CHAPITRE DLXIV.

Inventaires. Ce qu’on ne voit point.


Le gouvernement n’empruntant plus qu’à rentes viageres, l’inventaire est bientôt fait au décès de la moitié des particuliers. On trouve des parchemins, & six mois d’arrérages à toucher. Plus de ces coffres-forts, où nos aïeux inquiets sur l’avenir déposoient, selon leur expression, une poire pour la soif.

Le parchemin qui fait du roi un légataire universel, rompt les nœuds de la parenté, de la reconnoissance, de l’amitié, de la générosité ; il renforce l’intérêt personnel, raffine l’égoïsme des particuliers. Qu’importe ! Le pere se sépare de son fils, l’oncle de son neveu. Tous les liens sont dissous ; on se saigne pour porter son argent à dix pour cent ; il ne faut plus qu’une maladie épidémique pour tour concentrer dans une seule main.

Qui pleure donc aujourd’hui un parent, un pere, un oncle ? Le fils d’un porte-faix, d’une blanchisseuse, d’un cordonnier. Dans le monde on ne pleure plus ses parens ; on visite la succession, on l’a calculée d’avance, on en vient à la preuve, on se fâche ou l’on se réjouit, selon que le mort a trompé ou réalisé les espérances.

C’est à la mort que la pauvreté des trois quarts des hommes est évidente. Point d’argent pour le convoi ; il faut que les parens & amis se cotisent. On ne sait comment le mort auroit fait pour subsister encore six mois ; il paroît aussi nu en sortant de ce monde que lorsqu’il y est entré.

Voyez les héritiers qui accourent & qui attendent la levée du scellé. Quelle sera la succession ? Comment se fera le partage ? La veuve, les enfans, les collatéraux, c’est à qui offrira ses droits à l’héritage.

On veut trouver plus de bien qu’il n’y en a.

Un financier qu’on savoit thésauriser, mourut il y a quelques années, & les héritiers en grand deuil n’eurent rien de plus pressé que de chercher ses especes. On n’en trouva point. Le coffre-fort étoit vuide. Grande rumeur. Où est son or ? se disoit-on, où est son or ? On emprisonne les domestiques, on sonde les murailles, on creve les antiques fauteuils, on leve les parquets, on creuse la terre des caves : point d’or. Les héritiers se lamentent ; on fait l’inventaire des bijoux, meubles, tapisseries ; mais le mobilier ne dédommageoit pas de l’absence des especes monnoyées.

On va en dernier lieu à la bibliotheque poudreuse, l’endroit le moins fréquenté de l’hôtel. Au sommet régnoit un long cordon de gros volumes non ouverts ; c’étoit la collection des peres de l’église, collection fastidieuse pour notre siecle. L’huissier veut en déranger un pour l’offrir au libraire priseur, qui demandoit à voir quelle étoit l’édition. Le volume pesant lui échappe des mains, tombe à terre, & voici que trois mille louis d’or jaillissent du ventre crevé d’un gros saint Chsysostôme. Ses voisins Grégoire, Jérôme, Augustin, Basile, rendent également l’or qu’ils receloient. Les héritiers émerveillés sourirent pour la premiere fois aux pages sacrées des peres de l’église. Ils ne reprocherent point à ces ouvrages théologiques leur pesanteur.

Le financier avoit caché son or, objet de tant de recherches, entre les larges feuillets collés de ces livres, bien sûr qu’on ne s’aviseroit pas dans sa maison d’aller ouvrir ces volumes respectés. Il avoit imaginé que ces gros in-folio, sous un frontispice qui éloigne la main, pouvoient devenir de véritables coffres-forts, où son or reposeroit d’une maniere plus sûre que sous la clef & les bandes de fer.

Quelquefois, après la mort d’un riche particulier, la main qui appose & qui leve les scellés, tremble de toucher à certaines armoires secretes, parce que l’officier de justice sait par expérience que la serrurerie moderne, soudoyée par la défiance ou l’avarice, a inventé des ressorts particuliers & dangereux, qui jouent après le décès d’un homme comme de son vivant, & qui couperoient la main d’un commissaire comme celle d’un voleur. Plus le particulier est opulent, plus les investigateurs usent de circonspection au milieu de leurs avides recherches.

Notre siecle présente un exemple terrible des inventions, dont la serrurerie a aidé l’avarice de l’homme opulent.

T****, riche financier, ayant fait construire une porte de fer à un caveau où il entassoit son or & son argent, descendoit chaque jour pour y contempler à son aise la déesse Mammona. Le serrurier, auteur de cette industrieuse serrure, lui avoit dit : prenez garde à tel ressort ; il est formidable : car s’il se refermoit sur vous, vous seriez pris immanquablement dans le piege que vous tendez aux autres.

Plusieurs années s’écoulent, & l’insatiable financier voyoit chaque jour grossir son trésor, qu’il visitoit aisiduement. Il se rouloit avec volupté sur ces sacs entassés, & prenoit plaisir à les compter, à les ranger dans ce caveau obscur, où il rendoit une espece de culte à son idole. Un jour, dans son transport savourant les plaisirs de l’avarice, & plein de son dieu infernal, il négligea d’attacher le ressort fatal.

Le voilà enfermé avec le désespoir & son trésor. Il appelle, il crie ; mais ce lieu étoit une espece de tombeau souterein inaccessible aux vivans, & d’où la voix ne pouvoit se faire entendre. Il rugit sur son or ; il est là avec ses richesses & la faim ; il meurt dans la rage, au milieu de ses sacs amoncelés ; il les auroit tous donnés pour un verre d’eau, pour une bouchée de pain. Il meurt dans un long supplice, & le souvenir d’une seule action charitable, ne vient point consoler ou adoucir l’horreur de sa situation. Quel dénouement d’une vie financiere ! Et quel monologue nouveau & terrible il reste à tracer au poëte dramatique ! Qui le fera pour épouvanter le thésauriseur ?

Cependant on le cherche de tous côtés ; car chacun ignoroit l’asyle clandestin qu’avoit creusé sa taciturne avarice. Le serrurier apprend cette disparition ; il soupçonne l’événement, va trouver son épouse, indique l’endroit mystérieux : on brise avec des masses de fer la porte du caveau. Quel spectacle effrayant ! On trouve le malheureux T**** mort de faim, & qui s’étoit mangé les poings, couché sur des sacs d’argent.

Pauvres qu’il dédaigna, dont il n’écouta ni les soupirs ni les gémissemens, je vous connois ; vos cœurs émus s’attendriront encore sur cette image, & vous déplorerez sa destinée !

L’indigence, la pauvreté, la richesse, l’opulence se trouvent quelquefois dans la même maison. L’opulent habite le rez-de-chaussée, le riche est au-dessus ; la pauvreté est au quatrieme étage, & l’indigent sous les tuiles du grenier entr’ouvert. Quand on fait l’inventaire au quatrieme étage, le boulanger voisin se présente, réclamant le prix de sept à huit pains de quatre livres. Le crédit qu’il accorde ne passe jamais le quatrieme étage, tandis que le lapidaire marchande au premier les diamans du défunt, & en offre quarante mille écus. Or, dites-moi, spéculateurs de tous les gouvernemens possibles, est-ce ici le chef-d’œuvre de la société policée ?

Il n’y a rien de si rare qu’un testament généreux. Les plus riches meurent ; & ce qui prouve la dureté excessive de leurs cœurs, ils meurent sans faire de legs à qui que ce soit, à leurs amis, à ceux qu’ils appeloient des noms les plus tendres. Ils sont égoïstes même dans le tombeau. Infideles à l’art qu’ils ont aimé & cultivé, ils ne font rien pour lui. Quoi de plus aisé néanmoins que de prendre une plume, pour disperser un peu de ses biens lorsqu’on n’en pourra plus jouir ! Les fondations magnifiques étoient plus communes autrefois. Ce devroit être un devoir que de ne pas quitter la vie sans laisser quelques traces de bienfaisance.

On n’a point encore vu, que je sache, un millionnaire à Paris, laisser un legs à un homme pauvre & utile, que lui désignoit la voix publique. Les arts, les sciences ont besoin de soutien, d’appui, ainsi que ceux qui les cultivent. Le riche, insensible dans les bras de la mort comme pendant sa vie, repousse toute idée de donation ; il cherche les jouissances de la vanité, jamais celles du légitime orgueil de la célébrité ; & ce qui seroit plus pur encore, ce sentiment consolateur qui accompagne la générosité & en devient la récompense.

Rien n’accuse plus l’humanité que le vuide, la sécheresse, l’insensibilité, l’oubli des tendres affections qui caractérisent les testamens. Il en faut dix mille, pour en citer un digne d’un être qui mérite de justes regrets. De grands hommes même n’ont pas su faire cet acte, le plus important à tracer, puisqu’il est le dernier ouvrage de notre volonté. Est-ce foiblesse, inattention ou indifférence pour ce qui doit nous survivre ? Comment ne compose-t-on pas à loisir cette œuvre finale où l’ame paroît à nu ?