CHAPITRE LXXXIV.

Les Écrivains des Charniers-Innocens.


Il faut qu’ils vivent tout comme les théologiens : plus utiles qu’eux, ils sont les dépositaires des tendres secrets des servantes ; c’est là qu’elles font écrire leurs déclarations ou leurs réponses amoureuses ; elles parlent à l’oreille du secretaire public, comme à un confesseur ; & la boîte où est l’écrivain discret, ressemble à un confessionnal tronqué.

Le scribe, la lunette sur le nez, la main tremblante, & soufflant dans ses doigts, donne son encre, son papier, sa cire à cacheter & son style, pour cinq sols.

Les placets au roi & aux ministres coûtent douze sols, attendu qu’il y entre de la bâtarde, & que le style en est plus relevé.

Les écrivains des Charniers sont ceux qui s’entretiennent le plus assidument avec les ministres & les princes ; on ne voit à la cour que leurs écritures.

Au commencement du regne, ils étoient menacés de faire fortune ; on recevoit tous les placets, on les lisoit, on y répondoit ; tout-à-coup cette correspondance entre le peuple & le monarque a été interrompue ; les écrivains des Charniers, qui avoient déjà acheté des perruques neuves & des manchettes, ont vu leur bureau désert, & sont retombés dans leur antique indigence.

Sans la secrete correspondance des cœurs, qui n’est pas sujette aux vicissitudes, ils iroient augmenter le nombre déjà prodigieux des squélettes qui sont entassés au-dessus de leurs têtes, dans des greniers surchargés de leur poids. Quand je dis surchargés, ce n’est pas une figure de rhétorique. Ces ossemens accumulés frappent les regards ; & c’est au milieu des débris vermoulus de trente générations, qui n’offrent plus que des os en poudre ; c’est au milieu de l’odeur fétide & cadavéreuse, qui vient offenser l’odorat, qu’on voit celles-ci acheter des modes, des rubans, & celles-là dicter des lettres amoureuses.

Le régent avoit, pour ainsi dire, composé son serrail des marchandes de modes & des filles lingeres, dont les boutiques environnent & ceignent, dans sa forme quarrée, ce cimetiere vaste & hideux.