaux & lit. À chaque nom, l’un s’écrie, je l’ai connu ; l’autre, je l’ai vu ; & les réflexions ne sont pas tacites ; ces drôles ont des saillies.

On a songé à deux choses dans ces cachots ; à procurer à chaque prisonnier un trou pour les besoins naturels, & une issue pour aller entendre la messe. La chapelle est au milieu, ils y vont le dimanche.

Les mouchards de la police, quand ils ont manqué à leurs instructions, sont enfermés à Bicêtre ; mais ils sont séparés des autres prisonniers, parce qu’ils seroient mis en pieces par ceux qu’ils ont fait emprisonner, & qui les reconnoîtroient. Ils inspirent moins de pitié à raison du vil métier qu’ils exerçoient. On voit avec surprise & avec encore plus de douleur, que ces petits drôles sont très-jeunes. Espions, délateurs, à seize ans ! Oh, quelle vie perverse cela annonce ! Non, rien ne m’a plus affligé que de voir des enfans jouer un pareil rôle… Et ceux qui les enrégimentent, qui les dressent, qui corrompent ce jeune âge !

Il y a des cachots souterreins, d’où l’on ne reçoit la lumiere & le son que par quelques trous fort étroits. Là a vécu pendant quarante-trois années, le complice & le délateur de Cartouche. Il avoit ainsi obtenu sa grace en le trahissant Quelle grace ! Il contrefit parfaitement deux ou trois fois le mort, pour aller respirer au haut de l’escalier un peu d’air ; & lorsqu’il mourut tout de bon, on avoit peine à y croire. Le chirurgien fut long-rems sans oser lui détacher son collier de fer. Il sembloit qu’il dût vivre éternellement dans ces cachots, après le miracle d’une si longue & si rare exigence.

Il y a de tems en rems des révoltes à Bicêtre. Le premier février 1756, les prisonniers renfermés dans l’endroit de cette maison appelé la Petite Fosse, attendirent, pour exécuter leur coup, l’heure des vêpres, comme la plus propre à favoriser leur délivrance. Ils forcerent la sentinelle, entrerent dans le corps-de-garde, & se saisirent des armes ; mais la sentinelle ayant eu le tems de donner un coup des sifflet, la garde se rassembla. Il y eut dans le combat deux archers tués, & quatorze des mutins. Plusieurs se sauverent, mais ils furent bientôt rattrapés, parce que l’habit, d’un drap grossier, qu’ils endossent en entrant dans cette maison, servit à les faire reconnoître.

Les prisonniers interrogés sur le motif qui les avoit portés à la révolte, répondirent qu’on avoit retranché de leur nourriture ordinaire, quoiqu’elle ne consistât qu’en un peu de pain, & un peu de viande un seul jour de la semaine ; qu’ils n’en avoient voulu qu’au supérieur & à l’économe qui les faisoient jeûner si cruellement, afin de rendre leurs tables plus abondantes, & que, las de la vie, ils n’avoient écouté que leur désespoir.

On les prit au mot ; plusieurs furent pendus, les autres fouettés par la main du bourreau, & resserrés plus étroitement.

Voici une fable imitée de l’allemand, qui pourroit être gravée à la porte de Bicêtre. Je voudrois que la populace apprît à la lire, on lui en feroit l’explication & le commentaire.

Les Crimes & le Châtiment.

« Un jour les crimes enfermés dans les cachots du Ténare, briserent la porte de leur prison, & d’un vol affreux & précipité fondirent sur la terre & se répandirent en foule sur sa large surface. On vit l’herbe jaunir sous leurs pas, les forêts s’embraser, les villes se remplir de discordes sanglantes ; ils marchoient se tenant tous par la main selon leur coutume ; ils marchoient tous ensemble dans une joie horrible & triomphante, quand l’un d’eux tournant la tête apperçut de loin le Châtiment qui, d’un pied boiteux & la béquille en main, s’étoit mis à leurs trousses. Ah ! ah ! s’écria avec un grand éclat de rire la troupe infernale : pauvre dieu écloppé, si tu vas toujours de ce train, tu feras cent fois le tour du globe avant de nous attraper… — Courez, courez tant que vous pourrez, repartit le Châtiment, je serai peut-être fort Iong-tems sans vous atteindre, mais quelqu’agile que soit votre fuite, mauvais sujets, je suis sur de ne vous point manquer. »

Mais s’il y a des coupables dans cet horrible lieu, il y a encore plus de pauvres qui m’arrachent les réflexions suivantes.

Un Lapon, en naissant, a du moins pour apanage un renne ; on lui assigne un second renne quand les dents lui percent. Mais je vois des enfans qui viennent au monde sans pouvoir dire avoir une pomme en propriété.

Les bêtes sauvages ont leurs tanieres ; & tel malheureux, pressé tyranniquement par les loix même, qui ont fait des propriétés exclusives du moindre pouce de terre ou d’un misérable plancher, n’a pas de quoi reposer sa tête. Il ne pourra habiter un grenier entr’ouvert que sous le bon plaisir d’un maître superbe ; des propriétaires le pousseront des champs ; tout est pris, tout est envahi.

L’homme, dans nos gouvernemens modernes, en recevant son corps de la nature, n’obtient point des loix civiles une place en propre pour y respirer. On lui accorde l’espace d’un tombeau ; mais celle d’un berceau lui est interdite.

Beaucoup d’hommes, n’ont à la lettre, que leurs bras pour le service du maître à qui ils sont vendus. Qui ne possede rien, est nécessairement l’ennemi de ceux qui possedent.

Le pauvre n’a presque point de ressources ; il faut qu’il soit malade pour qu’on ait soin de lui. On l’enterre pour rien lorsqu’il est mort, parce que son cadavre infecteroit. On le recueille lorsqu’il agonise. Ne vaudroit-il pas mieux mieux prévenir sa maladie, au lieu de ne lui donner des secours que lorsqu’il est près de son terme.

La foule des nécessiteux augmente chaque jour. Le jeu de ces vastes & dangereuses machines qu’on appelle opérations du ministere, leur rouage dans leur épouvantable frottement, écrase toujours & sans pitié la partie la plus foible…

Où est le remede à ces maux politiques & anciens ? Les bons esprits s’occupent à le chercher ; il ne peut être que le fruit du tems, des réflexions patriotiques, du génie & sur-tout du cœur des administrateurs. Y a-t-il du mal à les produire ces idées de réformation ? Dans cent idées outrées ou fausses, il s’en trouvera une juste & praticable ; alors ne sera-t-on pas dédommagé du prix du volume où elle sera déposée ?