CHAPITRE DXCVI.

Babil.


Point de peuple qui égale le François pour la volubilité de la langue. Le Parisien se distingue encore par une prononciation rapide. Il parle en général très-long-tems sans rien dire, ou plutôt en disant des riens. Écoutez une conversation de deux personnes qui se connoissent à peine ; c’est une foule de complimens, puis de questions coup sur coup ; tous deux parlent à la fois, & aucun ne se pique de répondre.

Au moindre marché dans une boutique, on entre en conversation sur un tas de choses étrangeres à l’objet ; c’est un verbiage éternel pour terminer le plus petit achat, & la diminution de quelques sols use la poitrine des deux discoureurs.

On a déjà beaucoup parlé dans une chambre ; mais ce n’est pas encore assez : il est d’usage de recommencer la conversation à la porte, sur le palier & tout le long de l’escalier. On se répond encore quelques mots jusques dans l’éloignement, & toute cette abondance de paroles se réduit à des répétitions.

Dans les cafés, oyez les disputes criardes, bavardes & sottisieres. Ici sont des rimeurs échauffés, qui se transportent pour ou contre des hémistiches ; plus loin, d’épais bourgeois qui commentent longuement une gazette inutile. Cette pétulance de langue est si familiere aux Parisiens, que chaque table de café a son parleur. S’il est seul, il entretient le garçon affairé, la cafetiere qui change la monnoie ; & à leur défaut, il cherche des yeux un écouteur.

Les cochers & charretiers, après les juremens usités, commencent entr’eux une rixe de paroles grossieres ; les gourmades n’arrivent qu’à la suite du bavardage, & le bavardage reprend après les coups de poing.

Dans les coches d’eau on ne s’entend point ; c’est une rumeur confuse, perpétuelle. Les mariniers ont peine à se communiquer les mots de la manœuvre. Quand deux coches viennent à se rencontrer, il s’élance de chaque tillac quelque voix forte en gueule, qui devient excitative pour tous les passagers. Alors c’est une bordée d’injures précipitées ; c’est à qui réduira son voisin aux abois. Les voix tonnantes & aiguës se répondent ; & les coches sont à deux cents toises, qu’une clameur prolongée vient encore porter à l’oreille une sottise modulée sur un ton particulier.

Il est donc impossible au gouvernement de lier la langue du Parisien. Affilée, aiguisée, babillarde, pétulante, elle s’exerce sur tout & par-tout. On babille dans le sallon doré, comme dans la tabagie enfumée ; on s’arrête dans les rues pour causer. Les voitures séparent les dialogueurs qui, malgré le danger & la remontrance du cocher, se rejoignent aussi-tôt pour achever leur phrase futile.

Est-ce dans l’organisation du Parisien qu’il faut chercher la source de ce déluge verbeux, intarissable ? Les vers de Voltaire & les notes de Gluck ont occupé les babillards pendant des années entieres, & les journalistes ont reversé ensuite dans les feuilles périodiques ce débordement de paroles.

Les journalistes ne sont-ils pas des especes de babillards, qui entassent par jour, par mois, par semaine, des mots vuides de sens, & qui, pour démontrer le vice d’une période & la mauvaise structure d’un hémistiche, emploient à cette grande réformation plusieurs feuilles de papier ? Si l’intimé des Plaideurs remonte au-delà du déluge, tout journaliste ne commence-t-il pas son rapport par vous parler du siecle d’Auguste & du siecle de Louis XIV, & le tout pour infirmer la naissante célébrité d’un auteur ? N’a-t-on pas imprimé dix mille brochures sur la prééminence de Corneille ou de Racine ? N’a-t-on pas répété fastidieusement dans toutes les sociétés leur ennuyeux parallele, & les jeunes rimeurs savent-ils dire encore autre chose ?

Phocion appelloit les babillards, larrons de tems. Il les comparoit ensuite à des tonneaux vuides, qui rendent plus de son que les tonneaux pleins. Orateurs des cafés, orateurs des sallons, orateurs des journaux, orateurs des foyers, vous n’êtes que des futailles !

Vainement voudroit-on étouffer dans le Parisien à un babil indiscret ou présomptueux qui lui est naturel ; ce penchant est irrésistible. Depuis la tête du ministre jusqu’à la jambe du danseur, il faut qu’il dise son mot sur tout ; il faut qu’il répete l’épigramme du jour ; c’est pour lui un triomphe. Mais son caquet est aussi inconstant que ses idées. Attendez huit jours ; & ce parler bruyant qui sembloit devoir tout renverser, quittera un édit ou un ministre, pour tomber sur une ariette ou sur un demi-poëte.