CHAPITRE LXXXV.

Le Fauxbourg Saint-Marcel.


Cest le quartier où habite la populace de Paris, la plus pauvre, la plus remuante & la plus indisciplinable. Il y a plus d’argent dans une seule maison du fauxbourg Saint-Honoré, que dans tout le fauxbourg Saint-Marcel, ou Saint-Marceau, pris collectivement.

C’est dans ces habitations éloignées du mouvement central de la ville, que se cachent les hommes ruinés, les misantropes, les alchymistes, les maniaques, les rentiers bornés, & aussi quelques sages studieux, qui cherchent réellement la solitude, & qui veulent vivre absolument ignorés & séparés des quartiers bruyans des spectacles. Jamais personne n’ira les chercher à cette extrêmité de la ville : si l’on fait un voyage dans ce pays-là, c’est par curiosité ; rien ne vous y appelle ; il n’y a pas un seul monument à y voir ; c’est un peuple qui n’a aucun rapport avec les Parisiens, habitans polis des bords de la Seine.

Ce fut dans ce quartier que l’on dansa sur le cercueil du diacre Pâris, & qu’on mangea de la terre de son tombeau, jusqu’à ce qu’on eût fermé le cimetiere :

De par le roi, défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu.

Les séditions & les mutineries ont leur origine cachée dans ce foyer de la misere obscure.

Les maisons n’y ont point d’autre horloge que le cours du soleil ; ce sont des hommes recalés de trois siecles par rapport aux arts & aux mœurs régnantes. Tous les débats particuliers y deviennent publics ; & une femme mécontente de son mari, plaide sa cause dans la rue, le cite au tribunal de la populace, attroupe tous les voisins, & récite la confession scandaleuse de son homme. Les discussions de toute nature finissent par de grands coups de poings ; & le soir on est raccommodé, quand l’un des deux a eu le visage couvert d’égratignures.

Là, tel homme enfoncé dans un galetas, se dérobe à la police & aux cent yeux de ses argus, à peu près comme un insecte imperceptible se dérobe aux forces réunies de l’optique.

Une famille entiere occupe une seule chambre, où l’on voit les quatre murailles, où les grabats sont sans rideaux, où les ustensiles de cuisine roulent avec les vases de nuit. Les meubles en totalité ne valent pas vingt écus ; & tous les trois mois les habitans changent de trou, parce qu’on les chasse faute de paiement du loyer. Ils errent ainsi, & promenent leurs misérables meubles d’asyle en asyle. On ne voit point de souliers dans ces demeures ; on n’entend le long des escaliers que le bruit des sabots. Les enfans y sont nus & couchent pêle-mêle.

C’est ce fauxbourg qui, le dimanche, peuple Vaugirard & ses nombreux cabarets ; car il faut que l’homme s’étourdisse sur ses maux : c’est lui sur-tout qui remplit le fameux sallon des gueux. Là, dansent sans souliers & tournoyant sans cesse, des hommes & des femmes qui, au bout d’une heure, soulevent tant de poussiere qu’à la fin on ne les apperçoit plus.

Une rumeur épouvantable & confuse, une odeur infecte, tout vous éloigne de ce sallon horriblement peuplé, & où dans des plaisirs faits pour elle, la populace boit un vin aussi désagréable que tout le reste.

Ce fauxbourg est entiérement désert les fêtes & les dimanches. Mais quand Vaugirard est plein, son peuple reflue au Petit-Gentilli, aux Porcherons & à la Courtille : on voit le lendemain, devant les boutiques des marchands de vin, les tonneaux vuides & par douzaines. Ce peuple boit pour huit jours.

Il est, dans ce fauxbourg, plus méchant, plus inflammable, plus querelleur, & plus disposé à la mutinerie, que dans les autres quartiers. La police craint de pousser à bout cette populace ; on la ménage, parce qu’elle est capable de se porter aux plus grands excès.