Tableau de Paris/081
CHAPITRE LXXXI.
Colleges, &c.
Les colleges & les écoles gratuites de dessin propagent l’abus de ce reflux éternel de tant de jeunes gens sur les arts de pur agrément, pour lesquels souvent ils ne sont pas nés. Cette pernicieuse routine des petits bourgeois de Paris dépeuple les atteliers des professions méchaniques, bien plus importantes à l’ordre de la société. Ces écoles de destin ne font que des barbouilleurs ; & ces colleges de plein exercice, pour ceux qui n’ont point de fortune, répandent dans le monde une foule de scribes qui n’ont que leur plume pour toute ressource, & qui portent par-tout leur indigence & leur inaptitude à des travaux fructueux. Le plan actuel des études est très-vicieux, & le meilleur écolier remporte au bout de dix années bien peu de connoissances en tout genre. On doit être vraiment étonné de voir des gens de lettres ; mais ils se forment d’eux-mêmes.
Cent pédans veulent apprendre à des enfans la langue latine avant qu’ils sachent leur propre langue, tandis qu’il faut d’abord en savoir une à fond pour en bien apprendre une autre. Comme on s’est lourdement mépris dans tous les systêmes d’étude !
Il y a dix colleges de plein exercice ; on y emploie sept ou huit ans pour apprendre la langue latine ; & sur cent écoliers, quatre-vingt-dix en sortent sans la savoir.
Tous ces régens ont une couche épaisse de pédanterie, qu’il leur est impossible de secouer ; on la reconnoît même après qu’ils ont renoncé au métier. Leur ton est ce qu’il y a de plus ridicule & de plus insupportable au monde.
Le nom de Rome est le premier nom qui ait frappé mon oreille. Dès que j’ai pu tenir un rudiment, on m’a entretenu de Romulus & de la louve : on m’a parlé du Capitole & du Tibre. Les noms de Brutus, de Caton & de Scipion me poursuivoient dans mon sommeil ; on entassoit dans ma mémoire les épîtres familieres de Cicéron ; tandis que, d’un autre côté, le catéchiste venoit le dimanche, & me parloit encore de Rome, comme de la capitale du monde, où résidoit le trône pontifical, sur les débris du trône impérial : de sorte que j’étois loin de Paris, étranger à ses murailles, & que je vivois à Rome que je n’ai jamais vue, & que probablement je ne verrai jamais.
Les décades de Tite-Live ont tellement occupé mon cerveau pendant mes études, qu’il m’a fallu dans la suite beaucoup de tems pour redevenir citoyen de mon propre pays, tant j’avois épousé les fortunes de ces anciens Romains.
J’étois républicain avec tous les défenseurs de la république ; je faisois la guerre avec le sénat, contre le redoutable Annibal ; je rasois Carthage la superbe, je suivois la marche des généraux Romains & le vol triomphant de leurs aigles dans les Gaules ; je les voyois sans terreur conquérir le pays où je suis né ; je voulois faire des tragédies de toutes les stations de César ; & ce n’est que depuis quelques années, que je ne sais quelle lueur de bon sens m’a rendu François & habitant de Paris.
Il est sûr qu’on rapporte de l’étude de la langue latine un certain goût pour les républiques, & qu’on voudroit pouvoir ressusciter celle dont on lit la grande & vaste histoire : il est sûr qu’en entendant parler du sénat, de la liberté, de la majesté du peuple Romain, de ses victoires, de la juste mort de César, du poignard de Caton qui ne put survivre à la destruction des loix, il en coûte pour sortir de Rome, & pour se retrouver bourgeois de la rue des Noyers.
C’est cependant dans une monarchie que l’on entretient perpétuellement les jeunes gens de ces idées étrangeres, qu’ils doivent perdre & oublier bien vite, pour leur sûreté, pour leur avancement & pour leur bonheur ; & c’est un roi absolu, qui paie les professeurs pour vous expliquer gravement toutes les éloquentes déclamations lancées contre le pouvoir des rois ; de sorte qu’un éleve de l’université, quand il se trouve à Versailles, & qu’il a un peu de bon sens, songe malgré lui à Tarquin, à Brutus, à tous les fiers ennemis de la royauté. Alors sa pauvre tête ne sait plus où elle en est : il est un sot & un esclave né, ou il lui faut du tems pour se familiariser avec un pays qui n’a ni tribuns, ni décemvirs, ni sénateurs, ni consuls.