CHAPITRE LXXXVIII.

On bâtit de tous côtés.


Les trois états qui font aujourd’hui fortune dans Paris, sont les banquiers, les notaires & les maçons, ou entrepreneurs de bâtimens. On n’a de l’argent que pour bâtir : des corps-de-logis immenses sortent de la terre, comme par enchantement, & des quartiers nouveaux ne sont composés que d’hôtels de la plus grande magnificence. La fureur pour la bâtisse est bien préférable à celle des tableaux, à celle des filles ; elle imprime à la ville un air de grandeur & de majesté.

L’architecture, depuis vingt années seulement, a repris un très-bon style, sur-tout quant aux ornemens.

Le comte de Caylus a ressuscité parmi nous le goût grec, & nous avons enfin renoncé à nos formes gothiques. L’intérieur des maisons est distribué avec une commodité charmante, absolument inconnue à tous les peuples de la terre.

On a régénéré deux arts presque en même tems, la musique & l’architecture. La peinture n’a point fait les mêmes progrès : la couleur de l’école françoise sera toujours un peu fausse, soit que ce vice appartienne au climat, soit que le ton des maîtres s’oppose à cet égard à une plus grande perfection.

Les remparts se hérissent d’édifices qui ot fait reculer les anciennes limites : de jolies maisons s’élèvent vers la chaussée d’Antin, & vers la porte Saint-Antoine, que l’on a abattue. Il étoit question de renverser l’infernale Bastille ; mais ce monument odieux en tout sens choque encore nos regards.

Il est écrit qu’on ne pourra jamais achever le Louvre. Depuis trente années on y travaille, mais avec une lenteur qui atteste que les fonds manquent. Le prince de Condé a dépensé douze millions pour son Palais-Bourbon, & les échafauds du Louvre ont pourri sur pied.

L’Hôtel-Dieu n’a rien gagné à son incendie, non plus que le Palais. Le dôme ou la coupole de l’église de Sainte-Genevieve s’écroulera-t-il sur nos têtes ? ou bien bravera-t-il, sur une base inébranlable, les clameurs & les alarmes de M. Patte ? Il a annoncé le danger, n’est-il qu’imaginaire ? S’il arrivoit, il ne nous resteroit donc que la majestueuse façade de ce monument ; morceau qui mérite les plus grands éloges.

On va procurer aux particuliers de l’eau, comme à Londres, par le moyen d’une pompe à feu.

On ne sauroit disconvenir que plusieurs incendies n’aient été utiles à l’embellissement de la ville.

Quand les désastres qu’occasionne la fureur soudaine des élémens, ne laissent plus que les traces de leur passage, le génie réparateur accourt, fixe l’œil sur les débris fumans, & le pied sur les ruines, médite la reconstruction des monumens disparus ; ou plutôt, il les conçoit sur des plans nouveaux, & plus majestueux que ceux qui existoient.

Ainsi, par une marche constante dans la nature, tout ce qu’il y a de grand ne s’est fait qu’à la suite des accidens ; & l’on peut dire : c’est le mal qui engendre le bien.

En effet, l’homme semble attendre le renversement des plus minces édifices pour y porter enfin la main : le courroux des élémens est le signal qui l’avertit de sa force & de sa puissance.

Sans les coups du tems & la rage des incendies, les masses difformes de la barbarie la plus révoltante régneroient encore dans nos villes ; & nous n’avons appris à élever, à ennoblir notre imagination, que quand, au milieu d’une place déserte, nous avons perdu l’aspect des objets gothiques & de mauvais goût, avec lesquels nous étions familiarisés.

C’est quand les flammes ont dévoré, que l’on voit paroître la main hardie & créatrice : elle semble timide & inanimée devant ces antiques masures, que l’habitude superstitieuse respecte ; & l’on diroit qu’il lui en coûte plus pour enlever de misérables décombres, que pour édifier les monumens les plus superbes.

L’embrasement du Palais, qui a été si funeste, & qui pouvoit l’être à un point qui effraie l’imagination, ordonneroit aujourd’hui une autre forme au temple de la justice. Dépôt des annales & des archives de la nation, sanctuaire des loix, siege des assemblées les plus augustes, cet édifice devroit avoir ce caractere de majesté, de grandeur, qui annonce tout-à-coup à l’œil des citoyens, que là sont les juges, les défenseurs, les oracles des droits du peuple.

Le moral de l’homme, par un lien inconnu, tient au physique des objets ; & si les rois ont soin d’étendre autour d’eux une enceinte immense, de s’environner d’un grand appareil ; si les prêtres ont appellé les adorateurs de la Divinité dans des temples où regne une obscurité sombre & majestueuse, ce qu’il y a de plus auguste sur la terre après le séjour où l’homme se prosterne devant Dieu, c’est le lieu où la justice, sous un glaive nu, tient en respect l’homme puissant & rassure le foible.

Le front d’un semblable édifice, imposant & grave par tous ses attributs, devroit parler de maniere que le coupable pâlît en montant les degrés qui le conduiront au tribunal, où l’attend la vengeance des loix. Et pourquoi le temple où elles regnent, ne rappelleroit-il pas à tous les magistrats, qu’ils entrent dans un sanctuaire où ils doivent déposer les passions humaines, prendre une ame élevée & digne des fonctions redoutables qu’ils vont exercer ?

On n’a rien fait de tout cela. On a suivi la forme irréguliere, petite & mesquine, qui annonçoit plutôt l’antre de la chicane que le temple de la justice. On n’a point voulu ennoblir le sanctuaire des loix.