CHAPITRE DLXV.

Homme de Goût.


Point d’auteur & sur-tout d’académicien qui ne prenne ce titre & ne s’en pare exclusivement.

Le mot goût est peut-être le mot de la langue le plus inintelligible, parce que, fait pour concilier étroitement la nature & l’art, il n’y a pas deux personnes qui voient également & l’art & la nature. Il faudroit avoir une idée profonde, juste, & de l’image réelle, & de l’imitation parfaite, pour déterminer avec précision le sens de ce mot abstrait.

Le meilleur écrivain est toujours celui qui se fait une objection secrete à lui-même sur ce qu’il écrit, qui l’écoute, qui la pese & qui ne continue à écrire qu’après y avoir répondu d’une maniere satisfaisante. Les écrivains ordinaires ne trouvent aucune objection à ce qu’ils écrivent ; ils partent & bondissent en criant, j’ai du goût, avec une aisance qui décele leur confiance présomptueuse.

Les peuples policés appellent goût ce qu’ils imaginent être la perfection de leurs arts, & les individus ce qui forme la limite réelle de leurs talens. L’orgueil de toutes les nations a donc créé à son avantage ce mot, qu’elles appliquent ensuite à tous les objets, afin de proscrire plus sûrement ce qui n’entre pas dans leurs usages, ou ce qui choque leurs habitudes. Les artistes dans leur petit domaine ont imité les nations, parce que chacun veut établir tranquillement sa supériorité sur ses rivaux, & fermer la barriere, afin que personne ne vienne le chagriner en lui contestant le triomphe.

Ce n’est pas toutefois qu’il n’y ait un goût relatif. La Transfiguration de Raphaël, le Milon de Puget, le Stabat de Pergolese, le second livre de l’Énéide doivent également plaire aux peuples qui se rapprochent par le même degré de perfectibilité.

Mais est-il constant qu’on ne puisse peindre un tableau fort opposé pour la maniere, le ton & la couleur, à la Transfiguration de Raphaël, & qui seroit néanmoins aussi beau & peut-être plus parfait encore ? Ne peut-on faire une statue plus expressive que celle de Puget, composer un chant plus pénétrant que le Stabat, écrire un morceau de poésie plus fier, plus animé que l’embrasement de Troye ? Que deviendroient alors ces prétendus prototypes de perfection ? La nature s’est-elle emprisonnée toute entiere dans les premieres formes qui ont été tracées ? A-t-elle soumis toutes ses couleurs au pinceau de Raphaël, toute son énergie au ciseau de Puget, toute la profonde sensibilité du cœur humain aux notes de Pergolese, toutes les images qui décorent sa face riante & majestueuse aux dactyles & aux spondées de Virgile ? Ils ont réussi : d’accord. Est-ce une raison pour dire : voilà le seul & unique point de vue. Quiconque ne prendra pas cette maniere, ne pourra jamais saisir la magie des beaux arts. Eh quoi ! ces artistes n’ont peint qu’une attitude, qu’un moment, n’ont touché qu’une fibre du cœur humain, sont morts en appercevant bien au-delà de ce qu’ils ont fait ; & l’on osera dire en leur nom : voici les formes constantes & éternelles qui constituent la beauté par excellence ! La nature peut maintenant périr ; ce qui reste d’elle est grossier & bizarre, & ne mérite pas les frais du tableau. Le tableau est tout aujourd’hui, & le modele est peu de chose.

Ainsi l’habitude est chez les hommes la regle la plus durable qui décide de leurs opinions sur le caractere du beau & du vrai ; & les prédicateurs du goût nous ramenent incessamment à suivre ce qui s’est fait plutôt qu’à réfléchir sur ce qu’il faudroit faire. Le cercle de nos plaisir est rétréci par les arrêts exclusifs qui flattent la paresse & l’insuffisance de ceux qui les rendent, & au bout d’un certain tems il n’est plus permis de s’élever contre des préjugés invétérés, que la vénération de plusieurs siecles a rendu respectables. Heureux le peuple neuf, qui modifie à son gré ses idées, ses sentimens & ses plaisirs ! Aimable & libre éleve de la nature, loin des modes & des caprices des sociétés, il ne connoît point ces pratiques fausses, arbitraires & minutieuses, qui obscurcissent la source des voluptés de l’ame. Il est tout entier à l’objet qu’il contemple & dont il reproduit naïvement l’image. Il se livre à l’effet & ne raisonne point sa cause. Son cœur n’attend pas l’examen pour tressaillir de joie, la regle pour pleurer d’attendrissement, le goût pour admirer. Il se passionne vivement dans son heureuse ignorance, & il jouit de même : tel un corps sonore frémit au son qui lui est propre.

À Paris, il est vrai, les disputes sur le goût ne vont pas si loin ; elles n’embrassent pas les coutumes, les habitudes, la législation des peuples, leur fierté plus ou moins grande, le degré d’énergie de leurs passions, leur sol, leur climat. Ces disputes se réduisent à dire que Racine a du goût, puisqu’il fait de beaux vers, & que Shakespeare est un barbare, qui n’a point fait de piece à la françoise ; que celui qui écrit le mieux, est l’écrivain par excellence ; & l’on ne s’entend pas plus sur le style que sur tout le reste. On regarde en pitié tout ce qui n’a pas le suffrage de la bonne compagnie : & l’on décide que l’on n’a des yeux, des oreilles, un cœur, que dans la capitale ; que tout ce qui se fait ailleurs est de très-mauvais goût. Après avoir ainsi anathématisé les jouissances des autres nations, on les plaint & l’on demande si elles ont dans leur langue Andromaque & Vert-vert.