CHAPITRE DXCVII.

Fat, Fatuité.


Le magistrat, quand il est fat, l’est beaucoup plus que l’homme d’épée.

Qui croiroit que le fat de nos jours est une espece de misanthrope qui fronde tout, affiche un grand fond de mépris pour tous les hommes, & seroit infiniment caustique s’il avoit le talent de l’être ? Sa mémoire n’est plus meublée d’un amas de mots nouveaux, de noms d’étoffes, de ragoûts, de vins, de chevaux, de chiens, de bijoux, d’équipages ; il est silencieux & froid. Il veut qu’on le croie profondément occupé de quelque grand objet.

La fatuité prend sa source à la cour, & n’y existe pas, parce que le courtisan ne prononce pas même l’orgueil qu’il a dans le cœur ; mais le fat veut imiter le courtisan, & les manieres fausses, affectées, naissent en foule. De là vient qu’un fat de cette espece dit à la ville : J’arrive de la campagne. — Voilà donc pourquoi vous êtes d’une rareté si singuliere ; quelle manie avez-vous de vous invisibiliser ? — C’est que nous avons chassé la grosse bête.

Les sottises parisiennes sont ordinairement si fugitives, qu’on ne peut plus les considérer que comme des ombres légeres, qui doivent fuir dans le vague du tableau. Le persifflage a disparu avec les agréables du jour ; le ton des Halles, illustré pendant un moment par Vadé, n’est plus en vogue nulle part. Les pages des auteurs ne sont plus divines.

Il faut avertir les Allemands qu’on ne voit plus les petits-maîtres papillonner de loge en loge, faire les singes par le trou de la sorte, traverser le théatre, tracasser les actrices dans les foyers. Ils ne tapagent plus avec des fiacres. On ne les voit plus se ranger en haie aux portes des spectacles, penchés mi-corps, pour critiquer plus à l’aise les jambes des femmes qui descendent des équipages. Aujourd’hui c’est le passe-tems des clercs de procureurs ; il faut leur dire aussi, que les petites-maisons n’ont plus l’air de mystere, & que les petits-soupers se font tout bonnement chez soi.

Je regrette le tems où les gens du bel air ne savoient pas lire. Aujourd’hui ils parlent de tout : tel marquis converse, comme un Bénédictin de la congrégation de Saint-Maur pourroit écrire.

Louis XIV disoit à Philippe V son fils, partant pour l’Espagne : Ne paroissez pas vous choquer des figures extraordinaires que vous trouverez à Madrid ; ne vous en moquez point. Voilà bien l’esprit de la nation fidélement empreint dans les paroles du maître. N’étoit-ce pas dire, en d’autres termes : on ne sait s’habiller, marcher, converser qu’à Versailles ; mais supportez un peu ces Espagnols, sur lesquels vous allez régner.

Du clinquant, des graces, une nuance d’esprit sur un grand fond d’arrogance, telle est l’essence du fat de nos jours. Il paroît dans telle société infiniment aimable, & dans telle autre infiniment sot. Il parle de l’extrêmement bonne compagnie avec un sérieux, un flegme remarquable ; il se peint tout en laid, excepté son propre individu.

Le fat ne conçoit pas pourquoi l’on s’entretient journellement des artistes célebres, de tous ceux qui se distinguent dans les sciences & dans les arts, & pourquoi l’on n’a presque rien à dire de lui.

Mais les fats les plus curieux sont parmi les abbés de cour ; ils ont toujours des migraines, des rabats de gaze, des manteaux de soie, de petites graces maniérées. Ils parlent d’un ton modeste, de leur crédit ; ils ne veulent paroître ni philosophes ni dévots ; ils ont un amour-propre qui vise à toutes les sortes de distinctions : ce sont néanmoins les êtres les plus inutiles qui végetent à Versailles.

Il est aussi des fats parmi quelques écrivains qui s’encensent d’abord réciproquement, & se font passer les uns les autres pour de ces génies dont la nature est avare, & qu’elle produit avec effort. Cela va bien dans la même maison pendant sept à huit mois : mais au bout de ce tems, une brouillerie survient ; ces grands génies se tranchent l’un l’autre leur tête de colosse, & ne s’appellent plus que pygmée.

Quelle est l’ambition d’un fat de cette espece ? C’est le plus souvent de captiver la stupide administration de quelque plat personnage.

Le philosophe, jeté dans cette foule d’hommes à prétentions, se croit quelquefois obligé de sacrifier aux bizarreries & aux usages de la société. C’est une erreur de sa part, & qui est même désavantageuse à cette société ; car qui rompra le premier le torrent de ces folles habitudes, si ce n’est lui ? Qui osera s’écarter de la route commune, si ce n’est l’homme distingué par ses lumieres & par ses mœurs ?

Pourquoi donc le courage manque-t-il à celui qui a le front de braver la tyrannie ? C’est qu’il redoute le ridicule, arme légere & perçante du beau monde ; mais lorsqu’enfin les hommes harassés de leurs propres préjugés auront consenti à secouer les plus tyranniques, ils seront tout étonnés que personne n’ait osé le premier porter la main à un édifice aussi fantastique.

Jusqu’à quel point peut-on braver la mode ? C’est une grande question.

Notre politesse a pris la teinte d’une ironie malicieuse : on substitue le compliment à la pensée. Il est convenu qu’on pourra nuire, pourvu qu’on ne dise rien en face que d’agréable & de flatteur. Cette méthode est le ton de la bonne compagnie ; & il est presque permis d’être pervers, lorsque l’on est très-poli.

On dissimule les propos désagréables qui sont venus à notre connoissance, parce que ce n’est plus le tems où un mot équivoque, un geste d’inadvertance exigeoit du sang. On n’a plus la même attention dans ses paroles, & l’on se venge ouvertement avec les mêmes armes qui nous ont blessés.

Quand la logique scholastique jouissoit encore de quelqu’honneur, on raisonnoit de suite en discutant le pour & le contre. Aujourd’hui que le style épigrammatique a pris faveur, on passe de branche en branche, & une conversation raisonnée & suivie paroîtroit insoutenable.

On disoit autrefois, menteur comme un laquais. Cela vouloit dire que les hommes d’une certaine condition ne mentoient pas. Aujourd’hui, avec quelle effronterie ne prodiguent-ils pas de vaines promesses !

Si la vraie politesse consiste dans l’intention, qu’est au fond la nôtre ? Mais dans son mensonge elle met du liant dans le commerce du monde, & personne pour son intérêt ne s’avise de pénétrer au-delà de la surface.

Il nous est venu depuis peu une clarté fatale ; on s’est apperçu que le desir d’une grande réputation étoit un préjugé. Et qui nous a donné cette idée destructive ? C’est le ridicule que le fat moderne a su jeter sur une vertu, & le plus souvent ce ridicule a été l’ouvrage d’un bon mot.