CHAPITRE LXXXII.

Anatomie.


J’ai toujours été révolté de voir dans les colleges un professeur qui, à la fin d’une année de physique, la couronne par une barbarie expérimentale : on cloue un chien vivant par les quatre pattes ; on lui enfonce le scalpel dans les chairs, malgré ses hurlemens douloureux ; on lui ouvre les entrailles, & le professeur manie un cœur palpitant. La cruauté doit-elle accompagner la science ? & les écoliers ne sauroient-ils apprendre un peu d’anatomie, sans être préalablement des bourreaux ?

L’art des Winslow a des accessoires bien repoussans ; il faut que l’anatomiste s’associe avec des hommes de la lie du peuple, qu’il ouvre un marché avec des fossoyeurs[1] ; c’est ainsi que l’on a des cadavres. Les éleves, au défaut d’argent, escaladent la nuit les murs d’un cimetiere, volent le corps déposé & enseveli la veille, & le dépouillent de son linceul. Après qu’on a brisé la bierre & violé la sépulture des morts, on plie le cadavre en deux, on le porte dans une hotte chez l’anatomiste ; ensuite, quand le corps a été haché, disloqué, l’anatomiste ne sait plus comment le replacer au lieu ou il l’a pris : il en jette & en disperse les morceaux où il peut, soit dans la riviere, soit dans les égouts, soit dans les latrines ; des os humains se trouvent mêlés avec les os des animaux qu’on a dévorés, & il n’est pas rare de trouver dans des tas de fumier, des débris de l’espece humaine.

Tous ceux qui manient le scalpel, aiment donc de préférence la capitale, à cause de l’extrême facilité qu’ils ont pour y suivre les études anatomiques. Les cadavres y abondent & sont à bon marché ; en hiver on ne les paie qu’au rabais ; l’anatomiste en chef achete ces corps dix à douze francs, & les revend à ses éleves un louis ou dix écus. Il y a un commerce suivi entre les corbeaux des cimetieres & les disciples des maîtres en chirurgie. En allant prendre une leçon gratuite d’anatomie, on pourroit (ce qui est horrible à penser) rencontrer sur le marbre noir son pere, son frere, son ami, qu’on auroit enterré & pleuré la veille.

Puisque la perfection de la médecine & de la chirurgie dépend de l’anatomie, le gouvernement n’auroit-il pas dû épargner aux gens de l’art ce trafic clandestin & honteux, & prévenir les scenes scandaleuses & dégoûtantes qui en résultent ?

Qui croiroit que les Winslow & les Ferreins sont, au terme de la loi, des profanateurs sacrileges, des violateurs des tombeaux, & qu’ils ont encouru les peines les plus graves ? Tout sera donc éternellement en contradiction, nos loix, nos mœurs & nos usages !

Si un ancien revenoit au monde, de quel étonnement ne seroit-il pas frappé dans l’amphithéatre de l’académie royale, qu’aucune loi n’autorise à avoir des cadavres ! Un mort étoit pour les anciens un objet sacré, qu’on déposoit avec respect sur un bûcher ; & celui-là étoit déclaré impur, qui osoit y porter la main. Que diroit-il, en voyant ce corps horriblement coupé, mutilé ; & tous ces jeunes chirurgiens, les bras nus & ensanglantés, folâtrer & rire au milieu de ces épouvantables opérations ?

L’Hôtel-Dieu refuse de livrer des cadavres ; on a recours à l’adresse ; on les vole à Clamart, ou bien on les achete de la Salpêtriere & de Bicêtre. Les corps des vénériens qui sont morts dans les grands remedes, servent ordinairement à la dissection publique dans les amphithéatres.

L’anatomie n’a fait aucun progrès depuis quarante ans, ni aucune découverte conséquente. Le corps humain est aujourd’hui connu parfaitement dans toutes ses parties ; & il sera difficile d’ajouter à ce qu’on sait, tant les recherches ont été profondes. Mais l’anatomie n’est cependant encore qu’une vraie nomenclature, & rien de plus. Il reste à connoître le jeu de la machine, à apprécier ses rapports, & les principes des forces vitales. Hic labor, hoc opus. La patience méchanique de l’anatomiste doit céder la place au génie qui généralité, qui scrute, qui se trompe en cherchant à deviner ; mais qui, à force de tourmenter plusieurs systêmes, découvrira peut-être une seule & importante vérité, d’où jailliront toutes les autres.

L’académie royale de chirurgie est un monument d’architecture très-remarquable. Louis XV, qui préféroit l’art de la chirurgie à toutes les autres sciences, a fait pour son école des dépenses que les autres arts ont enviées.

  1. Notez que les fossoyeurs n’achetent jamais de bois l’hiver ; ils se chauffent avec les morceaux de bierre qu’ils coupent & emportent des cimetieres : par la même raison ils n’ont pas besoin de dépenser de l’argent pour avoir des chemises.