CHAPITRE DLXXXV.

Latrines publiques.


Elles manquent à la ville. On est fort embarrassé dans ces rues populeuses, quand le besoin vous presse ; il faut aller chercher un privé au hasard dans une maison inconnue. Vous tâtez aux portes & avez l’air d’un filou, quoique vous ne cherchiez point à prendre.

Autrefois le jardin des Tuileries, le palais de nos rois, étoit un rendez-vous général. Tous les chieurs se rangeoient sous une haie d’ifs, & là ils soulageoient leurs besoins. Il y a des gens qui mettent de la volupté à faire cette sécrétion en plein air : les terrasses des Tuileries étoient inabordables par l’infection qui s’en exhaloit. M. le comte d’Angiviller, en faisant arracher ces ifs, a dépaysé les chieurs qui venoient de loin tout exprès. On a établi des latrines publiques, où chaque particulier satisfait son besoin pour la piece de deux sols ; mais si vous vous trouvez au fauxbourg S. Germain, & que vos visceres soient relâchés, aurez-vous le tems d’aller trouver l’entrepreneur ? L’un se précipite dans une allée sombre, & se sauve ensuite ; l’autre est obligé, au coin d’une borne, d’offenser la pudeur publique ; tel autre se sert d’un fiacre ou d’une vinaigrette ; il transforme le siege de la voiture en siege d’aisance : ceux qui se sentent encore des jambes, courent à demi-courbés au bord de la riviere.

Aujourd’hui les quais qui forment une promenade & qui sont un embellissement de la ville, révoltent également l’œil & l’odorat ; il n’appartient peut-être qu’à un médecin de se promener de ces côtés-là : ce seroit pour lui un véritable thermometre des maladies régnantes ; il sauroit dans quelle saison de l’année les estomacs manquent de ton ; & la mal-propreté publique tourneroit du moins au profit du génie observateur.

Mais les médecins sont devenus orgueilleux ; ils ne regardent plus à la chaise percée ; ils se moquent même des inspecteurs d’urine. Ils dédaignent avec hauteur une science nouvelle, longuement écrite & grandement caractérisée sur les quais de la capitale. C’est là où se réfléchit sans voile l’état de tous les ventres actifs & passifs ; & les médecins vont feuilleter les livres poudreux des bibliotheques, tandis qu’ils ont sous les yeux la vraie démonstration des épidémies, occasionnées par la nature des alimens, ou par l’inclémence de l’air.

Et d’où vient ce dédain ? Autrefois ils étoient obligés de voir. On leur demandoit plus encore. Voici les propres mots d’un réglement fait par Henri II : « Sur les plaintes (dit le roi) des héritiers des personnes décédées par la faute des médecins, il en sera informé & rendu justice comme de tout autre homicide, & seront les médecins-mercenaires tenus de goûter les excrémens de leurs patiens, & de leur impartir toute autre sollicitude ; autrement seront réputés avoir été cause de leur mort & décès. »

Nous ne renvoyons pas les médecins au réglement de Henri II ; nous disons seulement qu’ils pourroient faire dans la capitale les observations les plus détaillées, les plus amples, les plus suivies, juger des formes & des similitudes, étudier enfin ces physionomies mortes, mais qui parlent encore. Si l’on établit quelque jour des latrines publiques, ils regretteront peut-être alors la science expérimentale décédée, qui s’offroit pour les instruire ; & si l’on marque dans le Journal de Paris la hauteur de la riviere, l’état du ciel, le vent, le degré du barometre, pourquoi à ces observations météorologiques ne joindroit-on pas l’état des quais ?

Les endroits où l’on a mis pour inscription, défense, sous peine de punition corporelle, de faire ici ses ordures, sont justement ceux où se rendent les affairés. L’inscription, au lieu de les écarter, semble les inviter. Il ne faut qu’un exemple isolé pour amener trente compagnons.

Tel est le résultat d’une immense population. Toute séance à table en exige une à la garde-robe ; & puisqu’il y a des auberges publiques, pourquoi n’y a-t-il pas aussi des latrines ?

Les personnes les plus propres & les plus délicates, dont l’imagination est toujours fleurie, ne vivant point avec ces hommes impolis, qui satisfont grossiérement les besoins de nature, les repoussant même loin d’elles & de leur société, sont obligées néanmoins de communiquer par la vue avec ce qu’ils déposent en plein air. Les excrémens du peuple avec leurs diverses configurations sont incessamment sous les yeux des duchesses, des marquises & des princesses. Ô quelle moralité n’y auroit-il pas à faire là-dessus ! Mais, quel dommage ! on ne lit plus Rabelais.

Les femmes sur ce point sont plus patientes que les hommes ; elles savent si bien prendre leurs mesures, que la plus dévergondée ne donne jamais le spectacle qu’offre en pleine rue l’homme réputé chaste. Les observations desirées des médecins, si un jour elles avoient lieu, ne pourroient déterminer, d’après la notoriété publique dont nous parlons, que les tempéramens masculins ; il faudroit recourir ailleurs pour constater celui des femmes.